Décolonialiser la vie politique haïtienne (La sympathie contre la bêtise)
« À ces dynamiques structurelles s’enajoute une autre:
l’institutionnalisation des pratiques de racket et de prédation,
des spasmes rusques, des émeutes sans lendemain qui, à l’occasion,
tournent facilement à la guerre de pillage.
Cette sorte de lumpen-radicalisme
- à la vérité, violence sans projet politique alternatif-
n’est pas seulement portée par les “cadets sociaux”,
dont l’”enfant-soldat” et le “sans-travail” des bidonvilles constituent les tragiques symboles.
Cette sorte de populisme ssnglant est aussi mobilisée,
lorsqu’il le faut, par les forces sociales, qui, étant parvenues à coloniser l’appareil d’État,
en ont fait l’instrumemt d’enrichissement d’une classe,
ou simplement une ressoirce privée,
ou bien encore une source d’accaparement en tous genres.
Quitte à utiliser l’État pour détruire l’État,
l’économie et les institutions, cette classe est prête à tout pour conserver le pouvoir,
la politique n’étant d’ailleurs à ses yeux qu’une manière de conduire la guerre civile ou la lutte ethnique et raciale par d’autres moyens. »
Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, p. 21.
Introduire
J’en viens souvent à Hobbes, philosophe de la politique et de la condition humaine. Hobbes propose une leçon magistrale qui doit guider toute action politique : la sympathie reste la condition de la vie sociale et politique. En dehors des lectures qui en font un théoricien de l’absolutisme, de l’État-Léviathan, comme si la démocratie découverte serait le vrai visage de ce monstre froid qu’est l’État. Hobbes est à comprendre comme un théoricien de la politique comme ordre de grandeur humaine, puisque l’humanité advient véritablement par la
communauté politique. Cette communauté présuppose en première instance une faculté : la sympathie qui se perd ces derniers temps et que je définis comme le sentiment fondamental de la commune fragilité de l’humaine condition, laquelle fragilité conduit à la vie politique. La sympathie est ce sentiment que la commune fragilité doit inspirer une commune bienveillance ou une commune méfiance les uns à l’égard des autres. Ainsi comprise, elle peut recevoir deux acceptations chez Hobbes. La première consiste à penser une commune passion chez les hommes, à l’état de nature. Cette commune passion se décline en passions de « compétition », de « distinction » et de « gloire ». Vu que tous les hommes éprouvent les mêmes besoins, ils se mettent à se suspecter les uns les autres. C’est la sympathie qui, comme écoute mutuelle de ses passions et de celles des autres, occasionne cette lutte mortelle et fait dire que l’homme est un loup pour l’homme. Une deuxième acceptation porte à concevoir la sympathie comme le sentiment partagé des passions humaines, soumis cette fois-ci à une idéalité supérieure, celle de la communauté politique et du vivre-ensemble en vue d’assurer le bien-être de tous, de chacun et du tout. Elle est supérieure parce qu’elle est soumise à la nécessité de la vie politique et de la rigueur de la communauté, parce qu’elle est réglée sur l’institution de l’humanité symbolique qui fait appel : à l’abnégation, au dépassement de soi, comme renoncement à soi, au profit de la communauté politique. La sympathie est donc la passion d’être avec autrui au nom du fait d’être ensemble. La sympathie est dans ce cas une passion de communauté. Si la première forme de sympathie vise la survie, la protection de la vie individuelle de chacun au risque d’entraver celle de tous les autres, la sympathie civile exige la protection de la communauté politique comme condition de la protection de chacun ou de tous.
Ma présente réflexion répond à une unique préoccupation, qui consiste à me demander, au départ de mes considérations sur Hobbes, si les « politiciens » haïtiens — particulièrement ceux des vingt dernières années — ont le sens de ce qu’ils prétendent appliquer. Les politiciens haïtiens n’ont-ils pas perdu le sens de la politique ? À cette question, qui surprendra nombre d’entre eux, se demandant à coup sûr si je suis tombé sur la tête, tellement ma question leur paraîtra saugrenue, je répondrais que le malheur de la société haïtienne est dans le fait d’être aux prises avec des hommes et des femmes qui ne savent de quoi il s’agit dans l’expérience politique. Que la politique soit le procès de conserver le pouvoir ou d’y accéder, ils sont loin d’en saisir l’essence : le commun. Car si la politique a pour objet le commun, faut-il détruire du commun pour accéder au pouvoir comme pour le conserver ? Dans un langage plus ordinaire qui fait mieux résonner la condition actuelle de décrépitude de la vie (politique) haïtienne, je m’interroge sur le sens de cette descente aux enfers, qui érode le bien-être des citoyens. En surprenant une articulation dangereuse qui se fait entre politique de la terre brûlée et projet d’émancipation — articulation qui ne produit, en fin de compte, que les effets inverses de destruction d’espérance, de désir de fuite —, j’en viens à me poser la question suivante, qui devrait en réalité être une interpellation à ces politiciens-casseurs : faut-il passer par l’effondrement ou l’épuisement du grand nombre des citoyens pour construire son profil de sauveur ?
On comprendra qu’une telle question ne fait que mettre en doute cette manière de « faire de la politique » où le leader, se dressant en « héros » du « peuple » ou de la « révolution », se croit investi du pouvoir de tuer, d’humilier et de rester impuni. Il faut admettre que l’héroïsme[i] fait courir un grand risque à la stabilité de la vie politique dans la société haïtienne depuis sa formation. Marqué par une intentionnalité de vaincre par tous les moyens — qui finit par devenir meurtrière, méprisant les règles de droit —, le « héros », improvisateur d’ordre de droit et de politique, se situe au-dessus de tout. Le grand risque est qu’il devienne une sorte de monstre venu du « fond des âges » que les mythologies lient à la mer, à l’océan, figure de la force indomptable de la nature. Le « héros » doit inquiéter. En quel sens ?
Voilà ce qui justifie mon recours inattendu à Hobbes qui montre comment, à certains égards, l’ordre politique s’est structuré contre cette réalité océanique tumultueuse en se plaçant à la lisière du social et du naturel, du symbolique et de l’affectif. Le Léviathan est un monstre, pas seulement du simple fait qu’il vient du fond abyssal de la nature ou des abîmes. Il l’est aussi parce qu’il tient une place qui lui donne deux visages inconciliables : veiller à l’ordre symbolique que la nature propre du Léviathan met en péril. Dans le cadre de cette réflexion, il ne s’agit pas du Léviathan, qui se trouve à la lisière du social et y fait irruption par mauvais temps. Mais d’un autre, une sorte de figure plurielle, disséminée dans le social et impliquée dans son « agencement » ou son désagencement. En effet, on assiste en Haïti à l’émergence au cœur du social des Léviathans qui mettent dessus dessous le mince ordre symbolique, introduit la bêtise qu’on a cru mettre à distance, paradoxalement, au nom de ce même ordre symbolique, dit-on, nouveau ou renouvelé. À cette étape de mes considérations liminaires, la question centrale qui n’est que la reprise de celle que je me suis posée au début pour mettre en question le statut politique des « politiciens » haïtiens concerne la relation de la « bêtise » et de l’ordre symbolique : peut-on instituer un ordre symbolique, une communauté politique, par la mise en scène de la bêtise ? Avant même d’aller plus loin, je reconnais que ma question met le doigt sur un aspect du tragique haïtien qui se manifeste dans l’incapacité à colmater la brèche de la « démesure » esclavagiste qui nourrit le réflexe de la bêtise du koupe tèt boule kay[ii] et conforte le recours à ce procédé comme seule manière haïtienne de faire de la politique.
Je tenterai de mettre en relief cette figure de l’héroïsme politique haïtien, figure aussi de la misère de la politique manifestée dans ce que j’ai appelé politique de la survie. Cette fois-ci, la politique de la mourance n’est pas déployée depuis l’État, mais depuis les acteurs de l’« opposition » qui se croient investis du pouvoir de laisser mourir au nom de la conquête du pouvoir. Ma réflexion comprendra quatre mouvements. Le premier mettra en place le sens fondamental de la politique : sortir de la bestialité en inventant un ordre d’humanité fondé sur le commun et la sympathie. Deuxièmement, je m’intéresserai à cette politique de l’asphyxie comme calcul politique de porter l’adversaire/l’ennemi à abdiquer du pouvoir alors que ce sont les plus vulnérabilisés qui paient le frais de cette politique de l’étouffement. Troisièmement, je me demanderai s’il s’agit d’un choix délibéré d’asphyxier la société en pensant affaiblir son adversaire ou s’il n’est pas de la culture ou de l’imaginaire du pouvoir politique haïtien (oppositions et ceux qui sont au pouvoir de décision) de faire peu de cas de la société. Il sera clair que la politique haïtienne n’est qu’une manière de mener la bêtise au cœur des citoyens. Ce sont là les deux faces (« pouvoir » et « opposition ») de la tyrannie comprise comme l’irruption de la bêtise dans l’ordre symbolique social. Le chemin inverse, celui du retour, de l’institution symbolique est très long. En soutenant que le style de vie politique que les politiciens haïtiens mènent n’est que la reprise de l’imaginaire colonial du mépris, de l’asservissement et de la bestialisation, je tenterai d’esquisser, en un quatrième temps, une sortie possible de cet imaginaire et des pratiques de la tyrannie ou de la bêtise. Vu que l’imaginaire colonial prend ses racines dans le dispositif anthropologique fondamental de l’Occident de l’institution de la Référence¸ lieu de l’autorité, de la loi et du désir, il est important de procéder à une critique de ce lieu de la textualisation des sociétés impérialistes occidentales. En conclusion, je me livrerai à l’exercice difficile de la théorisation de la « sortie de la grande nuit » de la colonialité, en promouvant l’expérience de la créolisation comprise comme « poétique de la relation » qui, dans sa dynamique propre, tente de neutraliser toute Référence unique. Par ce travail d’effacement de toute Référence unique ou unilatérale, la logique de la relation laisse le lieu de la Référence vide ou vidé du contenu théologico-juridique chrétien, qui le nourrit et conditionne la vie des peuples colonisés et colonisateurs. La poétique de la relation ou de la « rencontre destinale » signale donc que rien ne se définit ni au départ ni à la fin. Mais tout est en cours et porte la promesse constamment renouvelée d’une Référence ouverte, disponible le temps de la rencontre et non définitive. La politique devient ainsi davantage un art de négocier, de dialoguer que celui d’imposer un point de vue depuis une Référence dominante. La Référence étant à construire dans les interstices des points de vue divers-els, elle reste toujours disponible pour advenir dans le vide de la créativité de la raison imaginante, de la raison poïétique qui sait tirer quelque chose de rien tout en profitant de la grâce de la création politique.
A. La politique et la bêtise
Hobbes est d’un grand secours pour penser la manière dont la politique advient et court-circuite la bêtise humaine de l’atomisme ou de l’individualité primordiale.
D’abord, je dois signaler que la lecture qui fait de Hobbes le théoricien absolutiste de la politique ne rend pas sans pertinence l’idée que je défends ici. Si le Léviathan par sa stature et son statut semble bien présenter la figure d’un style d’État désigné d’absolu, il désigne plus clairement la figure fondamentale de l’État qui, en démocratie ou pas, pour les besoins de la cause, se revêt de sa nature ambivalente pour s’imposer à la société. Sans justifier cet état de fait, l’État comme Léviathan renvoie davantage à la problématique de la « bête » et du « souverain », magistralement formulée par Derrida[iii].
Ma position, dans cette section, est autre et moins ambitieuse. Elle vise à montrer que l’avènement de la politique marque un tournant contre l’ordre naturel de la bêtise ou de l’affectivité pure et mobilise un ensemble de compétences : la raison (comme discours et comme calcul), la culture d’un ordre de généralité (théorique et pratique), laquelle généralité, génératrice du commun, se fonde sur une compétence plus fondamentale, la sympathie. Sorte d’avatar de l’affectivité native, la sympathie devient la seule faculté proto-sociale qui fonde la communauté. Elle est la capacité à sentir avec l’autre pour avoir senti l’autre en se sentant. C’est elle que je mettrai en relief dans cette section.
