«La vocation de l'élite», cent ans après. Re-formuler la problématique des élites haïtiennes.

Selon Price-Mars, l'élite haïtienne doit répondre à sa vocation. Tel n'est pas le cas. Une grande partie du livre intitulé La vocation de l'élite, soit les trois premiers chapitres, représente une longue et patiente entreprise intellectuelle, par son engagement citoyen, et scientifique, par le souci de vérité qui l'accompagne. Dans ces chapitres, l'auteur s'impose une démarche qui part de la formation historique de l'élite à ce qui pourrait être sa vocation en transitant par ses modes de dominations politiques, économiques et psychologiques de la masse paysanne haïtienne. Sans trop tarder, mais pour le signaler d'entrée de jeu, je souligne que la sociologie pricemarsienne retient le dualisme élite-paysannerie, et semble faire de cette tension entre les deux "classes" le fond de la dynamique sociale, économique et politique de la société haïtienne. Evidemment, Price-Mars a montré qu'au sein de cette dualité, chacun des groupes ou classes comprend une diversité propre (surtout au regard de l'élite), des tensions endogènes, qui ne réduisent pas la force de la tension existant entre élite et paysannerie.
Pour fixer la vocation de l'élite, il faut avant supposer que cette vocation ne soit pas entendue, qu'elle ait été ratée par certains de ses aspects. En tant que cette élite ne répond pas à ce qui l'appelle, il devient urgent, surtout en situation d'occupation étrangère de rappeler ou de fixer ce à quoi elle est appelée. Il faut d'abord restituer la constitution généalogique de cette élite et suivre son mode de consolidation pour mieux comprendre d'une part ce qui explique qu'elle ne tient pas sa promesse, d'autre part, que cette promesse non-tenue prend la forme de l'exploitation de la masse paysanne, bref reconduit d'une manière édulcorée le dispositif colonial esclavagiste. Telle est la préoccupation de Price-Mars dans la vocation de l'élite. Après avoir restitué le mouvement global de ce texte, il sera question de savoir si les constats faits par Price-Mars, il  y a de cela cent ans, sont encore valables. Il est clair que la validité des arguments de Price-Mars permettra de remarquer du point de vue structurel que la société haïtienne n'a pas trop bougé, les lignes sociopolitiques, économiques et culturelles de démarcation ou de distinction restent les mêmes: colonialité du pouvoir et de la couleur de peau justifiant l'exploitation et le mépris des paysans. Toutefois, c'est à la lecture de Price-Mars et sa manière de décrire à la fois l'économie générale de la société qu'il faut s'intéresser pour mieux constater les limites de certains arguments.
 Price-Mars considère qu'au lendemain de l'indépendance, la société haïtienne a été composée de deux groupes sociaux marquant la dissolution du groupe des colons blancs. Certes, il a souligné que le groupe des généraux n'était pas homogène, puisque parmi eux certains ont eu d'expériences plus anciennes et ancrées de la liberté, des lettres et de la gestion administrative, et d'autres, sans expériences certaines, se livraient à une course effrénée vers la gloire ou le pouvoir. Il est clair que cette observation ne devrait être l'objet d'un simple signalement, puisque la division constatée au sein de ce qui constitue la classe des élites n'est pas sans conséquence politique sur le grand nombre, non plus sans effets de politique économique dans la gestion du bien commun. Cet aspect a été ignoré. Il faudra le prendre en compte pour mieux saisir, de prime abord, les conséquences d'un choix de l'élite qui répond bien à sa vocation conformément au dispositif colonial qui, s'il est constamment nommé, n'est pas pris en charge de façon soutenue. Or, selon moi, toute la question de la vocation de l'élite ne peut pas seulement prendre l'allure d'une simple méditation historique de la formation de l'élite, elle doit poser suite aux données socio-historiques le sens cette formation.
L'enjeu de la lecture de Price-Mars de la vocation non tenue de l'élite est dans ce qu'il semble accepter pour évident: l'importance de la culture intellectuelle dans la constitution d'une élite, qui devra conduire à l'amélioration des mœurs, etc. Ce malentendu, s'explicite par la place même que Price-Mars a occupé dans la dynamique sociale et culturelle de la société de son époque, et sa tentative de rappeler à l'élite sa vocation et fixer les termes de cette vocation. A ce moment précis Price-Mars est à considérer comme la figure idéale de l'élite, dans le sens même retenu par lui de l'élite, définie par les qualités intellectuelles et morales qui devraient guider les choix politiques et de politiques économiques.
