La crise de l' « esprit » haïtien. Diagnostiquer et libérer l'idéal haïtien de faire monde



        


    « […] Or chacun devrait avoir conscience que même un homme de théorie, dont l'existence est vouée à la pure connaissance, dépend de la situation sociale et de la praxis politique.
C'est la société qui permet d'abord la distance requise de nous comme obligation professionnelle. 
Il serait illusoire de croire que la vie consacrée à la théorie ne puisse jamais être délivrée de l'existence politique et sociale avec ses contraintes. »   
Hans-Georg Gadamer


            La question de la crise, mais particulièrement de la crise de l'esprit (dans les sociétés précisément européennes) s'est toujours imposée au temps d'impasses culturelles ou idéologiques, au temps où les horizons qui témoignent de l'ouverture de la temporalité et des créativités humaines, s'obscurcissent, s'estompent et indiquent ainsi le marasme du temps présent, la difficulté à venir du nouveau. Nous la rencontrons, cette question, en ce qui concerne l'histoire de l'Europe, depuis la Renaissance. Même s'il n'a pas pris la formulation explicite d'un questionnement sur la "crise de la conscience européenne", la Controverse de Valladolid qui mettait en présence Las Casas et Sépulveda, les partisans de l'humanité des Indiens et les partisans de ce qui se doutait de la réalité humaine des Indiens, était déjà une manière voilée de s'interroger sur l'esprit de l'Europe chrétienne et de sa place dans le monde se composant par extension et expansion. L’œuvre gigantesque de Rabelais était aussi une réponse à cette crise, etc. Toutes ces œuvres ont compris cette économie essentielle pour la société de faire le bilan de son évolution, de saisir le sens de cette évolution en prenant en compte le temps déjà parcouru et le temps qui reste : tout l'enjeu concerne le présent et la créativité.
            Cette philosophie de l'esprit (il serait, par précaution de confondre mon intention au projet hégélien, mieux de parler de phénoménologie - sens husserlien de faire venir la chose en chair et en os), qui se révèle à chaque fois une démarche évaluative, fait constamment ressortir quelques lignes de force directrices. Ce sont ces lignes directrices qui souvent sont définies comme l'esprit de la société. Par esprit, il faut entendre, selon Derrida, qui parle des "spectres de Marx" pour décrire la "hantise historique de la pensée de Marx dans le capitalisme triomphant. Cette lecture derridienne a été reprise d'un certain point de vue, celui de comprendre l'esprit de la révolution haïtienne, par le philosophe Jean-Waddimir Gustinvil[1] pour rappeler qu'"héritiers" de la révolution, nous devons être en situation de  réception, laquelle réception appelle plusieurs façons de penser les spectres de la révolution (haïtienne).  Esprit donc est entendu dans le sens de l'intuition fondamentale qui a été déposée dans le rapport primordial de l'homme à la terre ou à la nature et qui devient déterminant fondamentalement (hantise) dans l'institution du sens en général, ou de tous les sens à venir.  Ce sens, en tant qu’il génère d'autres sens ou inspire les activités sensées à venir mises en place, et revient par récurrence dans la génération d'autres sens, se trouve à la fois au passé, à l'avenir et au présent dans lequel il semble être en veille. L'esprit a donc aussi de la signification de spectre, d'une sorte de revenant qui hante le sens présent et futur depuis sa révélation au passé.
            Lorsque nous parlons de l'esprit haïtien pour lequel, en vue d'une meilleure compréhension construite par analogie, nous avons fait référence à ce qui a eu lieu en Europe chez les intellectuels ou penseurs européens, il s'agit de souligner l'importance du sens fondamental de l'être-au-monde de l'Haïtien, en d'autres termes, du rapport à la terre ou à la nature d'où s'est constitué le sens primordial de l'institution que représente la société (haïtienne). Donc, la démarche consiste à nous demander quel est le sens, à la fois direction et signification, qui a été mis en place de la relation de nos ancêtres à la terre. Nous avons fait appel à une nouvelle notion, l'ancestralité, en vue de souligner d'une part la relation de l'esprit aux ancêtres, le sens qu'ils ont établi dans la réalisation de leurs différentes initiatives devenues fondatrices de notre être-au-monde. L'esprit est bien ce sens, cette intention qui nous place dans la condition d'héritiers. Évidemment, en tant qu'héritiers, nous sommes en droit de recevoir selon nos humeurs ou nos raisons, nos attentes ou nos espérances ce qui nous a été offert en héritage. Ce sens de l'héritage qui se donne comme réception et non comme donation est important. Il place la focale du point de vue de l'héritier et non du donateur, même s'il ne faut pas négliger le point de vue de celui-ci, qui suggère d'une manière ou d'une autre les modalités de l'héritage. C'est dans cette perspective que se pose le constat de la crise de l'esprit haïtien, définie comme l'expérience du hiatus entre l'esprit de l'héritage et les modes de réception, de sa constitution en héritage produisant un écart, un malaise dans la tradition ; donc un malaise dans le présent.