Hobbes se pose la question fondamentale à la politique, celle de l’homme. Il a esquissé l’ensemble des facultés de l’homme (sensation, perception, mémoire, imagination, raison) et leurs mises en œuvre (science, religion, état de nature et société politique). À l’état de nature, trois éléments caractéristiques de l’homme sont soulignés par Hobbes. Ces caractères de compétition, de distinction et de gloire sont source de la guerre de chacun contre chacun. Si toutefois, par leur dynamique propre, ils divisent les hommes, du fait qu’ils sont présents chez tous les hommes, et que ces derniers les identifient chez chacun d’eux, quelque chose lie les hommes entre eux. Et c’est cette liaison, paradoxalement, qui les porte au conflit. Hobbes est plus attentif à la conflictualité. Ainsi, il montre comment ces dispositions humaines conduisent à la guerre de chacun contre chacun et de chacun contre tous. Véritable état de guerre et de défiance, qui ne permet pas la mise en place du commun, mais ouvre la compétition vers l’atomisme ou un collectivisme conjoncturel de lutte contre un plus fort. Collectivisme vite liquidé une fois le but atteint, celui de profiter de l’appui des autres pour prendre ce qu’un plus fort avait pris aux autres.
Quelque chose lie les hommes entre eux et cette liaison qui ne constitue pas déjà une communauté politique a l’air d’une sympathie protopolitique, qui indique que le programme de la nature dotant chacun des mêmes dispositions rend possible une commun-ication des sentiments qui porte chacun, étant à l’écoute de cette voix de la nature, à anticiper ce que l’autre ou les autres pensent. Donc, le conflit est une modalité de cette communication qui se passe au niveau premier de l’affectivité où la généralité n’est pas encore élaborée de manière claire et en vertu d’une communauté instituée. Il est tout de même possible de parler de sympathie puisqu’une communauté de passion (sum-pathos = passion avec, passion commune) est en place. Une communauté d’affectivités qui mettent ensemble les individus, les intérêts de chacun. Une communauté de chacun, qui cherche à faire prévaloir les intérêts grâce aux sentiments de distinction, de compétition et de gloire.
Cette description d’anthropologie philosophique peut porter certains à se dire qu’une telle anthropologie traduit à certains égards la psychologie politique haïtienne de la conflictualité fondée sur l’affectivité. Elle traduirait la tournure mortifère qui travaille la politique haïtienne. Je reviendrai sur cet aspect.
Hobbes montre toutes les impasses politiques de la mise en œuvre des facultés de distinction, de compétition et de gloire. L’impasse la plus importante et qui recèle un enjeu cardinal est dans la disparition probable de l’espèce humaine si la conflictualité doit continuer. C’est pour cette raison qu’il est urgent de penser la sortie de cet état, potentiellement dangereux pour l’avenir de l’espèce humaine. Pour ce faire, Hobbes indique d’abord toutes les conséquences auxquelles conduit le conflit qui se livre entre les hommes. Vu l’état des faits, seule une instance supérieure est capable d’agir au nom de tous, de préserver la vie de tous sans porter préjudice aux autres.
L’État s’est donc institué sur le fond d’un pacte de confiance et de sympathie. Confiance aux autres d’abord, confiance à l’État, au Léviathan, d’assurer un ordre de communauté politique où les passions, les affectivités, sont ordonnées ou alignées à une idéalité supérieure ou à une idéalité qui accorde la supériorité du commun sur l’individuel, du politique sur la guerre, la conflictualité stérile des intérêts personnels ou privés. Seule la généralité, devenue la catégorie principale de la raison politique, est capable de préserver, se préserver tout en préservant les intérêts particuliers. Cette réalité générale, abstraite, est considérée comme supérieure parce qu’elle embrasse nombre de réalités supérieures qui seraient, sans elle, fragilisées et seraient exposées à la disparition. La généralité en question n’apporte pas seulement la durée aux passions et aux intérêts individuels, elle leur apporte aussi un statut et une dignité d’ontologie politique. Elle les élève à un niveau d’être où les individualités, potentiellement en lutte, sont incapables de se sauver du fait qu’elles ne cherchent qu’à se sauver, alors que leur salut est dans l’institution de l’humanité. C’est seulement en sauvant l’humain que l’individu peut s’assurer une durée de vie. Instituer un ordre humain c’est instituer l’altérité dans une relation symétrique de solidarité ou d’entraide.
Dans ce cas, la sympathie accède à cette dignité ontologique supérieure. Elle qui avait conditionné une communication humaine génératrice de conflits, vu qu’elle a nourri la méditation silencieuse de chaque individu à la gloire, à la distinction au détriment de tous les autres. Elle a nourri en conséquence une solidarité intuitive qui n’a pas encore la matière, le contenu politique, pour être concrète ou perceptible. C’est le contrat qui institue cette matière et permet à la sympathie intuitive de l’état de nature de se réinventer en confiance et solidarité sociale.
Le contrat, la métamorphose en lui apportant l’idéalité de la communauté et du commun. Dès lors, l’expérience de l’altérité n’est plus, uniquement : compétition, désir de gloire, au détriment de l’autre, elle est aussi, et doit l’être surtout, désir de gloire, avec l’autre. Sachant qu’aucune gloire ne peut se passer de la présence d’autrui et de sa reconnaissance, la communauté devient l’arrière-fond de la gloire : soi-même, qui est un autre, a besoin de l’autre pour se construire.
Il est donc clair que chez Hobbes une pensée de l’altérité n’est pas une pensée tirée par les cheveux, mais reste une tentative pertinente de restituer à sa philosophie une thématisation de l’altérité — thématisation exécutée à double détente, qui montre que la relation à l’autre n’est pas que conflictuelle. Elle est solidaire de la communauté politique qui la structure en lui apportant sa dimension supérieure, celle de l’idéalité du commun ou de la généralité comme condition de l’humanité et comme rempart à la bêtise.
En contrepoint, la bêtise se dessine dans les pratiques de l’état de nature. Elle transparaît comme la force sauvage, naturelle de se préserver soi-même en niant l’importante présence de l’autre dans le maintien de sa propre existence. La bêtise est donc désir et aveuglement. Désir d’être au moyen de l’autre et aveuglement sur l’autre, comme condition de soi-même. Dans cette contradiction, la bêtise se dresse comme simple instinct de vie et incapacité à penser la vie à plusieurs comme moyen de sauver sa propre vie. Elle se fait vitalité sauvage, native ou primitive de la spontanéité en s’élevant comme unique principe d’être, alors que du point de vue de l’homme politique l’élan est réflexivité, capacité à prendre en charge soi-même et ses autres. Par-là, l’homme est cet être qui est avec l’autre, qui a pour véritable nom l’être-nous, l’être-ensemble, en dehors duquel son humanité n’est qu’un projet fragile que mettent constamment en danger les individualités faites de passions primaires, d’affectivités abyssales de la compétition sans retenu, de la gloire meurtrière et de la distinction occultatrice.
Le pacte social, le choix de ne plus se battre pour soi seulement, de ne plus mettre en valeur sa petite personne afin de laisser la place à l’existence de l’autre dont le nom est l’être-à-côté, mais non pas l’être-en-face[iv], n’efface pas cette anthropologie ; il tente de la transmuter vers l’idéal de la communauté, de la transfigurer en une réalité autre, l’institution d’une abstraction, le « nous » de la communauté. Au lieu de s’enfermer dans le fait naturel de l’égoïsme, l’individu transmute son égoïsme en altruisme, convertit l’affectivité en symbolique, l’intériorité en « rencontre destinale » qui fait que la quête de soi devient en même temps quête avec l’autre et quête de l’autre, qui fait de soi et de l’autre le « mêmautre »[v]. Non le même de l’autre ou l’autre du même, mais « mêmautre » : même et autre d’un seul élan. Ce mêmautre est une autre réalité qui transcende le même et l’autre en les rendant différents de la même manière. Différemment même, mêmement différent. Plus « soi-même comme un autre », selon le projet de Paul Ricœur, mais soi-même toujours autre.
C’est à un niveau supérieur qu’il faut saisir cette réalité qui maintient la tension de ces réalités opposées en apparence. C’est la communauté. On entend souvent la communauté comme un système de différends. Cette définition est incomplète. La communauté est un système du mêmautre, une réalité où le même est déjà autre du même et même de l’autre, inversement. Comprise en ce sens, la communauté est une réalité interstitielle. Elle est transversale, ce par où passe le mêmautre.
C’est là que la sympathie joue sa véritable partition. Elle n’est pas seulement communication. Avant la communication, elle est résonnance, « retentissement » du mêmautre face auquel le même cherche à se distinguer de l’autre dans l’état de nature ou en situation de conflictualité stérile et morbide, tel que cela se donne à observer dans la politique haïtienne. En revanche, du fond de l’élan sympathique innervé par l’idéalité (politique) supérieure, le mêmautre me porte vers moi-même et vers l’autre, il est antériorité logique et transcendantale à toute institution du « je » et du « tu ». La sympathie est cette affectivité qui prend conscience de lui-même comme mêmautre et qui invalide donc la mise à mort. Toute mise à mort d’autrui vaut sa propre mise à mort. Dans le mêmautre, pas d’élision, pas de rupture avec l’autre sans le voir devenir évanescent, fantôme ou spectre hantant la communauté toujours déjà là. Mêmeautre ou rien. Tel est le sens de la sympathie qui me permet de mettre en relief l’interprétation de l’état de nature et du pacte social de Hobbes comme la présence par les hommes d’une communauté transcendantale du mêmautre qui doit être préservée coûte que coûte afin de prévenir la perte de l’humanité.
La sympathie est en fin de compte la condition de la vie politique. Elle indique que la politique, comme expérience humaine, ne saurait être une affaire de faire-valoir soi-même comme instance de distinction ou de gloire à laquelle tout autre doit se courber. C’est une contradiction chez les acteurs politiques de croire qu’ils doivent tout gagner alors que le gain intégral, qui se traduit souvent par l’humiliation de l’autre, ne fait qu’ajourner le conflit. On a besoin de l’autre même pour célébrer sa gloire : il n’y a pas d’expérience de la gloire dans la solitude. Pourtant la quête de gloire du politicien haïtien est une entreprise de mise à mort de l’autre. Ménager l’autre pour vivre pleinement sa gloire, c’est pensé la politique à partir du mêmautre, de la communauté comme indéfectible présence de l’autre et la nécessité de traiter cette présence comme retentissement de son propre besoin de respect. Qu’est-ce qui peut expliquer que les politiciens haïtiens soient si éloignés de ce principe de la vie politique ?
B. De la bêtise dans la politique haïtienne : essai de compréhension
L’anthropologie haïtienne souffre d’une fissure fondamentale qui renforce la disposition à la conflictualité et à l’héroïsme, lesquels constituent les deux faces d’un désir de soumettre tous les autres aux caprices du leader-héros. Il faut, d’une part, reprendre la théorie hobbesienne de l’homme, constitué du désir de compétition, de destitution et gloire. D’autre part, comprendre le mode d’affectation de l’homme, avide de gloire, pris dans les jeux de compétition et des passions de distinction, dans le dispositif colonial raciste. Cette double composante de l’anthropologie haïtienne conduit au constat que la mise à mort, qui est observée dans la politique haïtienne, ait une caractéristique propre, celle de la lutte inter-haïtienne irréductible à tout principe d’intérêt commun ou général. La mise à mort est le nœud des relations politiques que les acteurs, sociaux, politiques ou économiques « entretiennent » entre eux afin de conserver ou d’accéder au pouvoir. Cette même mise à mort est, aussi, à l’œuvre dans la relation de l’État haïtien à la société haïtienne. Elle prend la forme des contraintes asphyxiantes et mortifères de l’État sur la vie sociale et économique. Le mépris de l’autre, qu’il faut comprendre comme mépris de soi, à partir de ma grille d’analyse du mêmautre, découlerait de l’ordre de grandeur grâce auquel les Haïtiens se saisissent. Par ordre de grandeur, je comprends le fait que la distinction, la gloire et la compétition font prioriser sa propre survie au détriment de l’autre ou du commun. En retour, ce même ordre de grandeur justifie l’usage ou la mise en œuvre de la distinction, de la gloire et de la compétition, en d’autres termes, de la conflictualité et de son expression ultime dans la mise à mort. Sur ce point, s’il faut exempter les paysans, il est bon de ne pas les exclure comme le fait souvent la posture idéologique du « bon sauvage » de l’anthropologie haïtienne, qui pense souvent que le « paysan » porte une bonté consubstantielle.
La gloire des Haïtiens se définit dans la syntaxe coloniale qui propose un système de valeurs mélangeant réalité biologico-anthropologique et construction discursive culturelle. Il en est de même de la distinction et des formes de compétition qui s’expliquent au moyen de la grammaire coloniale : la relation du pouvoir à la propriété et à la couleur épidermique et à la bibliothèque coloniale. Toute aspiration haïtienne est celle de s’attirer la gloire, l’obtention d’une petite place dans le texte colonial, par lequel on croit se distinguer et donner sens à son existence en se soumettant à une transmutation salvatrice par la perpétuation de la colonialité. Ainsi, s’attirer la gloire, c’est soumettre les autres (compatriotes) avec la même violence coloniale de mise à mort. L’héroïsme ici n’est pas seulement une question de vie, de lutte de l’esclave contre le maître (Jacky Dahomay), c’est aussi une manière d’exister dans la grammaire de l’imaginaire du colon en faisant croire aux autres qu’on est le seul gardien des traditions, de la langue, de la mémoire ou de la souveraineté, tandis qu’en réalité, chacun œuvre à sa propre distinction, à la mystification de tous les autres.