Comprendre la question de l'élite de ce point de vue c'est la manquer de manière irréversible, en ce que le propre de l'élite n'est pas encore la culture de l'intelligence, mais plus précisément la culture de la terre que j'entendrai comme condition phénoménologique de la tradition, du rapport au sens fondamental, c'est-à-dire au sens primordial qui aurait rendu possible tous les sens possibles. Le problème de l'élite se pose non pas parce qu'il y aurait une vocation manquée mais parce que cette vocation a été inaudible et inétendue. Reprendre la question de la vocation de l'élite c'est la formuler de manière plus pertinente. Ainsi parla l'oncle serait, dans cette perspective, plus utile que la vocation. Toutefois, il faudra aller en-deçà de ce que pose Ainsi parla l'oncle. Il ne s'agira pas seulement de restituer une dignité ethnologique au vodou, au folklore qui aurait apporté à l'élite déprimée et humiliée une consistance anthropologique, un brin d'identité de rechange remâchée et acceptée en temps d'occupation étrangère. On est en face d'une pratique compensatoire dont la temporalité est le temporaire. L'identité acceptée, composée d'éléments africains ou paysans n'est qu'une béquille pour des jambes fracturées.
Or, si l'on prend la question par son aspect radical, génétique, et l'on se pose la question, comment advient l'élite d'une société, l'on devra comprendre que l'élite ne tient pas sa vocation de valeurs exogènes qui maintiennent une déchirure entre soi et soi-même, qui reproduisent les systèmes de distinction par la couleur, par le savoir, tel que cela s'est institué en modernité européenne. La vocation de l'élite doit venir de ce qui appelle la communauté au commun, à l'unité, tendue soit-elle. Ma dernière question, pour arriver à la reformulation de la question de la vocation de l'élite, prendra la forme suivante: qu'est-ce qui sourd du fond de la communauté haïtienne et appelle au commun ? Autrement dit, quel sens le commencement phénoménologique, l'origine de la société haïtienne, a-t-il laissé du fond de la tradition haïtienne ? La réponse à cette question fondamentale doit guider l'institution d'une élite haïtienne et définir sa vocation.

La vocation de l'élite
Si, à un moment historique quelconque, il arrive de poser la question de la vocation de l'élite, il faut avouer que cette question est signe d'une absence. C'est en vue de fixer ce que pourrait être la vocation de l'élite que Price Mars s'est intéressé à l'aborder à un tournant important de l'histoire politique,  économique et culturelle de la société haïtienne. Donc, la démarche consiste d'une part à décrire les modalités de cette absence, ensuite, le contenu que cette vocation doit recevoir pour devenir effective afin de mettre en fin de compte la société sur la voie du progrès.
a) la formation historique de l'élite haïtienne
L'élite haïtienne tire ses racines historiques, culturelles et idéologiques de l'expérience coloniale esclavagiste, fondée essentiellement sur le discours de la race comme mode de partage du monde en eurochrétien, détenteur de la civilisation et du salut, modèle de beauté et générosité, et en sauvages ou barbares, africains ou indiens, placés du côté de la non-culture, de la perdition et du rachat par le travail. Un troisième groupe est advenu par la mise en relation, sous les formes diverses de la violence et du viol, ont donné naissance aux métis composant en partie la " classe des hommes de couleur ".
Tous les trois groupes recensés portent la marque de l'hétérogénéité. Le groupe des colons blancs sont composés d'une part de français, d'espagnols, de hollandais, d'anglais, etc. Il se divise en grands propriétaires, en petits blancs et en représentants de l'administration métropolitaine dans la colonie de Saint domingue. Un autre élément doit être ajouté à cette analytique de la classe des blancs concerne leur origine sociale en France métropolitaine. La majorité des blancs composant le groupe de colons dans la colonie Saint domingoise, ou ailleurs, vinrent des prisons, des hôpitaux, des maisons closes, etc. Ce furent des gens de mauvaises vies et mœurs dont la société française s'est débarrassée et protégée en leur accordant une seconde vie dans la colonie. Il faut retenir, de manière précise, que les colons qui sont arrivés dans la colonie de Saint domingue auxquels est incombée malencontreusement la charge d'organisation n'ont pas eu de bonnes mœurs et de bonne vie, ils ont mis en oeuvre cette complexion au contournement des règles sociales par toutes les formes de contrebande, par les pratiques de jeu et les viols et  violences perpétrés sur les négresses particulièrement. Anthropologiquement, le groupe qui était appelé à donner le ton dans la colonie du fait de son statut politique, culturel et économique s'est manifesté par des pratiques répréhensibles.