Qu'est-ce que l'esprit ? Comment s’est-il constitué ?

            Commençons par la deuxième question, elle nous dirigera vers la première. Une déchirure s'est opérée dans l'ordre de la nature et cela a donné naissance à l'esprit. Il serait difficile de passer en revue l'ensemble des auteurs, philosophes, sociologues ou anthropologues s'étant préoccupés à la question de l'esprit ou de l’ « esprit national » et s'en sont venus à proposer des cadres théoriques de genèse du soi ou de l'esprit. En règle générale, tous sont partis de la relation de l'homme à son environnement, à la terre ou la nature pour observer les étapes de la constitution de sens.
            En philosophie particulièrement, la question du sens s'est posée dans toute sa prégnance du fait du caractère herméneutique de la philosophie mais aussi de son questionnement sur l'origine qui, dans cette perspective, reste un souci de sens, c'est-à-dire un besoin essentiel de savoir la signification, l’intérêt ontologique que revêtent pour l'homme son être au monde et le monde comme sa création. Ainsi la philosophie devient à la fois explicitation de sens créé par l'homme et création de sens comme découverte d'un sens fondamental ou originaire à l’œuvre dans les pratiques humaines. Cette manière de lire la philosophie ne soutient pas absolument que toutes les philosophies se sont préoccupées à la question de l'origine du sens. Toutefois, toutes les philosophies se sont intéressées à la question du sens, sens de la politique, sens de l'art ou de la religion, en d'autres termes, sens des activités humaines. Comment l'homme a-t-il inventé ces activités ? Telle est la question des philosophies de l'origine. C'est par exemple à cette question que Kant s'est intéressé lorsqu'il a constaté que le mal est originaire et le bien originel quant à savoir si le mal radical est fondateur. Mais, la question prend toute sa portée avec Hegel et l'idéalisme allemand qui a été heurté à la question kantienne de la dualité de l'ordre de la liberté et de celui de la nécessité. Hegel, en ce sens, représente la figure centrale de cette démarche et que souvent les historiens de la philosophie mettent en avant comme la figure emblématique de la philosophie et de la relation de la philosophie à sa propre histoire, qui n'est que le déploiement d'un ordre progressif ou dialectique de liberté. Déploiement au cours duquel l'esprit se complexifie et se parachève. L'esprit dans cette philosophie est la résultante d'un affrontement entre la nature et l'homme, qui semble porter une exigence intrinsèque de s'arracher à la nécessité de la nature pour instituer un ordre spirituel humain. L'esprit traverse plusieurs étapes, qui sont autant de moments de l'histoire philosophique de l'humanité (vue par un européen), autant d'arpentages ou d'épreuves liées à une géographie philosophique qui traduit ses aventures, ses déboires et ses exploits. Cette histoire de l'esprit, histoire de l'humanité (pensée depuis l'Europe), par son échelle de valeur, crée un ordre humain allant de sa gestation au sein de la nature (situation du nègre, lieu de spectacle : l’Afrique) à sa rupture irréversible à la nécessité de la nature par l'invention des institutions politiques, etc. (situation du blanc chrétien, lieu de spectacle : l’Europe chrétienne et blanche), en passant par des phases intermédiaires (l'Orient, l'Amérique, etc.). Cette philosophie de l'origine qui, par souci de totalité et de radicalité, est en temps philosophie de l'histoire, suit les modalités d'être du sens, de l'origine à la fin, tout en se préoccupant à éclairer le présent, jugé souvent comme le temps de l'achèvement, le temps de la fin de l'histoire (rappelons l'enthousiasme de Hegel voyant arriver Napoléon en Iéna qu'il décrit comme l’incarnation du "grand homme"[2]. Par ailleurs, notre point de vue ici, celui de penser l'esprit haïtien, est retenu par le sens qui se dégage de l'esprit européen et qui revient avec des nuances sensibles, chez les grands philosophes européens : l'esprit européen traduit le déploiement ultime de l'esprit. Ce qui ne va pas sans conséquences politiques désastreuses : l'esclavage et la colonisation. En Europe aussi cette vision de l'esprit comme lutte à la nature, comme arrachement à la nature a conduit à toutes les formes d'aliénation particulièrement mises en relief par les théoriciens de L’École de Francfort, de la sociologie critique ou de la philosophie sociale.