Je me propose de démontrer dans cette section que les Haïtiens souffrent d’un déficit d’être qui a pris toute sa consistance ontologique dans la syntaxe occidentale, lieu des formes de textualisation de la vie sociale, politique et économique. Présenter les Haïtiens selon l’ordre syntaxique occidental les rend ombrageux. Trop marqués par une pseudo-authenticité et un nationalisme d’occasion, ils comprennent difficilement qu’ils parlent depuis un lieu qui les nie et les enferme dans la colonialité ou l’auto-dénégation. Pourtant, parallèlement au nationalisme réactif, ils éprouvent le même mépris pour eux-mêmes dans le mépris qu’ils éprouvent pour les « pauvres », ceux-là qui ont fait les frais de la complicité avec les « blancs ».
D’autre part, j’entends démontrer qu’il faut saisir à l’œuvre ce déficit d’être qui prend la forme de désir d’être reconnu et de mise à mort de l’autre (Haïtien). Ces désirs de l’autre trouvent leur pleine expression dans la politique de l’asphyxie, politique de la mourance ou de la survie.
Enfin, la politique de la survie, manifestation pratique de cette anthropologie est la modalité du dispositif de conflictualité que je définis comme les stratégies de raturage de l’autre, comme l’absence de sympathie et le retour de la bêtise.
1) Déficit anthropologique
Le déficit anthropologique peut prêter à malentendu. On peut dire qu’il est une déficience fondamentale de l’être haïtien. Cela s’entend souvent dans l’idée souvent prêtée à certains observateurs étrangers « blancs » que les Haïtiens font preuve patente d’un « manque de chromosome ». S’il est vrai qu’on cesse de s’étonner des turpitudes haïtiennes, il y a un fossé immense entre le constat d’une impasse à monter une organisation sociopolitique de vivre-ensemble et la déficience biologique supposée. Ce jugement pseudoscientifique ne peut que nourrir le fantasme raciste occidental.
Le déficit anthropologique peut prendre sens dans une perspective pertinente. Aimé Césaire, étudiant le système esclavagiste, a dégagé le nœud philosophique de ce dispositif. Il a constaté, à juste titre, que le système esclavagiste, mobilisant le schéma de l’ontologie classique, a rangé le « blanc » dans la case de l’« être » et le « noir » du « non-être ». Dans le système esclavagiste, le « blanc est de l’être, le noir du non-être ». Même si ce discours n’affecte en rien la physiologie des « noirs » ou leur constitution biologique, il ne produit pas moins des effets symboliques et imaginaires où le symbolique, arrimé au biologique, permet de justifier des réalités sociales par des états biologiques. Par déficit anthropologique, j’entends le fait, par intériorisation de la syntaxe esclavagiste, que les Haïtiens se comprennent comme faisant partie du « non-être » où ils ont été enfermés et d’où ils cherchent à gagner de l’« être » (la blanchitude) pour sortir de l’enfermement colonial. Le déficit anthropologique traduit finalement le sentiment ou la conviction de manquer quelque chose du fait de n’être pas « blanc » ou « chrétien ». Il est l’expression que rien de bon, de juste, de beau, de vrai ne sache venir du « noir » ou de l’« Haïtien », lié dans la textualité coloniale au « diable », au « mal » et aux « ténèbres ». Ce sentiment ou cette conviction va de pair avec le désir d’être comme le « blanc » ou d’être traité comme le « blanc ». Le déficit prend la forme de la dénégation de soi-même, révélant par là même une certaine impossibilité d’instituer du mêmautre. Impossibilité qui s’impose par le raturage du même et la surdétermination de l’autre, qui occupe toute la place et toutes les places. L’impossibilité du mêmautre est le désir d’autrui ou le désir d’être autre. Le désir de ce que cet autre veut faire de « moi » produit un abysse anthropologique par où passe l’action politique œuvrant comme désir de se raturer, de raturer tout ce qui rappelle sa propre image de « noir ». L’exemple de la dépigmentation est paradigmatique de cette anthropologie et montre perceptiblement le mode d’opérationnalisation de la politique du raturage et de l’usure. Quand l’autre est l’enfer, en situation de domination esclavagiste et raciste, on devient son propre enfer, puisqu’en pareille situation on est autre de soi-même, on est une scène de représentation de l’autre aimé ou haï.
La politique que je définis par l’institution du mêmautre, l’institution d’une instance interstitielle de la mise en œuvre du commun, devient dans l’imaginaire colonial pratique infernale de raturage du même, de l’usure de l’autre semblable, le « noir », au profit de l’autre différent, le « blanc ». À la fin, on devient le même de l’autre (blanc), l’autre de soi-même. Le déficit anthropologique est dans le vide qui se trouve entre moi-même et moi-autre. La consistance anthropologique du mêmautre, le lien indéfectible du même et de l’autre s’effrite et laisse une case vide que tente de combler la politique de l’asphyxie, de la mourance ou de la survie, mais qu’elle creuse en abysse infernal.
2) Politique de l’asphyxie
Le phénomène de la dépigmentation, pour y revenir, manifeste les mêmes impenses raciste et colonialiste que la politique de la mourance. Les deux témoignent de la hantise de l’autre, « blanc » beau, civilisé, instance du désir, de l’amour de l’autre et de la haine de soi. En tant que psychodrame du « noir », il est bon de me demander ce qui se joue dans ce drame intérieur. Quelle est la psychologie de la dépigmentation ? D’entrée de jeu, il est important que je rappelle que la psychologie à elle seule ne suffit pas pour livrer tout le sens du drame de la dépigmentation qu’on peut rapidement assimiler à une simple affaire sociale ou physiologique. Ce qui se passe dans cette expérience se nomme la haine de soi (du « noir ») et l’admiration de l’autre (du « blanc »), donc occultation de soi par la brillance ou la splendeur de l’autre, se trouvant du côté de la luminosité ontologique ou de la visibilité sociale. Ce point de vue théorique est celui de la phénoménologie ; c’est celui que j’adopte dans cette section pour rendre intelligible la politique de la survie.
Du point de vue de la psychologie, le psychisme noir devient une scène où performent plusieurs comédiens avec des didascalies qui remplissent les gestes et les silences. Le « noir » est à la fois comédien et scène de son propre spectacle. Depuis sa scène, il observe le « blanc », qu’il imite sans s’en rendre compte. Il y a les attributs du « blanc » qui sont autant de métaphore ou de métonymie : au moyen de la langue, on parle comme un « blanc », quand on ne dit pas que c’est « un blanc qui parle ». Par le pouvoir postcolonial en terre autrefois colonisée, non colonisatrice, on occupe le pouvoir à la place du « blanc ». Dans ces cas de figure, le « noir » est pris de « double conscience », du sentiment ambivalent de haine et d’admiration. Trois acteurs sont en scène : la scène elle-même (c’est le « noir »), l’imaginaire colonial, l’autre, le « blanc », saisi dans sa blanchitude, qui est une valence de distinction et de reconnaissance. Enfin, il y a soi-même, à la fois scène et acteur, absent. Une absence qu’on cherche à renforcer par l’usage des produits cosmétiques de blanchissement.
La même structure est à l’œuvre dans la politique haïtienne. Avec une différence importante. Au lieu de s’en prendre à soi-même sur la scène de l’imaginaire colonial et du désir de l’autre, le politicien-comédien-spectateur s’en prend à tout ce qui le rappelle son propre visage, sa propre « noirceur[vi] ». Quelque chose d’autre fait irruption dans le schéma que j’ai esquissé : en se prenant à l’autre (soi = l’autre « noir »), on ne manque pas de s’en prendre à soi-même sans le remarquer. Le tragique veut qu’on éprouve le besoin de se blanchir, mais aucune preuve n’est jamais définitive dans le besoin de blanchitude pure, de « souche ». Puisqu’on ne parvient jamais à se blanchir purement.
Comme conséquence pratique de cette phénoménologie de la dépigmentation, on doit retenir un premier élément, le mépris de soi qui conditionne le mépris de l’autre que traduit le refus de dialoguer dans la politique haïtienne : les politiciens haïtiens de toutes tendances idéologiques ont horreur du dialogue, lequel exige une ouverture à soi et à l’autre (dia-logos), une confiance à trouver du sens ou de la vérité en compagnie d’autrui. L’histoire récente de la politique des « espaces de concertation » a recensé un ensemble de projets avortés, lesquels projets se sont révélés de pures phraséologies haïtiennes qui substituent l’absent au réel, la le vœu de concertation à la concertation effective. Les acteurs politiques se persuadant que le mot crée la chose, que le vœu est action. Ils énoncent l’impératif des « espaces de Concertation », du « Dialogue national », pourtant, dans la pratique, ils se livrent à des actes d’assassinat, des rencontres avortées, des injures intempestives. Ce sont tous des parodies qui s’articulent au simulacre, au faire semblant des pratiques politico-administratives haïtiennes. Les Haïtiens font souvent autre chose que ce qu’ils prétendent faire en les parant de terminologie « moderne ». C’est le cas de l’université, du parlement, de l’État, de la politique, etc. Certains voient dans ce dispositif d’ambivalence une haute stratégie de contournement de la domination esclavagiste. Ils le nomment « marronnage », et pensent que l’État haïtien est un « État marron ». Pour moi, il s’agit purement et simplement des pratiques ambivalentes de l’impuissance à se soutenir, à faire l’épreuve de soi fragilisé par le racisme colonial et occidental.
Cette horreur du dialogue, cultivée par les acteurs de la politique haïtienne, marque un refus inconscient de l’égalité. Elle est exacerbée dans le contexte de la colonialité de la distinction et de la gloire (vouloir être le seul à être vu du « blanc » ou être le seul héros). Lié aux éléments du déficit anthropologique, le refus de communication (qu’il faut observer dans la majorité des familles haïtiennes, où l’apprentissage au débat, à la discussion entre les parents et leurs enfants est interdit par la toute-puissance du père) est une tentative de réussir sans l’autre (l’autre « haïtien » potentiellement concurrent), mais au moyen de l’autre (le « blanc » allié qu’il faut avoir coûte que coûte alors même qu’une telle alliance risque de mettre en péril l’intégrité nationale). Il est aussi une tentative d’écarter tout apport (de l’autre « haïtien ») qui exige le partage de la gloire et de la distinction. Comment peut-on partager sa gloire sans la diminuer ou sans se sentir diminué ? Sa distinction, sans l’édulcorer ? Telles sont les questions que se pose le politicien haïtien. Ces questions que pose aussi l’Haïtien ordinaire trouvent leur réponse dans le choix de la compétition mortelle, dans les jeux de massacre, dans la mise à mort. Vu que leur formulation interdit toute réponse, du moins toute réponse affirmative, le politicien haïtien se protège en écartant tout éventuel rival. Il préfère s’entourer de badauds et de « leaders de quartiers », potentiels bandits, chefs de gangs, prometteurs de toutes les formes de criminalité et de déstructuration du symbolique et du lien social.
Chose étrange, la cohabitation évacuée dans les relations haïtiano-haïtiennes, est contrebalancée par la sollicitation pressante et incessante de l’instigation du « blanc ». Seul le blanc est digne d’être interlocuteur. Comment comprendre ce mépris réciproque des Haïtiens et cette admiration qu’ils se partagent pour le « blanc » ? Tous, divisés entre eux, unis dans l’admiration blanche.
La haine mutuelle, par ailleurs, devient jeu de massacre. On s’essouffle, on s’étrangle, on s’étouffe en croyant étouffer l’autre. Enivré de la folle émotion d’en finir avec l’autre (Haïtien), on s’élimine soi-même en éliminant son autre. Ce nouveau schéma est particulièrement expressif ces derniers temps. On prétend se battre contre le « pouvoir », en faveur du « peuple ». Vu que la « bataille » est posée « légitime », le « dialogue » est annulé. On monte les barricades ; le « peuple » se meurt. On lui demande de tenir bon dans la mourance. Les lutteurs perdent pied, la gangstérisation bloque la vie sociale, ronge les espérances, crée des désaffiliations à la politique. La société s’effondre, la bêtise érode l’ordre symbolique. Tout est juste pour faire abdiquer le « pouvoir ». La société s’effrite, le « peuple » s’atomise. Personne ne voit monter le monstre de la bêtise. On s’y complaît, au contraire. Personne ne prend en compte la ruine à laquelle conduit l’accès au « pouvoir ». On demande au « peuple » de tenir ferme la mourance. Chaque jour, un pas de plus dans le bas-fond.