Donc, il est inévitable que toute la colonie ne soit qu'une dynamique de contournement et de mystification, d'exploitation et de jouissance, de jeu et d'humiliation, de contestation des privilèges des uns et de souci de justifier la place des autres.
L'élite haïtienne se conçoit dans cette incubation. Elle porte la mémoire de cette désolation qui a caractérisé la vie coloniale. Elle a repris de l'anthropologie coloniale, le racisme que j'entends dans le sens double de la passion du pouvoir pour la couleur épidermique et pour la culture de l'eurochrétien. Il s'agit là du grand cadre discursif de légitimation dans lequel s'inscrit l'élite naissante tout en mettant en scène les malversations les plus notoires, exploitation de la masse paysanne, héritière des esclaves noirs, enfermés dans les habitations et dans la plus obscure ignorance tout en frappant de nullité ses propres créativités, par exemple le créole et le vodou. Historiquement, l'élite haïtienne est née de la rencontre des européens et des africains, laquelle rencontre a donné grâce au discours anthropologique, théologique et philosophique de hiérarchisation des races humaines conduisant à toutes les pratiques d'indignification. Il s'agit des pratiques qui visent le raturage de la dignité comme condition de l'humanité. Tous les choix de politique économique mise en place par l'élite haïtienne s'inscrit dans ce projet et trahit la passion blanche (coloniale) de cette élite.

Les politiques économiques de l'élite haïtienne et la bestialisation du paysan
L'histoire présente la politique haïtienne comme un choix répété d'orientations économiques dont les buts inavoués concernent l'appauvrissement de la masse paysanne au détriment de laquelle l'élite vit gracieusement. Price-Mars choisit ses arguments des politiques économiques, des décisions fiscales ou des modes d'imposition sur les denrées récoltées par les paysans. Par contraste, il met en relief la fainéantise de l'élite qui se complaît à mener un train de vie luxueux tout en écorchant vif les paysans.
On doit faire remarquer plusieurs éléments pour mieux faire ressortir l'aspect humiliant et indignifiant de cette politique élitaire. D'abord, il faut constater que l'élite haïtienne historiquement, mis à part quelques cas isolés-je pense à Edmond Paul plus particulièrement-, ne s'est jamais interrogée sur les modes alternatifs de développement économique qui aurait d'une part amélioré la production et allégé la tâche des paysans. Très enorgueillie de sa prétendue science grâce à laquelle elle prétend justifier sa supériorité. En dépit de cette science supposée, elle était incapable d'inventer d'autres formes alternatives de production que la culture rudimentaire de la terre. Fritz Jean a accordé une large attention à cette politique de la rente qui ne parvient pas à donner accès à l'alimentation décente à tous les citoyens, qui favorise au contraire, en conséquence, l'enrichissement au détriment de la société haïtienne.  A l'inverse, l'élite profite de ces maigres récoltes pour se nourrir et tirer les moyens de son confort, de ses pratiques de jeu, de citadins par des taxations exorbitantes.
Voici ce que dit Price-Mars: " non seulement nous faisons travailler pour notre nourriture de chaque jour, mais encore,  pour le confort et les aises de notre existence bourgeoise, pour faire fonctionner et maintenir les rouages de cette machine complexe qu'est un état moderne, enfin nous faisons travailler pour savourer les jouissances qui rendent la vie digne d'être vécue.  Et c'est pourquoi nous avons enfanté cette autre monstruosité économique d'édifier l'armature de notre système fiscal en un groupe d'impôts établis sur notre principal produit d'exportation.
Cet impôt à lui seul, constitue des plus révoltantes injustices dont se repaît notre société.