            Avec Husserl, si nous suivons la lecture stimulante et inspirante que propose Derrida, dans son Introduction à l'origine de la géométrie, nous observons que quelque chose de fondamental nourrit la structure téléologique des activités humaines au moment même où ces activités se constituent dans la relation de l'homme à la terre. La géométrie a servi de modèle pour penser le sens transcendantal, condition de possibilité de tout sens éventuel. Husserl constate que d'une part l'histoire de la géométrie ne permet pas de dégager le sens de la géométrie qui s'actualise constamment dans les pratiques du géomètre. Autrement dit, si l'on veut dégager le sens de la géométrie, l'histoire ne sert pas, même s'il faut partir de cette histoire, particulièrement au temps de sa constitution pour déceler l'idéalité à partir de laquelle elle se fonde, et dont le déploiement constitue l'histoire. En dépit donc des variations du sens quelque chose, le présent vivant, reste inchangé au sein de l'histoire qu'il nourrit. Toute l'esthétique de la réception ne fait que traduire cette dialectique entre variation et rétention du sens primordial, de ce présent vivant, des activités humaines.
            Ces considérations liminaires par Hegel et par Husserl, allégées du fait de la nature de cet exposé, permettent de tirer quelques lignes directrices susceptibles de décrire ce que nous entendons par esprit et proposer un descriptif de l'esprit haïtien :
                        1) La question du sens ou du monde, de la spiritualisation de la nature ou de la terre révèle une "lézarde" dans l'ordre cosmologique. Pour qu'il puisse avoir de monde, il a fallu une rupture entre l'homme et la nature.
                        2) Cette rupture originaire a donné lieu à la hiérarchisation entre la matérialité de la nature et la spiritualité de l'homme. L'esprit serait rencontre de la matérialité et de la conscience.
                        3) Ce sens qui accompagne l'institution du symbolique constitue le fond inépuisable de processus de signification.
                        4) Il est à l'origine et à la fin. Cosmologie et téléologie se mêlent dans les mêmes trames historiques.
            Cette lecture risque de soulever l'objection du déterminisme historique, en s'appuyant sur l'idée que ce sens fondamental s'impose comme une rationalité indéfectible contraignant l'histoire à se répéter. En réalité, il n'en est rien. D'une part, comme le dit Derrida commentant le geste phénoménologique de Husserl qui consiste à penser l'origine non-historique de la géométrie, le sens n'est pas déposé une fois pour toutes dans la géométrie comme dans l'histoire ou la culture. Dans la dynamique historique ce qui se présente témoigne du sens dans toutes ses potentialités exploitables et exploitées par l'histoire. Enfin, si l'histoire, entendue comme déploiement du sens dans le sens, varie sa variation traduit autant de signification attribuée au sens fondateur, qui marqué par une logique de répétition différentielle. Le sens autrement dit est toujours repris par l'histoire mais de manière toujours différente. Toutefois, il ne demeure pas moins vrai qu'il garde quelque chose de son institution originelle. Tel est le sens de l'esprit qui est à la fois l'ensemble des sens ou des formes de la culture se donnant au cours de l'histoire, et fond invarié de ce sens, advenu depuis l'origine.
            Cette invariance, nous la retrouvons chez tous les philosophes s'étant préoccupés de l'Europe et de son héritage. C'est la raison, c'est la science, etc. Tout l'esprit européen est défini par la raison comme faculté de la transparence à soi et de la domination des altérités et réflexivité favorisant en certains moments la critique. Étant donné que cette raison se caractérise par la généralité, l'abstraction conceptuelle qui récuse la sensualité de l'image ou de l'imagination, elle s'arme de l'universalité désincarnée.
       L'esprit européen est celui de la mortification et paradoxalement de la jouissance : se maîtriser pour mieux jouir de l'autre, mais surtout de soi. Car la rupture signalée entre l'homme et la nature a suscité un solipsisme qui reste la marque de la raison européenne, qui n'a rien à faire des altérités que de les mettre à distance en vue de leur exploitation, de leur consomption. La raison étant devenue narcisse, elle est prise dans le piège propre du narcissisme : se noyer dans son propre reflet. L'esprit européen est narcissique et les deux grandes guerres qui ont eu lieu, au 20e siècle, en Europe représentent les deux moments de la noyade.