La métaphore du fond ou du bas-fond est révélatrice de quelque chose — innommable par sa nature inacceptable — de mythologique. Au fond, il y a l’abîme, l’abysse, l’océan, la mer, les vagues rageuses et primordiales. Tous ces termes sont des figures de la bête informe, indomptable, monstrueuse et cruelle dans son déploiement. Au fond, le miasme du désir qui rappelle le mouvement incontrôlé de la mer déchaînée, que la société a mis à distance pour s’instituer. On atteint le fond, on sort de l’ordre symbolique et social. C’est la sympathie et le mêmautre qui disparaissent. La sympathie laisse la place à la bêtise avec son grouillement de désirs mesquins d’être soi sans l’autre (Haïtien).
3) La disparition de la sympathie
La sympathie me conduit à intégrer un nouveau concept éthique dans ma réflexion. Il s’agit du concept de sincérité. Je le mobilise pour contrebalancer le déficit anthropologique qui se manifeste dans l’hypocrisie haïtienne.
En effet, le déficit anthropologique traduit la fêlure que produit l’expérience esclavagiste au cœur de l’être haïtien. Il fonde l’ambivalence haïtienne qui prend la forme d’une incapacité à s’accepter en tant qu’héritier de l’esclavage, diminué dans son être qu’il faut restaurer. Au lieu de procéder à cette restauration, on s’enferme dans l’autoflagellation, l’autocensure et l’identification à un ailleurs épris de racisme et de colonialisme. Les Haïtiens jugent leur pays depuis un regard autre, celui du « blanc ». Il est incapable d’être la mesure de son jugement. Difficile de juger sans avoir des critères exogènes. La littérature semble justifier ce jugement. Manuel a dû quitter son village pour qu’il puisse, d’une part, porter un jugement sur le mode d’inimitié qui travaille sa localité, d’autre part, trouver des modèles d’organisation pour mettre ensemble les « habitants ». En tout cas, Jacques Roumain s’est persuadé que le changement ne semble venir que d’ailleurs. Je surprends une in-sincérité haïtienne à soi-même, une complaisance que traduit pito nou lèd nou la. Complaisance entretenue, choyée et acceptée, mais qui devient irritante dès que le regard étranger est porté sur cette laideur et cette existence crasseuse. Cet écart entre l’acceptation d’un soi diminué et le jugement irritant sur la laideur de l’exister Haïtien met au grand jour l’ambivalence de la haine de soi et de l’admiration de l’autre (« blanc »). L’in-sincérité haïtienne est cette hésitation entre l’affirmation et la contestation de son être diminué.
Cette insincérité, cette manière d’être ambivalente prend aussi sa formulation actuelle dans le sentiment d’impuissance qui inspire le besoin d’un soutien venu de la « communauté internationale » et le refus de l’intervention militaire : « laissez-nous avec nos gangs qui violent, volent et tuent ». Ce slogan exprime une variante du pito nou lèd nou la, il constitue une forme de ralliement des « nationalistes » d’occasion. En même temps, ce nationalisme improvisé souhaite l’intervention américaine ou de la « communauté internationale » pour déguerpir l’« adversaire » du « pouvoir » et installer un nouveau gouvernement.
Réinventer l’ordre social haïtien de sa condition de possibilité, c’est apprendre à être sincère à soi-même. Ce qui me conduit à définir la sincérité. Je ne l’entendrai ni dans le sens d’un concept psychologique ni dans le sens d’un concept éthique. Étant la condition de possibilité d’être dans une certaine relation de vérité et de justesse avec soi-même, la sincérité propose un « courage d’être » qui exige d’être présent à soi-même, de refuser la fuite loin de soi pour se justifier par des arguments de l’autre. Elle est au fondement de la responsabilité et de l’autonomie. Ces expériences de la liberté, faculté de créer ou de commencer, font appel à la sincérité, à la force de se soutenir, de s’accepter indépendamment du jugement mélioratif ou minoratif de l’autre. S’il est indéniable de fonder sans autrui, l’acte de fondation s’exécute néanmoins dans la solitude de soi-même avec sa propre raison, sa propre lumière. La sincérité est cette force de se regarder de sa propre lumière en cherchant confirmation auprès d’autrui.
Certains se diront qu’il s’agit d’un concept de psychologie sociale. En effet, la sincérité peut devenir un concept important de la psychologie, puisque la vie politique est évidemment faite de règles institutionnelles soutenues par des vécues individuelles. Sa présence dans les vécues individuelles renforce l’applicabilité des règles générales des institutions sociales, économiques et politiques. Je ne retiendrai pas cette démarche. Je prendrai une autre voie, celle d’une phénoménologie de la sincérité.
La sincérité est le fait de se reconnaître et de s’accepter comme tel sans aucun sentiment de honte. Elle est la vérité du point de vue de l’intégrité de sa personne qu’on ne doit pas dissimuler à soi-même. Elle renferme donc le sentiment de soi compris selon les grilles de la grammaire sociale et l’acceptation de ce sentiment qu’on cherche à rectifier, s’il y a lieu, mais aucunement à occulter à soi-même. La sincérité est une catégorie centrale de la protopolitique. Elle seule peut rendre la sympathie possible. Il est difficile d’être avec autrui si on a du mal à être avec soi-même. On se trouve dans l’in-sincérité à soi et à l’autre.
La démarche d’instituer la sympathie à partir de la sincérité à soi, comprise comme correctif qu’il faut apporter au déficit anthropologique, passe par un travail de déconstruction du « portrait du colonisé ». Un tel travail de déconstruction doit faire émerger du fond de son affectivité meurtrie l’acceptation de soi, qui s’apparente à la renaissance à soi.
Ce travail de déconstruction doit cheminer par plusieurs étapes :
- Déconstruire l’anthropologie coloniale qui inspire à la fois les sciences sociales et les pratiques politiques haïtiennes d’exclusion, de domination, d’exploitation et d’appauvrissement par le double sentiment de mépris qu’elle distille dans le corps social et culturel haïtien. Ce double sentiment de mépris se résume en mépris de soi et de l’autre (Haïtien).
- Déconstruire le système social haïtien de la diabolisation mise en place par les églises chrétiennes en appui à l’État.
- Inventer l’idéalité haïtienne présente dans la révolution de 1804, qui pose l’égalité et la liberté pour tous les « nègres » (tout nèg). Cette idéalité dont on s’éloigne en reconduisant l’imaginaire colonial doit inspirer la construction de l’organisation sociopolitique qui mettra en œuvre une vie politique de liberté et d’égalité.
À la suite de ces diverses étapes dans la déconstruction, il faudra dire ce que peut être la sincérité haïtienne. Si l’in-sincérité haïtienne est occultation, en ce qu’elle se trouve entravée dans la grammaire coloniale, toile de fond de la colonialité, il faut, au départ, penser que la sincérité haïtienne est une désoccultation, un acte de récréation, celui du sentiment primordial de vivre en dignité. La sincérité haïtienne est une lutte incessante contre l’indignité, contre la servitude, en faveur de la liberté et de la tendresse à soi.
La sincérité ainsi définie doit être la boussole de la sympathie haïtienne. La liberté étant la passion politique fondamentale de la société haïtienne, les seuls sympathisants sont ceux qui font la promotion de la liberté. On a au moins un critère de départ pour penser les conditions d’institution de la communauté politique haïtienne. Ce critère permet de désigner facilement ceux qui jouent le jeu de l’autre (le « blanc »), au profit duquel ils ne décident pas de constituer le mêmautre (l’espace commun de l’expérience de la liberté et de la dignité).
C. L’imaginaire politique haïtien
De quel lieu la politique haïtienne se met-elle en place ? Le concept de lieu ne renvoie pas à une spatialité matérielle ou sensible, un endroit dans le monde haïtien ou ailleurs. Le lieu concerne un ensemble de coordonnées théologiques, philosophiques et anthropologiques qui donnent forme à un « discours » qui, une fois mis en place, devient le cadre de la pensée qu’il structure. Il devient un « esprit », un « spectre » qui hante toute performance discursive individuelle, toute tentative de savoir, de juger et d’agir. Je l’appelle, en d’autres termes, l’imaginaire spectral de la pensée ou de l’action et présupposé de production de sens. Dans cette section, je veux esquisser le cadre d’intelligibilité de la politique haïtienne, qui se manifeste par la mourance, le grand dispositif de la mise à mort.
J’ajouterai un élément nouveau de compréhension au concept de mourance pour l’affiner. J’ai pensé la mourance comme le dispositif qui ne cherche pas à donner la mort, mais à tenir en vie au seuil de la mort. C’est une modalité de la mise à mort. Pour mieux saisir ce jeu macabre qui se déploie au moyen de la politique économique, il est important de partir de quelques considérations liminaires.
Le discours colonial a procédé à un partage du monde entre l’être et le non-être. Anthropologiquement, cette dualité a donné lieu à un système de hiérarchie d’être et un cadre sociopolitique de légitimation où les valeurs et les normes de vérité, de justice ou de justesse, de beauté, sont définies par les Européens en vue de dominer les non-Européens. Il y a, d’une part, le discours, qui organise le monde selon le manichéisme chrétien, hérité du dualisme traditionnel de la matière et de l’esprit, du monde et de Dieu, de l’âme et du corps, du noir et du blanc, de l’ignorance et de la science, de la barbarie et de la civilisation, etc. D’autre part, ce même discours cosmologique se dresse en lieu de justification de tout autre discours. Il divise le monde en Européen, blanchitude et raison et non-Européens, « noirceur » et absence de pensée. Ce même discours qui divise justifie cette division : il fait appel à son propre lieu pour justifier sa création des altérités. Ce logocentrisme crée un « système -monde », une systématique discursive (une dogmatique anthropologique) par laquelle il englobe, il enferme tout en devenant la présupposition du discours des autres peuples et cultures. Ce système global d’explication, je l’appelle colonisation.
Habermas, dans sa critique du « capitalisme avancé », a constaté combien le « système », dispositif « stratégique » de domination et d’exploitation, colonise le « monde vécu », monde la créativité de sens où l’affectivité humaine invente sans cesse de nouvelles perspectives de monde. Ce même procédé de colonisation est en activité depuis la colonisation des terres américaines. Le système est une grande membrane qui tisse le sens, par où passe le sens du monde proposé par la syntaxe européenne.
En réalité, la domination ne fut pas totale. La force créatrice de l’affectivité des dominés a favorisé la création de nouvelles langues, de nouvelles pratiques religieuses, etc. Il reste que, malgré ces créations, malgré la créolisation, la colonialité ou le discours colonial tourne leur spectre sur les sociétés postcoloniales, ne cessent d’être servis de cadre d’interprétation ou de compréhension. Cette manière d’in-sister dans les pratiques et les pensées européennes, cette quasi-omniprésence des repères européens dans les manières de faire monde constituent, pour moi, l’imaginaire colonial que mobilisent postcolonisés et postcolonisateurs.
L’imaginaire colonial hante les pratiques haïtiennes, notamment les pratiques politiques. Son in-sistance après deux siècles d’indépendance force à se demander la raison de ce retour du colonial. Mes réflexions tournent souvent sur cette question qui reçoit des formulations variées. Au cours de ces tentatives d’explicitation, j’ai souvent eu recours à l’affectation du corps de l’esclave, la sédimentation des pratiques coloniales dans la mémoire pour comprendre le mode d’assimilation du discours colonial et sa reproduction en contexte de libération haïtienne. Tout ce cadre d’analyse s’est révélé stimulant, mais insuffisant. Pour avancer dans la réflexion, je juge bon de proposer un élément nouveau. Il s’agit de penser l’intérêt comme noyau conceptuel de la longue vie du dispositif colonial en dépit des variations périodiques qu’il puisse connaître dans son déploiement historique que je prends très peu en compte[vii]. L’intérêt sera ainsi pensé comme stratégie de gestion de soi dans le dispositif social de légitimation. Par sa nature de mettre en branle le système de valeurs et les normes de visibilisation, il participe à la reproduction du système de domination et d’exploitation coloniales.