Il a un caractère de classe parce qu'au lieu d'être universel, il ne frappe qu'une catégorie d'Haïtiens : les paysans, les seuls ou à très peu près les seuls producteurs de café. Il a un caractère odieux parce que l'élévation de sa quotité est équivalente au 4/5 de la valeur marchande de la matière imposable. Il a enfin un caractère hypocrite parce que son mode de perception étant indirect, son incidence retombe lourdement sur le sol."  (La vocation de l'élite, Fardin, 2002, p. 68-69)
L'élite établit un système de contrainte par l'impôt qui est un système d'exploitation, de parasitage et de domination. Malgré l'apport substantiel de la paysannerie à la subsistance de cette élite parasitaire, elle se voit marquée par la paresse.  Cette logique qui consiste à exploiter et dénier cette exploitation par le jugement de la paresse ou de la fainéantise fait partie du même dispositif d'exploitation dont le but est d'inciter par la dissuasion ou le reproche les dominés à travailler davantage. "Il n'est pas rare d'entendre répéter, continue Price-Mars, autour de nous que le paysan est très paresseux. " (p. 69) Cette logique discursive d'exploitation a été récemment relevée par Carole Oudin Bastide dans son importante thèse sur le travail, le capitalisme et le travail. On a souligné la relation entre capitalisme et valorisation du travail et critique du vagabondage, de la mendicité et de la pauvreté comme marque d'entrave à la réussite de soi et au développement économique de la société. Ils sont rares les auteurs à lier capitalisme, travail et jeu.  Caroline Oudin Bastide montre qu'en réalité, les colons s'irritent de la paresse des esclaves qui se tuent au travail du lever au coucher du soleil dans les champs de cannes, de café pour offrir à ceux -là les moyens de perdre leur avoir au jeu. Cette logique d'exigence de travail aux esclaves et de paresse des colons passant leurs journées à s'user aux jeux de hasard a été reprise ici par l'élite haïtienne qui se la coule douce au détriment des paysans.
Aujourd'hui, afin de montrer l'actualité des réflexions de Price-Mars, un nombre important de l'élite ont vilipendé la somme faramineuse de plus de trois milliards de dollars américains à la charge de la paysannerie et des gens de la classe populaire de rembourser à coup de taxes et d'impôts. Une frange de la bourgeoisie historique soutenue par des agents politiques de sous-traitance ont fait main basse sur l'argent emprunté au détriment du grand nombre qui,  paradoxalement, est chargé de travailler à la fois pour rembourse et financer de sa misère le système de rente. "Si l'état c'est nous l'élite qui l'avons toujours formé- et à moins que je ne m'abuse, - il me semble que de tout ce qui précède nous avons le droit de retenir comme irréfutable que la domination économique du peuple par l'élite à pris dans le passé et se poursuit dans le présent sous la forme la plus odieuse et la plus tyrannique. "  (p. 73) Cent ans plus tard, la conclusion reste entièrement valable. Immanquablement, cette persistance doit dissimuler des structures psychologiques qui auraient inspiré à l'élite haïtienne cette compulsion à la répétition.

b) La structure psychologique de l'élite haïtienne. Explication de la vocation ratée
" L'une des conséquences les moins imprévisibles des horreurs de l'esclavage fut d'inspirer à ceux qui venaient de s'en libérer par les atrocités de la guerre, une répulsion caractérisée de l'ouvrage manuel. C'était de la nature des choses." (p. 95.) Dans la colonie, peut-être faut-il préciser que la colonisation des Français a laissé son empreinte chez les anciens colonisés qui ont hérité de parti pris pour l'intellectualité, du cartésianisme se perdant dans la ratiocination infatigable par le mépris pour les pratiques manuelles. C'est toute la tradition de la pensée occidentale qu'il faudrait convoquer pour comprendre ce qui se joue dans cette division entre activités intellectuelles et activités manuelles. La main ici n'est que la métonymie du corps,  de la corporéité, de la matérialité et de la nature, brute et obscure. Alors que l'intelligence témoigne de l'esprit, de la finesse,  de la clarté et de la connaissance. A cette première couche de distinction, il faut ajouter celle de la civilisation et de la barbarie en reconnaissant que l'intelligence est à la civilisation ce que la main est à la barbarie. Est-ce pour cette raison que les colons blancs dont l'intelligence est l'attribut répudient le travail tout en l'abandonnant aux sauvages africains, rivés à la terre ou à la nature. Le mépris que l'élite haïtienne voue aux pratiques manuelles traduit un profond souci de se vivre comme civilisés.  La contrepartie de ce mépris et la passion délirante pour le verbiage trouvent leur manifestation dans ce que Price-Mars désigne avec justesse de verbomanie, qui est" une affection dont le caractère principal est un entraînement à parler et à discourir. C'est une tendance pathologique d'où la conscience et la volonté ne sont pas toujours bannies, à jongler avec des paroles du sens desquelles on ne se rend pas exactement compte , une tendance constitutionnelle qui pousse certaines catégories d'individus - dont le nombre augmente de plus en plus - à parler,  à créer,  en paroles des situations dépourvues de réalité objective ou dont ils n'ont que des notions vagues, empruntées, jamais personnelles souvent même pas  bien assimilées. La verbomanie est constituée chez les individus, par l'excès de durée et d'intensité et par le caractère anormal des manifestations verbeuses. " (Passage cité par Price-Mars de Oussil-Lourié) Ce passage n'est pas analysé par Price-Mars alors qu'il comporte des éléments psychologiques, psychanalytiques importants pour reconstituer les traits psychologiques de l'élite.