        Gadamer, semble-t-il, est le seul à avoir conscience de ce narcissisme de la raison lorsqu'il pose le dialogue comme exigence du renouveau européen (peut-être que cette idée lui vienne de son statut de théoricien de l'herméneutique). D'une part, le dialogue présuppose l'égalité avec l'autre et son respect et la mise en valeur de la dignité. D'autre part, il est le refus de la "langue unitaire" : "c'est au contraire pour l'avenir de l'humanité tout entière, me semble-t-il, que nous avons à apprendre cela les uns avec les autres, et cela constitue pour notre tâche européenne. C'est pourquoi, je ne crois absolument pas au but idéal d'une langue unitaire, ni pour l'Europe ni pour l'humanité. Cela peut être pratique et se trouve d'ores et déjà pratiqué dans des domaines particuliers, par exemple dans celui du commerce. Mais la langue est premièrement ce que parle la communauté linguistique naturelle, et seules les communautés linguistiques naturelles seront en situation d'édifier dans la coexistence ce qui les unit et ce qu'elles reconnaissent en l'autre. (...) Face à la multiplicité des scientificités, qui s'anime dans les langues de culture et dans les cultures linguistiques de tous les peuples, puisant dans leurs traditions et leurs trésors, c'est justement l'altérité, la reconnaissance de nous-même, la rencontre renouvelée de l'autre, qui peuvent nous conduire à de véritables communautés."[3]. Un esprit européen semble se former, nourri des mésaventures de l'esprit cavalier et prédateur. En effet, ce nouvel esprit en formation que suggère Gadamer répond aussi aux exigences d'une mondialité qui affaiblit un tant soit peu les aspérités et les arrogances des cultures dites dominantes laissant le champ plus ou ouvert aux mises en relation. "Il ne s'agit pas d'apprendre à dominer quoi que ce soit, nous apprendrons précisément à éprouver sans cesse l'altérité de l'autre dans son être-autrement par comparaison avec nos propres préventions. C'est l'objectif le plus extrême et le plus élevé que nous puissions viser et atteindre, avoir part à l'autre, gagner part à l'autre[4]. Il faut reconnaître que Gadamer propose à l'Europe ou aux européens de faire un pas important qui appelle un dés-apprentissage préalable de l'esprit narcissique et de la grammaire dont il a inspiré l'élaboration, grâce à laquelle on a l'habitude d'écrire et de lire le monde. Grammaire de la hiérarchisation par les valeurs anthropologiques racialistes et racistes, valeurs économiques marchandes et financières, valeurs philosophiques du progrès techno-scientifiques, enfin valeurs théologiques de l'uni(ci)té et de la pureté de Dieu. Gadamer propose une reconstitution de l'esprit européen : de l'unité à la diversité.
            Un tel travail doit être entrepris dans le cas d'Haïti. Justifier l'importance de ce travail exige de revenir sur un aspect problématique de l'esprit européen. Qu'une communauté se pourvoie d'un esprit, d'un sens fondamental qui marque sa place dans la terre fondamentale de l'existence, qui témoigne de son empreinte dans sa manière de faire monde n'a rien de répréhensible. Au contraire, il s'agit d'une nécessité existentielle de s'arc-bouter à quelque chose pour faire monde. Ce sens est une manière de s'orienter, de placer des repères dans le sol mouvant de la terre et de l'existence. Cela offre une idéalité, un horizon qui donne densité aux pratiques culturelles, à l’art, la religion, la science, la politique, etc.
            Dans le cas d'Haïti, vu qu'un tel exercice de pensée n'a pas été entrepris, l'intérêt du présent travail est de surprendre ce qui s'est institué comme sens fondamental, qui s'est présenté comme sorte de lumière au sein de l'obscurité de l'existence toujours à éclairer si l'on ne tient pas à se perdre. En effet, ce travail tente de discuter en arrière-plan l'idée que les Haïtiens se sont fourvoyés dans leur histoire pour ne s'être pas mis à expliciter au moyen de quel esprit ils ont fait monde.