Littéralement l’intérêt est le sentiment d’être parmi les êtres (inter-esse). Dans l’ordre social, l’être n’est jamais sans attribut. L’être, du plus être au moins être, et inversement, est compris toujours à partir d’un système de valeurs où il est essentiellement plus ou moins d’être. Être, c’est être plus ou moins ceci ou cela, en ce sens que ceci ou cela sont déjà appréhendés doter de valence appréciative ou dépréciative. Je reprends le constat d’Aimé Césaire de l’être et du non-être, en ajoutant que le « noir », étant du « non-être », est, dans l’axiologique coloniale, de l’ordre de la dépréciation, et le « blanc » de l’appréciation. L’être blanc, c’est l’être appréciable, désirable. L’être noir est répulsif, détestable. L’intérêt entretient le désir-able, ce qui est posé comme objet de désir (le « blanc » et ses attributs), afin d’être parmi les êtres. Le désirable donne la mesure de ce qu’il est légitime de désirer. Il invente les objets de la distinction et de la gloire et nourrit les conditions de la compétition. L’intérêt prend sens dans le foyer sémantique du « blanc » où le désir prend naissance comme désir d’être et refus du non-être. La colonie est marquée par un seul spectre, celui du « blanc » et de ses attributs : le savoir, l’agir, la couleur, la langue, la religion, la logique, etc.
L’intérêt, conçu ici comme catégorie sociale (avant d’être économique), conduit à la conséquence de la pérennisation de l’ordre de légitimation. Il ne fait que maintenir l’ordre de grandeur social à chaque fois qu’il s’exprime dans les rapports sociaux. L’intérêt étant ce qui fait être parmi les êtres rejoue constamment le jeu du système social de légitimation. Vu qu’on ne manifeste de l’intérêt qu’au nom de ce que l’ordre social propose comme normes et valeurs, les pratiques intéressées sont souvent conservatrices, sauf en situation de révolution où la dynamique de changement exige l’institution de nouvelles normes et de nouveaux régimes de valeurs (moment historico-politique rarissime).
Deux principes à prendre en compte pour penser l’insistance du discours colonial et l’institution de l’imaginaire colonial.
1) L’« ordre du discours » colonial est une axiologique qui définit l’être comme plus d’êtres, c’est-à-dire il propose des grandeurs, des normes, des valeurs qui suscitent le désir d’être et le désirable.
2) En éprouvant de l’intérêt à être, on tend à conserver l’ordre de légitimation afin de se faire apprécier pour le supplément d’être acquis par sa performance au sein du système de désir colonial, celui d’être blanc, d’être comme le blanc.
La politique haïtienne est donc cette performance dans l’ordre de légitimation colonial. Elle consiste à être (comme) le « blanc ». Cette expression, être comme le blanc, recèle deux sens :
- « Être le blanc ». C’est une comparaison métonymique par laquelle l’intégralité de la blanchitude est investie par le « noir », qui en assure la lieutenance. Il tient lieu et place du blanc et agit à sa place, pense sa pensée. La métonymie dévoile la mimique ou la singerie coloniale qui consiste à s’effacer pour laisser être le blanc dans son corps (dépigmentation), dans sa voix (le parler blanc), dans sa vision du monde (la modernisation capitalistique), etc. Elle montre aussi à l’œuvre la vie sociale comme une immense parodie chronique où le « noir » marche à la renverse et se persuade d’être, étant à la place du « blanc », pour de bon.
- Être comme le blanc. C’est l’identification métaphorique qui a hachuré le « comme » pour produire une identification parfaite, se révèle incomplète. Le « noir » ne peut pas être « blanc », il ne peut être que « comme » lui. On ne peut que se comparer au modèle dans sa pureté. Et c’est de là qu’émerge le tragique (Haïtien). La comparaison ne facilite pas l’identification, elle creuse l’écart entre le comparé et le modèle. Le tragique haïtien, qui prend sa forme ultime dans la vie politique, trouve ses matériaux dans cette impossible identification : on se rature afin d’être blanc, on finit par n’être que comme le blanc, qui ne cesse de réclamer des preuves de pureté, d’identification parfaite. La comparaison met en relief l’ossature du tragique haïtien, particulièrement l’exister tragique des « élites », toutes blancophiles dans l’âme.
Ces élites veulent être prises pour des « blancs » et, par conséquent, elles conservent durablement l’ordre raciste de légitimation, qui justifie leur politique économique de l’appauvrissement. Tel est leur intérêt. La politique, dans cet imaginaire, ne peut être qu’un dispositif d’usure qui vise à creuser l’écart entre l’être amoindri des élites, méprisées des blancs, et les pauvres gens affamés, exploités, humiliés et détestés. Malheur aux « damnés de la terre » d’être gouvernés par un damné enrôlé par le discours colonial. Sa prétention de purification ou d’identification le rendra plus inhumain que son modèle. Il doit faire preuve d’allégeance continuelle, ainsi il considère la mise à l’écart des siens, ses semblables, comme signe de sa purification.
L’imaginaire de la politique haïtienne est celui de l’asservissement, de l’appauvrissement, de l’abrutissement (zombification) et de la bestialisation (zoomorphisation). En reconduisant le dispositif esclavagiste par le biais de l’intérêt et du désirable, les élites haïtiennes, l’Haïtien en général dans sa relation au pouvoir, héritent de la fêlure sociale et anthropologique instituée par le colon. Ils sont tant affectés par la fêlure ontologique de l’être et du non-être qu’ils court-circuitent le devenir, c’est-à-dire le devenir qui aurait rendu possible les espérances des créativités, imprévisibles. Ils ont préféré adopter l’hospitalité ou la disponibilité unilatérale à la colonialité. En écartant le devenir, elles ont repris la séparation tranchée de l’être et du non-être, de l’Europe et de l’Afrique, du local et du global, etc.
Politiquement, la société haïtienne, dans sa dynamique générale, reprend le discours colonial. Le pouvoir politique, au moyen de sa politique économique de l’insécurité, ne fait que creuser l’écart entre l’« être » haïtien (« mulâtre »= dominance des valences européennes, biologiques ou culturelles), et le « non-être » haïtien (le « paysan » et la « masse populaire » à dominance de valences non européennes dépréciées). L’économie politique de l’insécurité crée une nouvelle « ligne d’amitié », qui sépare les « élites » et les pauvres gens, le dedans, lieu de confort, et le dehors, là où elles déplacent la violence et où se pratiquent toutes les exactions. Étant produites par l’économie politique, il est difficile de ne pas supposer que ces exactions soient un fonds de commerce pour les « élites » et leur spectre, l’étranger « blanc ».
Cette fêlure qui sépare le même et l’autre génère une politique macabre de la « noirceur[viii] ». Cette politique enfonce quotidiennement dans la misère la vie des appauvris, ceux-là qui sont abandonnés dans le « bas-fond » de l’indignité, dans la honte d’être des hommes et des femmes inutiles à eux-mêmes et à leurs proches. Une politique du dénudement de la vie des appauvris. La haine blanche, cette haine que le colon « blanc » a nourrie pour les esclaves « noirs », celle qui a nourri le racisme esclavagiste, est conservée dans la politique haïtienne. Elle se dirige contre ces gens appauvris, qui rappellent trop les anciens esclaves par leur couleur épidermique, par leur forme de vie, par leur mode d’exister, en mobilisant une politique économique de la « noirceur ». Cette politique a fini par occuper la fonction paradigmatique de la gouvernementalité haïtienne. Elle ne cesse d’intensifier en reprenant les pratiques coloniales de la violence, de la corruption. Elle continue de densifier, par l’extension chronique sur tous les recoins du territoire, des pratiques de viol, de vol, de spoliation, de gangstérisation, etc. Les « élites » haïtiennes se comportent comme le « commandeur » qui déteste son maître et traduit cette haine par la violence qu’il inflige aux esclaves. C’est aussi l’esclave domestique qui se croit pourvu d’un supplément d’être sur celui des champs. L’esclave domestique est si orgueilleux qu’il ne marie pas sa fille à un esclave des champs. Le mêmautre dans le contexte colonial s’est révélé impossible. Il est entravé par la fêlure qui ne rend pas possible la sympathie supérieure.
La sympathie que j’ai présentée comme catégorie fondamentale de la vie sociale et qui serait l’expression affective de la communauté politique s’estompe. La haine de soi et la haine de l’autre édulcorée d’admiration pour le « blanc » la dissolvent en désir de l’autre, envie d’occuper sa place et s’adonner à ses pratiques de mourance.
J’ai soutenu plus haut, au sujet de cette politique de la mise à mort, que la mourance n’est pas une pratique qui vise expressément à donner la mort. Son dispositif crée les conditions d’une mort lente, d’un style de vie qui produit des hommes « jetables », des vies insignifiantes et inutiles à elles-mêmes, mais qui ne cessent de jouer la fonction sociopsychologique dans la politique économique de l’insécurité. La mort clinique, cessation définitive de la vie n’arrange pas les « élites » en mal d’être dans l’économie symbolique de l’Occident. Faire cesser tous les signes de vitalité des jetables correspondrait à l’effondrement existentiel de ces « élites ». Elles ont besoin du « peuple » mourant qu’elles vampirisent pour tenir un semblant d’être digne dans le style d’exister de l’Occident, pour se faire désirable et désiré du citoyen mourant. Fanon a remarqué qu’un penchant à « singer » l’Europe travaille les projets de décolonisation. Il rappelle à ses « camarades » le haut risque encouru en se mettant à imiter « l’esprit européen ». Singer l’Europe, c’est parler de « l’homme en le massacrant », étouffer la « quasi-totalité de l’humanité » au profit de l’« aventure spirituelle », celle de la raison que décrit clairement Hegel, prendre « l’habitude de rencontrer de moins en moins l’homme » puisque la vie est devenue un « désert » ; en fin de compte, c’est « l’arracher de lui-même, de son intimité, le briser, le tuer ». Ainsi décrite, la mourance est ce dispositif qui « s’est refusé à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse[ix]. »
Anthropologiquement, la communauté politique présuppose le mêmautre, la sympathie, « la condition humaine, les projets de l’homme, la collaboration entre les hommes pour des tâches qui augmentent la totalité de l’homme [x]». Fanon reconnaît que ce nouveau paradigme pour une communauté décolonisée – décolonialisée dirais-je dans la perspective qui est la mienne — « exige de véritables inventions ».
Les passions de compétition, de distinction et de la gloire conduisent à une économie pseudo-symbolique de la course-poursuite qui ne plaira qu’au « blanc », pour lequel les luttes intestines haïtiennes sont des opportunités pour renforcer son commerce d’armes, consolider la politique économique des insécurités, économie de la « négation de l’homme », de l’« avalanche de meurtres ». Cette avalanche, on continue de l’observer depuis la colonie jusqu’à aujourd’hui.
Politiquement, cette course-poursuite, cette compétition à être meilleur serviteur du « blanc » prend la forme de l’opportunisme, du laloz qui produit une économie du bras[xi] et du koule : une autre notion qui intéresse l’attention sociologique de mon collègue Jean Lukinson. Koule peut prendre le sens nautique de se jeter stratégiquement à l’eau afin de s’effacer en période d’insécurité dont on peut être l’agent ou la victime. On koule, on se fait oublier, pour apparaitre ailleurs ou plus tard. L’économie politique de l’insécurisation est différente de la politique de l’insécurité qui intéresse un autre collègue sociologue, Géraldo Saint-Armand. La politique de l’insécurité pense l’insécurité comme politique, comme dispositif de l’institution de l’insécurité comme gestion des corps ou des vies. L’économie politique de l’insécurisation s’intéresse à l’insécurité comme système d’échanges à profit financier ou économique. C’est dans cette optique qu’on peut s’interroger sur l’économie du kidnapping et cherche à savoir par où passe l’argent du kidnapping, que sont devenues financièrement les personnes kidnappées et libérées contre rançon. On peut aussi, dans cette même perspective, se demander à qui profite pécuniairement et symboliquement le kidnapping. Il y a aussi la prolifération du kidnapping et actuellement le blocage des routes nationales par des groupes armés, qui prend moins l’allure de mécanisme de revendication face à un pouvoir contesté et illégitime que la forme des pratiques de rançonnement, de vol et de viol, donc qui génèrent du profit à côté de la terreur qu’elles inséminent dans la société. L’économie politique de l’insécurisation s’intéresse au profit économique, financier et symbolique des pratiques insécuritaires et sécurisantes, tout dépend du point de vue.
Le temps de la communauté ne compte plus. Il n’y a que le temps des intérêts particuliers, qui génèrent des temporalités porteuses d’un « urgentisme », d’un « présentisme » stratégique : on est toujours disposé (au présent) à se mettre au service du « blanc », compris comme le seul sauveur des « élites » haïtiennes. Souvent nourries d’un nationalisme de façade, sans grande conviction, ces élites peinent à se définir en dehors de l’altérité exogène blanche. Leur nationalisme est souvent réactif, de faible intensité et de courte durée. Il se manifeste au détour d’une déception, d’un mépris trop flagrant de la « communauté internationale ».