La verbomanie telle qu'elle est définie renvoie à une passion de la parole,  qui est la manifestation d'un vide affectif lié à l'estime de soi, qui cherche à s'affirmer par l'exhibitionnisme, la mise en avant d'un ego pris dans la relation spéculaire. Cela  correspond à la métaphore du tonneau vide qui fait répandre le plus de bruit du fait même de sa viduité. Il s'agit bien d'un problème psychoaffectif qu'exprime cette difficile rencontre avec soi-même produisant en conséquence l'incapacité à subir l'épreuve de soi qu'impose la pensée rigoureuse, la méditation ou la pensée patiente. Cette fuite, ce délire de la fuite renvoie aussi à la question de l'affectivité souffrante ou endolorie du mépris de son statut ou de son être dans la hiérarchie de la civilisation et du progrès forçant à être toujours dans l'image de l'autre. L'élite haïtienne est autre d'elle -même, vidée ou dénoyautée ou évidée de tout sentiment d'être soi-même par soi-même, elle se  met à performer sur la scène de l'autre, le  colon. Dans ce cas, toute autorité lui vient d'ailleurs. Toute sa légitimité se met en oeuvre sur cette scène qu'elle maîtrise tant bien que mal en rendant la risée de l'autre, l'ancien maître.
En réalité, l'élite joue sur deux scènes: une scène de performance pour avoir la faveur de son ancien maître qui doit lui attester qu'il est civilisé comme le maître, une scène où elle se montre inatteignable du/par le peuple. Cela aussi le conforte de sa différence civilisatrice qui devient son fond de commerce. Fanon et Memmi ont décrit amplement cette dialectique de l'ambivalence, cette double conscience qu'il faut interpréter en dernière instance comme la marque de celui ou celle qui n'est pas capable de s'approprier à la première personne du singulier ou du pluriel. L'élite haïtienne n'est pas autonome. Elle n'a pas la capabilité pour inventer un monde commun, puisqu'elle ne se connaît que dans le reflet de son père et dans le mépris de sa terre.

Les conséquences de la posture mystifiante et dominatrice de l'élite : misère morale du grand nombre, manque d'autorité politique. Nouvelle vocation
Des pratiques de "domination économique" et des dérives psychologiques conduisant à la verbomanie ressort la misère morale de la société haïtienne livrée à toutes les pratiques de malversations et de corruptions. L'élite consacrant tout son temps à penser aux techniques les plus grossières d'extorsion de la paysannerie ou des pauvres gens produit, réactualise la situation de méfiance et de manque de légitimité. Se refusant à se redresser en mettant en place des institutions viables, susceptibles d'assurer l'épanouissement du grand nombre devient de plus en incapable, peu crédible, pour conduire la société. Price-Mars se persuade que le renouveau est possible par la mise en oeuvre de l'école, qui pourrait avant permettre la recomposition d'une élite renouée à sa vocation qui comprend deux volets : intellectuel et moral. La culture intellectuelle reste le pilier incontournable de l'élite, cela a été attesté dans l'histoire politique et sociale haïtienne par la nécessité rencontrée par l'état haïtien de préserver la vie de certains français  cultivés au moment de l'indépendance. Il n'est pas possible de faire société sans l'existence d'une élite dont la vocation est d'assurer l'orientation intellectuelle ou scientifique du peuple, travailler à son éducation qui pourra garantir son développement économique, culturel et moral. Toutefois, cet aspect ne suffit.  L'élite haïtienne, en dépit de la qualité intellectuelle de certains, se trouve engluée dans le marasme moral. Il arrive que,  ce constat ne vaille pas seulement pour l'élite haïtienne, celui ou celle qui aurait le haut niveau intellectuel ou le plus brillant, soit entaché-e des vices les plus notoires. Évidemment, ce contraste n'a pas moins sa source dans l'expérience coloniale esclavagiste marquée par les plus grandes dépravations, même de certains prêtres ou juges.