Penser l'esprit haïtien : spéculaire et créativité créole

            Si nous tenons compte de l'aspect génétique de cette quête en direction de l'esprit haïtien, il est inévitable de ne pas poser l'expérience coloniale esclavagiste comme moment historique de l'institution de cet esprit. À quel sens fondateur ou fondamental l'Haïtien en est-il parvenu dans la fournaise esclavagiste ? Dit autrement, nous nous demandons quel monde la colonisation esclavagiste a-t-il permis aux "coloniaux" (compris dans l'acceptation de l'ensemble des acteurs vivant dans la colonie) de créer ? Cette question appelle une lecture philosophique de l'histoire haïtienne qui risque de choquer les historiens professionnels friands de faits historiques. Toutefois, la démarche se révèle indispensable vu que le besoin de dégager les lignes de force qui entraveraient la marche des Haïtiens vers la dignité s'impose, il appelle en même temps des conceptualisations qui libéreraient inversement les énergies bloquées sur la construction d'un véritable projet commun orienté vers ce régime de dignité et soutenu par la politique qui mettra ce projet en œuvre.
            L'esprit haïtien a pour nom le spéculaire. C'est un esprit ambivalent. L'ambivalence ici ne reçoit pas son sens ordinaire de jeu contradictoire double. On a souvent tendance à avoir recours à cette réalité tendue, conflictuelle pour penser la relation de répulsion et d’admiration de l'Haïtien pour lui-même et pour autrui. Le spéculaire permet d'aller plus loin dans cette constatation. Il met à jour le fait qu'au prime abord la relation de sens de l'Haïtien se réalise, dans son rapport à l'autre mais non à la terre comme cela se produit généralement. Si l'esprit fondamental, tel que nous l'avons montré, a besoin de la terre comme socle pour se fixer et fixer son inscription, son enracinement dans quelque chose, par exemple le travail ou le corps à   corps à la nature, nous remarquons que le sol haïtien, la terre-haïtienne a été un sol possédé ou hanté sur lequel les écritures haïtiennes ne sont que des réécritures sur des textualités préexistantes face auxquelles nous n'avons jamais entrepris le travail premier de débroussaillement ou de déconstruction, qui aurait occasionné  la possibilité de faire du neuf avec de l'ancien.
            D'abord, la constitution du sol haïtien s'est réalisée sur fond de domination, d'exploitation et de hiérarchisation par la race, le savoir et la finance, lequel fond discursif s'est imposé par extériorisation des terres non-européennes et altér(is)ation des cultures autochtones. Si généralement, l'ordre du discours s'élabore au sein d'une communauté imaginée, dans le cas d'Haïti, ce discours s'est installé en surplomb ou en doublon à ce qui se mettait en place dans la colonie esclavagiste : la colonie s'est constituée discursivement avant sa propre constitution matérielle. D'où l'existence d'un ordre double généralement interprété comme ambivalent. S'il y a ambivalence, toutefois, nous ne devons pas négliger la relation hiérarchique qui structure l’ordre de légitimité élaboré par l'autre, le colon prenant lieu et place de l'esprit haïtien. Il y a spéculaire du fait que, dans le cas haïtien, le discours de légitimation grâce auquel on appréhende le monde, autrui et soi-même fait écran à ce qui se met en place comme authentique épreuve de soi dans la rudesse de l'existence (coloniale). Le spéculaire se rencontre généralement en psychanalyse, en neurologie, pour expliquer le processus de formation du sujet. Nous l'empruntons pour penser la formation du sujet haïtien, non nécessairement infantile puisque le processus concerne à la fois la formation de la subjectivité de l'enfant et de celle de l'adulte, qui est aussi en situation constante d'identification. Le spéculaire permet de remarquer que, dans la constitution du je, de la capacité à répondre de soi et de ses actes, de la constitution d'un soi qui rend possible l'épreuve de soi et la disponibilité à l'autre, l'altérité devient par son statut légitimé et légitimant l'instance formatrice du sujet. L'homme en général se construit dans un rapport d’altérité et de légitimation. Toutefois, la modalité de la position de l'autre peut jouer un rôle déterminant dans l'équilibre de la subjectivité à naître. Si la position de l'autre est écrasante et ouvre peu de marge de manœuvre au sujet naissant, l'identification se réalise par imitation presque unilatérale et produit une vacuité qui rend chancelante la responsabilité et maintient un réflexe de soi dans l'autre qui devient miroir. Pour ne pas subir l'objection qui verrait dans cette tentative d'explication une réduction de l'Haïtien au stade infantile de la psychanalyse, nous soulignons que l'homme est, dans sa relation à autrui qui lui est indépassable et indispensable, toujours en situation de miroir, et court, en dehors de la vigilance requise, le risque de se prendre dans le spéculaire. Or l'univers spéculaire est un univers spéculaire.