Disparition de la sympathie, perte de la culture du mêmautre, la conflictualité et l’héroïsme, le bras, supplante la politique du commun. La corruption, cette forme d’usage privée des ressources publiques, l’institution du privé comme modalité du vivre-ensemble, accuse la disparition du politique. Si le politique ne se déploie pas sans conflit, d’une conflictualité qui pose quelques préalables que j’appelle la sympathie, le mêmautre, cette manière d’être dans la tendresse avec l’autre, propose une voie de dépassement du conflit qui devient son propre objet. En tant qu’il suggère combien la mort d’autrui entraîne ma propre mort du fait que sa présence me renvoie la nécessité d’être par-delà la faible force symbolique du compte bancaire, du complexe immobilier ou du pouvoir de mobilisation du « peuple » qu’on détient, il invite au dépassement de l’estime de soi définie par le compte bancaire ou l’accumulation financière. Fanon m’a surpris quand il emploie des concepts souvent laissés à l’éthique, ceux d’« humilité » et de « tendresse » pour désigner la nouvelle figure que doit prendre la politique de la décolonisation.
J’ai utilisé au cours de mon argumentaire la sympathie comme condition protopolitique de la politique. Il faut avoir la même considération sur la tendresse et l’humilité. La première invite à la rencontre de l’autre, maintenue sous la modalité de la caresse ou du toucher ; elle dit que l’autre est fragile. Le toucher mérite une certaine grâce, une certaine souplesse afin de ne pas briser cette innocence fragile, enfantine que chacun possède et qui doit être protégée et respectée en chacun. La deuxième s’adresse à soi-même. Elle dit aussi que je suis cette fragilité et cette demande de tendresse, cette demande d’attention attendrie de la présence toujours doucereuse de soi et de l’autre, du mêmautre. Le caractère protopolitique de ces expériences intimes n’enlève pas leur portée politique et leur importance dans la vie politique qui n’est pas constituée seulement de vie institutionnelle autonome. Les institutions sont faites de ces vies individuelles qui s’accommodent, tant bien que mal, selon leurs dispositions affectives.
Certainement, instituer un régime social de sympathie, d’humilité et de tendresse pour assainir la vie politique en lui permettant de rencontrer le mêmautre, le commun, cette spatialité discursive que je partage avec l’autre ne peut se réaliser par pétition de principe, par vœu conceptuel. Il est indispensable de procéder à la déconstruction de la colonialité. Si la critique du colonialisme ou de la colonisation a permis une avancée, il faut faire un pas de plus par la déconstruction de la colonialité, afin de restituer aux affectivités captées par le référent colonial leur inventivité et leur créativité saines.
D- Dé-colonial-iser ou créer l’histoire sans « référent » occidentalo-colonial
Le mot d’ordre a été lancé par Fanon, lui qui a su parfaitement diagnostiquer à la fois la situation de la psychologie coloniale, les formes de lutte à mener contre colonialisme et la « sortie de la grande nuit ». Fanon a bien mesuré les contours de la question pour ne pas tomber dans l’entêtement, entre la haine et l’admiration. Il a compris que le grand piège de l’esclavage, c’est qu’on peut devenir, par sa manière de s’en faire l’héritier, l’« esclave de l’esclavage ». On se croirait libéré, pourtant l’imaginaire tenant lieu de fantôme hante les nuits du colonisé.
Fanon propose une voie tierce, entre l’obsession que représentent la haine ou l’admiration pour l’Europe, l’« invention » ou la « découverte ». Il propose par conséquent un chantier, qu’il place sous le signe de la « marche ». En effet, pour sortir de cette nuit sombre du colonialisme, il faut savoir marcher, non dans le sens d’aller par les sentiers battus, de suivre les pas passés de ceux qui sont passés par-là, les Européens dont la voie tracée ne mène qu’à l’oubli de l’homme et à sa destruction. Savoir marcher en période postcoloniale ou post-esclavagiste, dans la dynamique de la lutte contre le colonialisme exige la capacité à inventer de nouvelles voies à la lumière du salut de l’homme.
Ce programme exige deux choses. Il faut d’un côté faire comme si le terrain de la marche était vierge, sans traces antérieures. Il faut penser la postcolonie sous le label du temps nouveau. Un temps qui serait sans relation avec les géométries coloniales. Raturer les repères afin d’en inventer d’autres. D’un autre côté, cette spatialité vierge doit être redéfinie par des actes d’inventivité. Telles sont les deux conditions de la postcolonialité, de la sortie de la grande nuit pour créer un espace de lumière et d’humanité. Pourtant, le pari n’est pas gagné. Fanon aura bien diagnostiqué la psychologie du colonisé et s’est battu avec acharnement et conviction contre le colonialisme, la logique indique que la sortie exige de plus grands détours.
Détour que semble prendre Achille Mbembe qui reprend le projet du « sortir de la grande nuit », là où Fanon semble avoir laissé la pensée de la décolonisation. Pas tout à fait. Tout est déjà chez Fanon en condensé, et Mbembe ne fait qu’apporter à la réflexion les faits sociologiques, politologiques, d’économie internationale liés au contexte de cinquante ans des indépendances africaines. L’arrière-fond de la préoccupation reste présent et jouit la fonction d’interpellation que reprend Mbembe autant qu’il tente d’y répondre avec moins d’enthousiasme que Fanon. Cinquante ans plus tard, la posture ne peut plus être « tressaillement de l’ivresse » ou l’« allure d’une procréation poétique », qui a exigé « le dessaisissement de soi ».
« Cinquante ans après », c’est le moment du questionnement, celui de comprendre « quelles traces, quelles marques, quels restes demeurent de cette expérience de soulèvement, de la passion qui l’habitat, de cette tentative de passage de l’état de choses à l’état de sujet, de la volonté de reprise de la « question de l’homme [xii]» ? Si Mbembe se questionne sur les « restes », il accepte une certaine déperdition de la force ou la conviction avec laquelle la question de l’homme a été reprise. Donc le reste annonce une perte, un affaiblissement, une désaffectation présente à une question dont la prégnance devrait demeurer inchangée. Est-ce pour cette raison, il ne songe même pas à faire le compte, de trouver du passif et de l’actif, mais reprend la question en la reformulant en adéquation au temps des indépendances enlisées dans « l’absence d’une pensée de la démocratie », « du recul de toute perspective de la révolution sociale », de la « sénilité des pouvoirs nègres » (on aurait dit, en Haïti, de la sénilité doublée du banditisme légal ou de la gangstérisation), « de l’enkystement de pans de la société et l’irrépressible désir, chez des centaines de millions de personnes, de vivre ailleurs dans le monde plutôt que chez eux [xiii]». Fort de ces constats d’impasses dans lesquelles sont entravées les indépendances, il s’agit « d’entreprendre de nouveau l’extraordinaire voyage vers un nouveau monde ». Mais « au moyen de quel nouveau savoir se fera-t-il » ce voyage extraordinaire ?
Mbembe constate un ensemble de signes dans les sociétés africaines qui montrent qu’il y “existe une saine aspiration à la liberté et au bien-être. Ces signes sont nombreux et prennent la forme de « désir » : désir qui peine cependant à trouver un langage, des pratiques et « leur traduction dans des “institutions nouvelles et une culture politique neuve ». À côté de ce besoin des « forces sociales et culturelles organisées », il faut à ces sociétés une « idée » qui vivifierait cette aspiration. Des freins se dressent, là encore, pour ralentir la marche de la créativité ou contrecarrer « les luttes quotidiennes des gens » et « leurs traditions propres de solidarité ». Ces freins sont d’abord une « certaine économie politique ». « Ensuite un certain imaginaire du pouvoir, de la culture et de la vie ». « Enfin, des structures sociales dont l’un des traits saillants est de conserver leur forme apparente et leurs déguisements anciens tout en se transformant sans cesse en profondeur. [xiv]» Pour se défaire de ces freins, les sociétés africaines sont appelées à profiter de certaines opportunités offertes par les nouvelles dynamiques des relations internationales. Il est « nécessaire d’imaginer d’autres voies pour une possible renaissance. Elles seront longues et sinueuses.[xv] » Ces propositions plus faciles à opérationnaliser ne répondent pertinemment pas au problème de la colonialité, qui semble porter la marque de toute-puissance politique, à condition qu’il soit possible d’espérer que la Chine, citée par Mbembe, ou la Russie ne reproduisent pas, au moment où elles auront tous les rouages de leur puissance mondiale, les mêmes pratiques de colonisation-exploitation-réification. Il s’agit d’une prudence à entretenir, même lorsque le moment actuel, fait de manœuvre de reconfiguration de la carte du monde, offre de maigres marges de négociation dont certaines sociétés africaines veulent profiter. Malheureusement, les Haïtiens dorment de leur assurance américaine et de leur manque d’imagination. Les propositions de Mbembe résistent difficilement à l’analyse. D’abord, il a émis une intuition capitale qu’il a très vite délaissée au profit de son intérêt marqué pour l’établissement de la démocratie, sans en fixer les conditions. Il s’agit de la nécessité d’avoir une « Idée ». Je dirais une idée régulatrice, certainement, qui doit être dégagée des aspirations des traditions, des pratiques quotidiennes, faites de ces traditions et des poétiques de la relation qu’exige la dynamique-monde actuelle. Cette idée régulatrice ne doit pas être une reprise de l’idéal démocratique occidental, qui dissimule souvent des manières masquées de la colonialité. Si la démocratie est incontournable, parce que vraisemblablement, malgré son imperfection factuelle avérée, elle reste le seul système politique de la promotion de l’égalité, de la liberté, de la dignité humaine, on doit réinventer « la sortie de la grande nuit » se faisant.
L’impasse à laquelle Mbembe vient de se heurter est d’ordre de l’inventivité décolonisatrice. Que ce soit Fanon ou Mbembe, ils ne semblent pas se poser la question de la possibilité de la sortie. Pour les deux, la sortie a été une évidence. Vu que les colons sont partis, la sortie devient évidente. Ils ont très peu écouté les critiques que Césaire a livrées dans Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe. Ces critiques ont rappelé combien le retrait du colon ne traduit pas son absence. C’est la reconfiguration colonialiste des élites congolaises auxquelles Patrice Lumumba ne fut pas attentif et qui fut la condition de son assassinat. C’est le spectre colonial qui a entravé le projet de Christophe d’instituer l’homme Haïtien nouveau. Sur ce dernier aspect Fanon a attiré l’attention et avait conseillé la prudence de ne pas se servir de l’Europe comme modèle dans une entreprise de décolonisation. Le roi Christophe s’est piégé en voulant réaliser une société selon le modèle européen.
Mais que s’est-il passé avec les sociétés africaines ? Les indépendances africaines, comme celle plus ancienne d’Haïti, ont-elles rendu la liberté aux Haïtiens, aux Africains ? Mbembe semble se poser la question et tente de proposer de nouvelles pistes de sortie. Plus explicitement que Fanon, il avance l’atout de la poésie présent chez Césaire et que Glissant a porté très loin. La poétique de la créolisation est consciente de la vie dure de la colonialité et ne pense plus lui faire face de manière frontale. Elle procède à un jeu rhizomatique de déterritorialisation des imaginaires. Ainsi croit-on avoir gain de cause par la perversion de l’imaginaire coloniale. Sur ce point encore une fois la colonialité se montre plus subtile.
Il y a une manière réjouissante de penser en finir avec la colonialité par la créolisation : mettre en vis-à-vis les imaginaires, les langues, les cultures ou les peuples en oubliant que les dominations ne se créolisent pas et mobilisent la même grammaire de la politique économique au sein même de la créolisation. L’exemple le plus significatif de cette reprise de la hiérarchisation est la classification de Moreau de Saint-Méry. Celui-ci a recensé plus de 128 nuances épidermiques ou de métissage dans les colonies françaises des Caraïbes. Le plus important, ce qui vaut pour toute classification, est qu’il établit cette classification à partir de l’axiologique coloniale : ceux qui contiennent le moins de sang africain se rapprochent du « blanc » et occupent la tête du classement. Que révèle cette classification ? La poétique de la relation ne pervertit pas assez le discours colonial. Elle retient la réalité irréductible à la colonialité, la blanchitude comme référent de la colonialité. Lieu du désir, elle hante les tentatives de son effacement. Elle est présente à un point tel dans la poétique de la relation créole qu’on parle très rarement de créolisation dans les rencontres entre les cultures noires.