Incapable de se soumettre aux règles de la morale publique, l'élite haïtienne se trouve illégitime à imposer des codes de conduite au peuple. Cet aspect de la question, Price -Mars ne fait que l'aborder de manière allusive.  Sa préoccupation répétée de rappeler l'élite à sa vocation par le redressement moral et intellectuel signale que cette illégitimité à conduire le peuple est conséquence de son relâchement moral, eu égard au bien public, et a pour conséquence le laisser-aller populaire : cela a reçu l'étiquette, dans les années 1991, de bambauche démocratique. En réalité, la bambauche démocratique n'est que la forme de promiscuité du peuple et de l'élite en matière d'irrespect des règles politiques d'égalité et justice qui prend la forme de jouissance récréative de droits, indépendamment des devoirs.
La chose est plus  complexe qu'on ne le dise. Si Price -Mars a tenté à pied joint une sociologie de l'élite haïtienne, il n'a pas su restituer toute sa complexité sociologique qui montre combien cette élite est divisée au regard même de la texture coloniale qui donne cohérence à la société haïtienne.  D'abord, il faudrait faire ressortir d'une typologie de l'élite par la couleur de peau, par le temps d'établissement dans la société haïtienne (il faut marquer une distinction liée aux récits mémoriels entre les mulâtres ou noirs de 1804, les commerçants étrangers, les "arabes" et récemment le ramassis de parvenus créés par le noirisme et les opportunismes offerts par le bordel politique de ces 30 dernières années. Il y a là matière pour élaborer une sociologie de la "bourgeoisie haïtienne tout en mettant à les logiques d'alliance, les formes d'entente, de mésentente et leur main mise sur le pouvoir politique, leur mode enrichissement, leur manière de produire de l'exclusion, leurs critères d'intégration, etc.) et par l'accès au savoir occidental, tout en cherchant à comprendre les formes de tension, de lutte qui se déclarent entre ses différentes franges. D'autre part, il faudrait prendre en compte, les parvenus de la paysannerie qui,  à force d'éducation plus ou moins solide, en sont arrivés à occuper des places dans l'espace symbolique et social. A côté de cette première typologie, on devrait être attentif aux relations d'élite intellectuelle, économique, agricole ou artistique, etc., dans le procès de "distinction" ou de capitalisation de leur ressource respective au sein du marché symbolique et économique. Price-Mars donne la raison qui explique la prédominance de l'intellectualité comme condition de l'élite. Cela n'invalide pas l'existence d'autres types de l'élite qu'il serait plus pertinent d'écrire au pluriel : les élites.
Au sein de ces élites se livre une lutte pour la distinction au regard du capital économique très valorisé et le capital intellectuel en mal d'affirmation du fait de sa faible convertibilité en capital économique, donc rentable et susceptible de garantir la sûreté de la condition matérielle d'existence. En dehors de cette sociologie des élites haïtiennes qui auraient dégagé la tension, la dissension qui s'établit entre elles, il est difficile de cerner une partie du problème de l'indifférence des élites face aux paysans,  à ce qu'on appelle confusément "classe populaire". Le dialogue de sourds dont parle Jean Casimir tient de cette dissension, et l'abandon constaté du peuple prend son sens de cette lutte intestine des élites pour des parts qui donnent lieu à des calculs de groupe, personnels au détriment du commun qui ne s'est jamais institué véritablement en Haïti. Les raisons sont multiples. Certaines ont été mises à jour par Price-Mars: l'héritage colonial fondé sur la division et la hiérarchisation des relations sociales, leur racialisation exigeant des critères de sang pour se faire admettre dans des endroits, les clubs, de la société, divisée elle-même en haute société et en peuple.

Le véritable problème de l'élite. La question de la tradition
Price-Mars, encore une fois, a effleuré le problème sans l'énoncer explicitement. Il a soutenu que l'élite n'est pas enracinée, elle serait engoncée à des déterminations historiques reçues comme des formes d'enracinement anthropologique. Si,  en réalité l'enracinement est en partie une fiction et risque de conduire, lorsqu'il est enkysté,  à des affectivités retorses, il n'est pas moins important d'en produire. C'est une nécessité anthropologique que l'homme trouve un point d'attache,  son point d'encrage, dans le flux de l'existence dont la forme essentielle est le temps. Cet encrage, en fait, n'est que sentiment d'être, qui donne de manière vague et nébuleuse le sens de son être au monde, qui ne saurait trouver sa fondation dans les expériences de domination, d'exploitation ou de réification dont l'effet est la rupture de soi à soi, le traumatisme.
La domination coloniale, pour avoir affecté profondément tous ceux qui ont été parties prenantes de l'expérience esclavagiste a produit une aliénation primordiale dans laquelle est prise l'élite haïtienne et par elle explique sa compulsion de répétition, décrite par la psychanalyse comme le fait ou la manifestation d'une affectivité bloquée sur un traumatisme devenant par ce fait un mouvement circulaire coupé de son flux temporel sain. Dit en ces termes, il faut remarquer que ce que l'esclavage a fait rater aux hommes et aux femmes se livrant à corps et à cri dans la fournaise coloniale c'est une expérience saine de la terre. Pour mieux comprendre ce qui est ici postulé, je dois m'arrêter à cet autre postulat phénoménologique, condition de toute anthropologie émancipatrice. Le postulat phénoménologique en question s'énonce ainsi : l'agri-culture est le commencement de la culture. Autrement dit, la culture de la terre est le commencement de la culture et du sens,  puisque le sens se libère de la confrontation de la sensibilité humaine, par l'épreuve, avec la terre qui ne se meut pas (Price-Mars est vaguement conscient de l'importance de la terre: "ce fut la première grande faute de l'élite: la désertion de la terre" (p. 93). Or, dans le contexte colonial esclavagiste ce sens est aliéné dans le travail servile, c'est-à-dire le travail dont le sens appartient à l'autre, au colon. Tout sens produit ne se produit que dans les bornes du discours colonial, discours altérisant qui capte déjà le sentiment d'être soi-même autre. Les expériences du vodou, de la langue créole témoignent de cette difficulté à faire advenir un ordre créole véritable qui dès lors se voit marqué d'ambivalence. Voilà, si l'on veut, la rationalité anthropologique de la société haïtienne dont l'élite porte le trait le plus prononcé. Cette ambivalence veut dire aussi qu'une synthèse,  active ou/et passive, a du mal à naître. Donc, c'est le problème de l'identité qui est posé. Identité ne veut pas dire qu'on est dans un rapport unitaire avec soi-même, elle peut vouloir aussi signifier que l'on a l'ipséité disponible pour se réclamer de quelque chose à partir de soi-même. C'est la manière anthropologique de faire l'expérience de la raison pratique, où l'on ne se sent pas préalablement déterminé par une force ou volonté extérieure sans son consentement.
J'ai parlé de tradition ci-dessus pour soutenir que le problème des élites haïtiennes, à côté de la tension qui se dégage entre elles, c'est celui de l'absence de la tradition. C'est -à -dire, l'expérience de la terre ayant été vampirisée par le capitalisme esclavagiste a laissé des zombis qui ne font singer le geste du maître, et par moment, occupant la fonction de commandeur, se montrant plus terrifiant, plus monstrueux que le maître.
L'élite haïtienne est happée par la relation spéculaire. Elle n'est pas encore dans une autoconscience d'elle -même.  Même s'il faut saluer l'effort et la grande lucidité de Price-Mars, il faut admettre que lui aussi soit affecté par la passion de l'éducation à l'occidentale, du système politique occidental. Le problème de l'élite est son incapacité à se vivre responsable,  à répondre d'elle -même en tant qu'elle aurait commencé quelque chose. Car répondre c'est donner raison. Être responsable c'est d'abord se vivre comme instance de fondation, d'origine évidemment en raison de ce dont on doit répondre. Si l'élite n'a pas su répondre c'est qu'elle n'avait rien fondé concernant la société haïtienne.
N'avoir rien fondé n'est pas réductible au fait de n'avoir pas de fondation. La fondation de la société haïtienne a été occultée par la forme de passion qui a hanté la sensibilité haïtienne emprise du discours de légitimité du racisme occidental et s'est enfermée, par intérêt bien calculé -critère de couleur, critère de savoir-, dans la colonialité alors qu'elle oblitère ou diffère (Jacques Derrida) les questions fondatrices de la dignité, de l'égalité et de la liberté. La différance qui est le fait de différer,  de renvoyer à plus tard, semble accuser -cet aspect n'est pas explicitement présent chez Derrida-, la difficulté de faire l'expérience de soi du fait l'imposante présence de l'altérité devenue surplombante  (je reviendrai plus en détail sur la relation de différance à la responsabilité et l'affectivité souffrante pour expliquer pourquoi l'Haïtien a beaucoup de peine à se vivre responsable de ce qu'il fait. Il incombe toujours la faute à l’autre).