Donc l’enjeu de la décolonisation est la décolonisation. Si la décolonisation s’est attaquée aux dispositifs matériels et discursifs du colonialisme, elle a été sourde ou aveugle à la colonialité comme ordre de discours colonial qui semble avoir procuré en partie à la décolonisation ses armes. Cela a été possible du fait que le discours colonial, englobant et systématique, laisse très peu d’espace pour l’invention d’une syntaxe nouvelle en dehors de la déconstruction de l’ontologie fondamentale de colonisation : la colonialité, la structure discursive qui pense la blanchitude comme architectonique de l’anthropologie globale par laquelle les Européens se produisent comme désir, comme désirabilité à la misère noire. S’il faut inventer ou découvrir, il faut déconstruire la figure paternelle ou référentielle de la blanchitude. Contre Fanon qui tient une position ambigüe sur ce qu’il désigne d’« intellectuel colonisé » qui est plus enclin au combat culturel qu’à la lutte politique, sachant l’importance du discours dans la constitution de l’objet politique de la lutte, la démarche consiste à réécrire l’histoire en laissant la case de la blanchitude vide ou barrée. C’est là, la seule condition d’une véritable création ou découverte qui inventera en même qu’elle advient sa propre syntaxe, son propre monde indépendamment du blanc ou de l’Europe.
Pierre Legendre, théoricien de l’« anthropologie dogmatique » propose justement de penser l’organisation sociale, la société elle-même, comme un « texte ». Partant de la question du désir et de la loi, il montre que les sociétés occidentales sont structurées au moyen du droit romain et du droit canonique de l’Église catholique dont la visée première est de mettre en retrait la question de la sexualité. Elles ont une Référence, qui constitue le nœud de cette textualité, par lequel tout se définit dans ces sociétés. La société, institution primordiale de la rupture de la sexualité avec l’ordre symbolique, s’est instituée grâce à la référence.
L’ordre social découle d’une tension entre le sujet et le monde, la sexualité et le monde. Il se maintient par la double réalité de l’État, réalité qui établit et tient le totem, qui désigne l’ensemble des réalités qui doivent être maintenues afin de les tenir ensemble et debout dans le texte social dont l’État est le garant. « La normativité apparait alors posant la question du commerce avec le lieu du miroir institué, en l’occurrence la place de l’État et du Totem.[xvi] »
En réalité, une division primordiale se produit entre le « sujet » et le monde, qui se lie dans et par le langage. Cette liaison institue une réalité tierce, celle du langage, qui se déploie sur le mode de la représentation ou de la spéculaire où sujet et objet se nouent l’un à l’autre. Toute cette liaison se produit aussi au sein de la culture ou de la société, elles, manifestation du langage. La société est marquée du sceau du langage. Elle est représentation. « Une société n’existe que constituée en univers autonomisé à partir de la fiction portée par le langage, à partir de la scène spéculaire déployée. » Ce lieu spéculaire, cette scène est à penser comme le « lieu vide » par lequel la société est constituée. La société « élabore une scénographie constitutive », par où elle crée le « pouvoir d’instituer la vie, au fond structural de l’agencement civilisateur », c’est-à-dire contrôler la vie sous la modalité de la textualisation et la mise place du « Sujet monumental, autrement dit d’un système de discours d’essence théâtrale, qui serait la condition de la normativité sociale [xvii]» dont l’État est le gardien. Mais cet État qui occupe la même place que le totem, représentation, faisant partie du système spéculaire, fait signe vers quelque chose d’autre, qui, seule, peut livrer le sens de la textualité sociale et boucler la boucle du système ou du tissu social tout en fondant le pouvoir. On en vient au véritable sens de l’institution symbolique, cette forme d’institution primordiale qui passe par la fonction spéculaire du langage.
« Instituer » définit Legendre, c’est « placer, ordonner, régler, de telle sorte que les éléments à réunir sont assemblés ». Qui place ? Qui ordonne et règle ? Ces questions ne font qu’une. Elles concernent cette réalité ordonnatrice qui ne saurait instituer par l’institution, qui institue sans être institué. C’est le référent. Une sorte de « lieu vide » par où, tout le social ou le symbolique tient place, est ordonné et réglé. Il est invisible : « le faire tenir ensemble passe inaperçu, la vie se déroule sans que nous prenions aisément conscience de l’opération de synthèse par laquelle la symbolisation fait son œuvre de rapprochement et de dialectisation des registres. [xviii]» La « Référence » s’occupe du travail de synthèse de la symbolisation. Elle est ce « au nom de » quoi la société se tient ensemble. Lieu du désir et du désirable, « elle fascine, au sens strict de l’ensorcellement ; elle est une fonction d’emblème [xix]». Comment cette référence s’est mise en place en Occident ? Selon Legendre, qui établit un argumentaire érudit et difficile à suivre, il faut partir du passage du droit romain au droit canonique, qui accorde au pape un pouvoir qu’il détient de Dieu, lequel pouvoir le soumet en même temps qu’il fonde le pouvoir du pape. La référence caractérise le lieu du désir et de l’interdit, lieu où le sexuel est exhibé et interdit, puisque le « pontife » (…) représente, en effet, simultanément la toute-puissance et la radicale privation sexuelle. Il est le père, mais castré. (…) Il est avancé, en effet, simultanément comme porteur de phallus et comme privé de capacité sexuelle.[xx] » Enfin, « le père tout-puissant et castré — image textuelle présente à tous les étages du système — inscrit à la manière réflexive l’objet sexuel sous la menace, puis le désir réalisé imaginairement par la castration fictive infligée au père [xxi]». Le père, le pontife ou le pape ne sont pas la Référence. C’est évident. Ils ne tiennent pas lieu de Référence, n’en prennent pas la place. Mais ils se trouvent investis du pouvoir entier de la Référence à laquelle ils se soumettent par castration.
Reprenant le concept de discours colonial, j’ajouterai que ce qui joue la fonction de Référence dans la colonie c’est le Dieu blanc, castrateur intraitable dont le « crayon n’a pas de gomme[xxii] ». C’est en son nom que le blanc-père, source du désir des « noirs », interdit à ces derniers de le désirer tout en se mettant en situation d’être désiré.
La révolution véritable serait de se défaire de la textualisation coloniale qui a pour Référence un Dieu qui a condamné le « noir » à être au service du « blanc » et instituer le « blanc » comme objet de désir interdit. Un « noir » ne sera jamais « blanc », il sera toujours interpellé sur son origine, parce que dans le système occidental la Référence est blanche.
L’équation « noir » veut dire « non-blanc » pourtant est insensée. La rencontre séculaire, la poétique de la relation, la créolisation montre combien la question de la sortie de la grande nuit ne peut pas se revêtir du simple principe de la sortie. Comment sortir de la grande nuit coloniale sans prendre quelque chose du « blanc » sans perdre quelque chose de soi ? La réponse peut être : casser la Référence coloniale et le père blanc qui le représente et donc réécrire l’histoire en dehors de cette Référence et cette figure du père tout en misant sur la vertu poétique de l’histoire qui, au cours de sa mise en intrigue, reconfigurera la Référence propre aux sociétés créoles. Je ne fais qu’esquisser un problème anthropologique nouveau qui ne trouvera pas ici une réponse systématique. Mais qui dessine une voie pour la sortie qui ne prend pas en compte la tension entre la nécessité de casser la prégnance de la Référence blanche castratrice et l’affectation des « noirs » par cette Référence. Je pense que la sortie de ce tragique créole passe par la réécriture de l’histoire, la création d’une nouvelle mythologisation autre de la condition historique noire.
Conclure
La première réponse à la question de la sortie est celle du diagnostic. Il faut réécrire l’anthropologie de la colonisation et de la décolonisation afin de montrer ce que la colonisation a fait du corps ou des affectivités de l’esclave et du colonisé. Mbembe et Fanon, chacun à sa façon, ont dressé, le portrait du colonisé qui doit être complété par les apports actuels de la psychologie cognitive, de la psychologie comportementale, de la psychanalyse de l’archétype et de la phénoménologie de l’affectivité. Les apports récents et originaux de ces disciplines procureront des explicitations nouvelles de la vie symbolique, imaginaire et réelle du post-colonisé, du post-esclavagisme en général. Ils indiqueront les formes de structuration du psychisme colonial, et mettront en relief les linéaments d’une sociologie de la domination par la « race », d’une philosophie de la libération comme pratique de réflexion sur les formes de contamination des affectivités et les formes de créativité en contexte postcolonial.
La créolisation semble aller dans ce dernier sens en prenant en compte la force créatrice de l’homme en relation et de la terre. Elle montre que malgré la domination, l’exploitation, les rapports asymétriques, la hiérarchisation des « races », les hommes ayant subi les formes diverses de la domination ont pu constamment réinventer l’existence en proposant de nouvelles formes d’expérience vécue, qui traduisent autant de nouvelles manières d’être au monde dans la dignité. Le résultat de cette résistance à l’existence esclavagiste indigne est le « bricolage » des existences et l’invention des arts de faire se souciant plus de l’être que de l’avoir, de la vie que de la ratiocination stérile. Il se fait poétique de la relation et prend la forme d’une « esthétique » de l’exister où se mélange, poésie, roman, essai, conte ou lodyans, sciences et littérature, conceptualisation et figuration poétique, afin d’inventer une réalité kaléidoscopique, dynamique, déterritorialisante, labile. Dans cette dynamique, le projet de faire système se révèle difficile ou impossible. Par cette posture théorique, la créolisation croit diminuer les lignes tranchées des sociétés pour signaler qu’elles sont inexistantes, puisqu’elles sont perdues dans le mélange. Les imaginaires se rencontrent, on parle en présence de toutes les langues. Autrement dit, chacune des langues est l’écho de toutes les autres. Dans la créolisation, il n’y a pas de bord, il n’y a que des mi-lieux, des interstices.
Cette théorie de la relation anthropologique, de la rencontre des cultures s’illustre par l’« esthétique » et la « poétique », alors qu’il lui aurait fallu une « herméneutique de la culture », une prise en compte non de la dynamique de relation, mais du sens auquel donne lieu la relation des cultures. Cette « herméneutique de la culture » aurait permis de saisir le « reste » de la poétique de la relation. Par reste de la poétique, j’entends la réalité qui résiste à toute poétique de la relation et entrave la créativité créolisante, productrice de l’imprévisible, du nouveau. Dans le cas précis de la créolisation, le reste est le racisme, la question de la couleur épidermique et de sa relation au pouvoir politique et économique. En d’autres termes, la créolisation apporte un pas supplémentaire à la pensée de la décolonisation en évitant de s’introduire dans le clivage noir et blanc, en essayant de raturer la Référence. Elle n’y est pas parvenue puisque la Référence, telle que je l’ai reprise de Pierre Legendre, reste entière dans la dynamique créolisante. C’est à un effacement de la Référence que doit procéder la « sortie de la grande nuit ».
Qu’est-ce que peut vouloir dire l’effacement de la Référence ? L’effacement de la Référence est le fait de laisser vide l’espace de la Référence et, par ce geste, rendre possible l’avènement d’une Référence négociée à partir de la poétique de la relation, qui ne se déploie plus à partir du lieu surplombant de la supériorité imposée d’un modèle, celui de l’Occident, mais s’élabore ou advient de la dynamique destinale de la rencontre, du fait simple d’être ensemble ou du fait d’organiser cet être-ensemble.
En général, la Référence est posée et présentée, par sa fonction axiologique et axiomatique, comme le principe fondamental de tout l’ordre du monde. Elle donne sens à toutes les activités humaines en ce sens qu’elle les intègre à un tout cohérent et systémique. Dans la perspective de la décolonisation, il s’agit de produire un pas de côté qui n’est plus une reprise de la logique-monde coloniale, mais sa réécriture depuis les douleurs et les souffrances de cette vision du monde.
Les douleurs et les souffrances n’ont pas de Référence, elles ne sont que cri, indignation et désir d’être accueilli dans sa différence, dans sa souffrance que la Référence coloniale ne permet pas d’expliquer. En tant qu’elle se montre inopérante à donner sans aux souffrances laissées par l’esclavage, la colonisation, la Référence disparaît pour laisser advenir dans les mailles des expériences de souffrance le désir d’autre. Non-désir de l’autre, mais désir d’autre, qui peut conduire à l’émergence d’une nouvelle Référence, source d’institutions nouvelles.
Il faut noter, par-là, que la décolonisation n’est pas la décolonisation qui s’est révélée comme étant la lutte au sein de l’imaginaire colonial contre la colonisation (et non contre la colonialité). La décolonisation se veut une tentative qui s’attaque à la colonialité comme vision du monde assis sur le rapport de pouvoir politico-économique que l’Occident impose aux cultures non européennes ou chrétiennes. Elle se donne pour objet la colonialité, structure fondamentale du pouvoir en Occident. La meilleure voie pour elle de penser la déconstruction de la colonialité passe par la liquidation de la Référence qui a fondé le discours colonial et enfermé les autres cultures et peuples dans la domination, l’exploitation, l’asservissement et la dépossession.