Une élite, de mon point de vue, doit se poser en gardienne de la tradition posée  comme lieu de sens fondamental de la communauté. Par exemple, la tradition occidentale pose le pouvoir politique dans un complexe théologico-philosophique reconnaissant l'origine religieuse ou divine du pouvoir politique, domestique, etc. En dépit de la révolution copernicienne instaurée par Machiavel qui semble ramener tout ce qui a été attribué à Dieu à l'homme, donner à la politique une texture humaine, le théologique ne cesse de sous - tendre la pensée politique occidentale. Malgré ce changement de paradigme, la tradition est restée invariée, du fait de la représentation du pouvoir comme un dans son origine, divisé par sa manifestation, de conserver au peuple la figure de la souveraineté de Dieu. Une passion de l'unité et de la pureté gît au cœur de cette tradition pour se déployer (ce sur quoi j'ai déjà exposé dans un autre texte présent sur le  blog), en machine d'unification et de purification.
Pour s'être résistée, pour avoir lutté contre ce dispositif traditionnel, le passage de Saint domingue à Haïti,  de la colonie esclavagiste à la nation libre, une contre-tradition s'est signalée.  Elle n'a pas été instituée. C'est là la faute à l'élite haïtienne, qui n'a pas su ou voulu répondre de "l'esprit de la révolution" (J.W.Gustinvil), du geste fondamentalement "a-colonial"  (A.  Camilus) de cette révolution, dont le nom est dignité (humanité), égalité et liberté.  En gros, ce fut le projet d'une lutte en faveur de l'humanité qui a exigé une nouvelle orientation à la politique qui devrait se passer de la citoyenneté au profit de l'humain, décloisonner les classes, les ouvrir à la disponibilité comme éthique et horizon de la politique.
La nouvelle vocation qui doit faire advenir de véritables élites haïtiennes doit se retrouver dans l'épreuve de soi, le courage d'être (Paul Tillich) qui fait appel au choix éthique d'être et à la capacité à accueillir les corps rendus indignes par le dispositif réifiant, déshumanisant et inhumain de tout système politique et économique. Telle est la tradition qui doit donner corps aux élites haïtiennes et les rendra dignes de l'héritage de la tradition inaugurée par les luttes des esclaves au nom de la dignité. En dehors de cela, elles ne font que trahir l'idéal de communauté que porte l'histoire haïtienne, elles sont des traîtres à cet idéal, et des incapables d'être dans l'humanité.
Aujourd'hui, la vocation des élites ne peut plus prendre la forme de formation intellectuelle et de vertus morales liées au dispositif colonial qui, en proposant des concepts enferme en même temps dans les pratiques avilissantes d'humanité. Ces concepts ont servi pour justifier et condamner en même la servitude: il faut en finir avec cette pensée  du double sens. C'est au cœur de la contestation du dispositif colonial qu'il faut sonder la nouvelle éthique qui point, la nouvelle politique à inventer. Le rôle de l'élite à venir sera d'inventer un monde de dignité avec l'humanité comme horizon contre la culture politique, économique et anthropologique du profit ou de la rente ou de la rentabilité. Toute politique de la rente est une nécropolitique occidentale, une économie qui produit des vies de trop, une anthropologie de production d'êtres exclus, d'hunanité divisée d'avec elle-même au nom de la race. Il ne saurait avoir trop d'humains ou d'humains en trop dans une politique nourrie par l'éthique de la dignité. Il ne s'agira de revenir à la morale pour normer la politique,  il s'agira de sauver la politique en la ramenant à son sens profond : permettre de se vivre digne, c'est -à-dire de se vivre comme grandeur irréductible.
 Edelyn DORISMOND
Docteur en Philosophie,
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie 
Professeur au Campus Henry Christophe de Limonade-UEH
Directeur scientifique de CAEC.
Directeur de l'IPP
Membre du Laboratoire  LADIREP

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

« Réalisme » politique haïtien. Imagination et politique de l’é-mancipation

Qu'est-ce qu'une vie humaine en Haïti ?

Décolonialiser la vie politique haïtienne (La sympathie contre la bêtise)