La meilleure voie de cette déconstruction reste la primauté à accorder à la rencontre où se joue le destin de chacun des rencontrants, de tous les rencontrants formant ensemble l’idéalité de la rencontre : être ensemble les uns pour les autres dans le désir irrépressible d’être avec l’autre. La Référence cesse d’être un texte qui tisse la dynamique sociale, un gardien qui donne autorité au pontife, laquelle autorité est pouvoir, jouissance et interdit. La Référence qu’érigent les rencontres destinales met en relief la sympathie, le désir de se retrouver avec l’autre, dans sa joie ou dans peine, comme le compagnon, la compagne, indispensable. Elle pose aussi la disponibilité comme condition d’être en attente de l’autre, qui doit venir avec sa présence, que seules l’humilité et la tendresse puissent accueillir pleinement. La nécessité que devient pour chacun la présence de l’autre annule les relations asymétriques et verticales de la hiérarchisation.
Jamaïca Caïd offre une belle illustration par la littérature de ce procédé de réécriture et de la déconstruction de la figure du père, mais pas de la Référence-Père. Si elle ne permet pas de déconstruire entièrement la Référence, elle montre, par la force re-créatrice de l’écriture, de la mémoire créatrice, comment il est possible de réinvestir la place « barrée » d’un père absent, qui brille même par cette absence. Cette absence devenant obsession, présence intraitable, est apprivoisée par Caïd, qui procède, par l’écriture, à une autre forme de réinvestissement. Elle cesse d’être hantée par son père absent. Au contraire, elle lui donne une nouvelle vie où il n’est plus central.
Le travail de réécriture rend possible quelque chose de fondamental dans la question de la transmission. Mr. Potter est entravé dans une chaîne anthropologique de « barre : les noms des pères sont toujours barrés. Ce qui symbolise leur absence. Les pères Potter ne sont jamais présents à la fois sur les actes de naissance, mais aussi dans la vie de leurs enfants abandonnés à leurs mères, elles seules sont en mesure de transmettre une histoire pleine de haine, de douleurs ou de souffrances. L’histoire familiale est racontée du seul point de vue de la mère, qui grossit les portées des expériences cherchant à raturer davantage la présence de ce père absent ou à épaissir cette absence. Pourtant, le besoin du père ou sa présence ne manque pas d’être prégnante chez l’enfant, qui arrive, peu ou prou, à lui trouver une place et à se donner une certaine paix, paix avec son père, paix avec soi-même.
À Première vue, la problématique de Caïd, celle qui consiste à réécrire la fonction du père absent en montrant d’autres modalités de sa présence, semble croiser ce que j’ai tenté de proposer par la déconstruction de la Référence-Père dans la tradition coloniale occidentale. Source de la violence coloniale, du racisme esclavagiste, la Référence-Père n’est pas déconstruite chez Caïd, elle demeure sans modification aucune. En son nom, tout le travail de réécriture, travail de récupération au sein de grandes symboliques de la Référence-Père se produit. La stratégie de récupération, la réécriture, l’inversion de la position du père correspondent à la réécriture de la créolisation. Tout se passe au niveau de la poétique et de l’esthétique, mais aucunement au niveau de l’herméneutique de la culture. Comment sortir du sens même du père ou de la paternité, figure de l’autorité castratrice qui produit le père caribéen, postcolonisé, incapable d’occuper la double fonction de l’interdit et de la jouissance ? La question sous-tend cette exigence de passer à une nouvelle expérience de la Référence, qui pourra libérer les hommes de cette réalité surplombante qui les rend sourds aux différences, indisponibles aux altérités, mais arrogants, suffisants, et nombrilistes.
L’exemple historique, anthropologique, qui semble me guider le mieux dans cette voie prend forme dans le polythéisme, qui offre la mise en relation sans une Référence-Père, veilleur d’une tradition textualiste et d’interprétation, garant de l’autorité et du pouvoir politiques ou religieux. Le polythéisme offre la possibilité de cohabitation de plusieurs pratiques religieuses qui s’interpénètrent et s’accueillent, tout en étant autonomes dans leurs cultes, rites et rituels. Il est évidemment important de souligner qu’une telle réalité culturelle et sociale met hors jeu le processus de dogmatisation, puisqu’elle est tendue dans les mailles des rencontres imprévisibles. C’est que la Référence doit être dissipée pour laisser les pratiques religieuses, les visions du monde et les manières de faire s’interpénétrer, s’interpréter les unes les autres avec la possibilité que des références s’élaborent, disparaissent ou réapparaissent dans la labilité de la rencontre.
Cette idée est déjà présente chez Glissant, mais elle n’a pas été travaillée dans toute sa portée. D’abord, Glissant a reconnu que les peuples parlent en présence de tous les autres ; on parle en présence de toutes les langues et les cultures du monde. Les imaginaires cessent donc d’être isolés pour se déployer les uns dans les autres. Que se passe-t-il dans l’interstice, dans ce mi-lieu par où passent les langues, les imaginaires ou les présences, plus précisément les réalités créoles qui sont autant de nouvelles créations ? Il ne se passe que des différences et des mêmetés, du mêmautre, qui ne se laissent pas surplomber par une Référence dogmatique et unificatrice. Dans le mi-lieu se crée la dynamique relation, non des individus, mais des cultures, qui inventent dans la rencontre le sens indépendamment des dogmes établis au sein de chacune des cultures.
Une béance hante l’ordre symbolique créole et rend difficile le travail de la symbolisation. La société, mis à part d’être habitée par le spectre colonial, est prise, dans sa créativité, par ce problème de la symbolisation. Laennec Hurbon avait déjà abordé cette question sans lui avoir donné la formulation radicale qu’elle reçoit dans cet essai. Il s’est intéressé au travail de dé-symbolisation de la politique, ouverte par la “tentation tyrannique” du lavalassisme. Alors qu’en fait, le processus de perte du symbolique ne touchait pas seulement la politique, mais l’ordre social haïtien, dispersé entre les horizons culturels en tension, qui se repoussent et s’attirent en maintenant un vide de référence, une absence de dogmatisme catégorique. Ce nouveau dogmatisme créole n’est qu’une prétention d’ordonnancement, qui circonscrit son espace de performance, les villes, avec des institutions passablement modernes.
Il faudra penser cette nouvelle symbolisation où la colonialité et la dynamique créole doivent être conjuguées pour saisir les nouvelles références, les nouvelles formes de normativité dans les sociétés créoles, particulièrement dans la société haïtienne. Ce travail qui fera suite à la réflexion sur la dé-colonial-isation entendra décrire la dynamique labile et constamment déterritorialisante des sociétés créoles.
Dr Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade — UEH
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l’axe 2 du laboratoire LADIREP
[i] Je pense à l’important article du philosophe guadeloupéen, Jacky Dahomey, qui a soutenu la thèse que la société haïtienne est traversée par une tendance à l’héroïsme, qui consiste pour les leaders à se livrer à des luttes à mort jusqu’au triomphe du dernier, du vainqueur, le « héros ». Ce dernier impose à tout successeur les mêmes épreuves de luttes à mort afin de le détrôner du pouvoir. Toute l’histoire politique haïtienne n’est que la reprise de cette gigantomachie où le désir de donner la mort, désir d’être vainqueur l’emporte sur l’obligation de protéger la vie, même des innocents. Jacky Dahomey,
[ii] À noter que ce slogan est une formule de guerre et non de politique. Même si l’on reconnaît à tort que la politique soit la guerre menée sur un autre terrain. Vue sur l’angle du symbolique, la politique préserve mieux l’ordre symbolique que la guerre qui apporte un plus grand risque de la structuration de la politique ou du symbolique.
[iii] Je conseille au lecteur de consulter La bête et le souverain pour une idée claire et précise de cette problématique du caractère ambivalent de l’État, souverain, celui qui détient l’ordre sociopolitique et empêche au social ou au symbolique de s’effondrer dans la bêtise. Par ce privilège, il devient celui qui capte la force bestialisante qu’il est en mesure de déployer dans l’ordre social selon ses humeurs. En ce sens, l’État est aussi la bête ou peut le devenir à tout moment.
[iv] L’être-en-face est celui de la lutte et du dialogue. Donc il y a une profonde ambigüité à être en face de quelqu’un même dans le dialogue, qui s’apparente parfois à la lutte continuée par d’autres voies. Dans l’être-à-côté, on est invité à un dialogue par retentissement, c’est une sorte de méditation à plusieurs, d’écoute et de tendresse qui prend l’autre avec respect, avec admiration et précaution.
[v] Ce concept a été employé pour la première fois par Carole Dely, dans son travail de master pour désigner le dépassement possible de la binarité ou de la polarité, homme/femme dans le discours féministe. Je le reprends ici pour penser une nouvelle réalité politique dépassant les individualités s’isolant autour de leurs intérêts respectifs vers un lieu de commun-auté.
[vi] Norman Ajari, Noirceurs. Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXe siècle, Paris, Divergences, 2022.
[vii] Pour moi, c’est le travail de l’historien de faire ressortir les nuances qu’apportent les multiples variations que je ne peux que supposer.
[viii] Bruce Bégout, Accumulation primitive de la noirceur, Paris, Allia, 2014. La noirceur dans la perspective de Bruce Bégout traduit l’état de l’âme remuée du fond d’elle-même en faisant émerger les passions, les émotions les plus obscures. C’est l’âme remuée faisant remonter les forces noires des abîmes.
[ix] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Algérie, 2009, p 282
[x] Frantz Fanon, op. cit, p. 283.
[xi] On attend avec impatience le travail du sociologue Lukinson Jean qui a de très bonnes intuitions de cette pratique de bras dans l’économie affairiste de la société haïtienne. Entre-temps, le bras a deux acceptations dans les pratiques sociales haïtiennes. L’une renvoie à la natation populaire où le bras est une forme de nage à la sauvette. Les propos du président René Préval devenu slogan ou sentences, naje pou w sòti, traduit clairement cette économie de la sauvette qui lie calcul et opportunisme ou faculté de saisir l’occasion, peu importe la manière. Je dois noter que dans cette première acceptation, l’éthique est noyée au profit de la vie ou de l’urgence qu’impose la vie précarisée. Dans ce même ordre d’idée, on reconnaît dans la société haïtienne qu’il faut être prudent de chercher à sauver une personne se noyant. On reconnaît que si l’on s’y prend mal, la personne en noyade risque de noyer avec elle son sauveteur. Donc, le bras est une question de sa vie au risque de noyer tout autre. L’autre acceptation est celle du bras comme instrument de mesure qui se pratique avec les deux bras ouverts jusqu’à se mettre en croix. Faute de mesure conventionnée, les marchands haïtiens de l’informel mesurent les objets filiformes au bras. On voit dans cette pratique tout ce qu’il y a d’informel, tout ce qu’il y a de manque de précision : tous les bras ne sont pas les mêmes selon la taille du vendeur. Le bras peut être donc la mesure de la situation pour savoir comment se tenir. Ou c’est la situation elle-même comme mesure de la posture qu’il faut avoir. L’expression kout bras montre combien le bras dépend du vendeur et de l’occasion. Si c’est un client, le vendeur ne procèdera pas au « coup de bras », mais si c’est nouveau client qui a l’air d’un non-connaisseur de la mesure normale, le risque d’avoir un coup de bras est hautement probable. En conclusion, le bras est une mesure de la vie en contexte de mourance, dans un contexte de politique de la fragilisation, de l’insécurisation, qui consiste à se tirer d’affaire quitte à perdre l’autre par un coup de bras ou par noyade.
[xii] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte, 2010, p. 19.
[xiii] Achille Mbembe, op. cit, p. 21.
[xiv] Op.cit, p.23.
[xv] Op. cit, p. 27.
[xvi] Pierre Legendre, De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Paris, Seuil, p 23.
[xvii] Pierre Legendre, Op.cit, p.19.
[xviii] Op. cit, p. 33.
[xix] Op. cit, p. 35.
[xx] Pierre Legendre, L’amour du censeur, Paris, Seuil, p. 87
[xxi] Op. cit, p. 89.
[xxii] Philippe Chanson, « kreyon Bondye pa gen gòm. Entre résignation et espérance, une lecture du destin dans les proverbes “théologiques d’Haïti », in M. Beniamino et A. Thauvin-Chapot (éd.), Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004, Limoges, Presses universitaires de Limoges, p. 63-84.
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