            La théorie de la reconnaissance d'Axel Honneth permet de déduire cette considération. La reconnaissance exige deux ordres d'altérité, par l'égalité et le souci d'être apprécié ou reconnu à sa juste valeur comme être de dignité, à la fois par rapport aux normes ou valeurs ou par-delà ces normes, donc par rapport à ce que nous désignons dans les termes de Michel Henry, l'"éthicité de la vie"[5], pour soutenir que la vie humaine renferme un élan vers la dignité indépendante de toute morale formelle. Cette éthicité de la vie serait au fondement même de la morale. Le désir de reconnaissance, en effet, ne se manifeste pas du seul fait de son inscription légale ou juridique, mais aussi du fait d'une certaine modalité de l'être humain vraisemblablement fait pour-être-valeur. Quand, pour des raisons sociales ou politiques de discrimination ou d'injustice liées au déni de reconnaissance, celui qui subit le déni se trouve en face d'un problème existentiel : ou renoncer au besoin d'être reconnu ou exiger, en conformité au cadre socio-légal et juridique, le redressement des torts du mépris. Malgré ce redressement, il arrive que le fait d'avoir été affecté par le mépris produit quelque chose d'irréversible et porte le méprisé soit à s'enfermer sur lui-même ou à produire du mimétisme consolateur, c'est-à-dire renoncer à la possibilité d'être vraiment soi-même.
            Nous pouvons considérer que l'esprit haïtien durant la période coloniale s'est constitué par le biais de ce dernier processus, qui rend l'Haïtien toujours en expectative d'une l'altérité colorée (la race), riche (la finance), cultivée (la culture), etc. Le spéculaire ici s'entend dans le sens d'une impuissance ou incapacité à se poser et du fait d'avoir une altérité qui intercède entre soi-même et soi-même, rendant en conséquence l'épreuve de la fondation, de la création, du commencement, de la responsabilité difficile voire impossible.
         Nous avons indiqué que l'esprit résulte de l'affectation de l'homme à la terre par quoi surgit quelque chose de l'ordre de l'idéalité qui arrache l'homme de son attachement à la nature, donc fait advenir la possibilité de la liberté, du fait pour l'homme de s'identifier dans sa propre création. Dans le cas haïtien, l'affectation confisque cette identification à sa création au profit de l'appropriation de ce qui vient de l'autre, jugé meilleur.
            Cependant, cette expérience de déni qui semble entraver l'avènement d'une responsabilité fondatrice, surplombée par l'altérité blanche se présentant toute puissante, est travaillée en contrepoint par un souci de soi coincé, impuissant à faire venir le soi capable. Avec même de Biran dont s’est aussi inspiré Michel Henry, il est possible de montrer que le soi en sursis se déploie en cachette, simule tout en dissimulant. Il fait difficilement pour lui-même l'expérience de la capabilité, laquelle exige une épreuve de soi et une approbation de l'autre. En conséquence, l'estime de soi ne se construit pas de manière unilatérale. Elle a besoin de l'appui de l'autre, dans sa générosité et disponibilité. Grâce à la présence de l'autre, elle devient révélation de soi dans sa puissance créatrice et dans sa liberté.
            Dans le cas d'Haïti, ce schéma de relation à l'autre s'est inversé et a plutôt conduit à la relation verticale et hiérarchisée enfermant l'Haïtien dans le souci incessant de se justifier, de se réhabiliter comme noir. On a souvent célébré la force intellectuelle d’Anténor Firmin, de Louis -Joseph Janvier, d'Hannibal Price pour avoir produit des traités de défense de la race noire par l'entremise d'Haïti, nouvelle terre de "nègres" civilisés. Pourtant, tout le paradoxe haïtien réside dans ce geste de défense qui prend davantage l'allure d'un souci de se faire accepter par l'Européen, de se définir dans le miroir de l'autre, le civilisateur européen, au lieu de mettre en valeur le propre de l'habiter haïtien.
            Le propre de cet habiter n'est pas dans cette passion blanche qui nous porte à nous évaluer selon les critériums blancs, mais à prendre la mesure de notre être-au-monde fait d'esclavage. D'où la question : qu'est-ce que fondamentalement pour l'homme le fait d'être propriété, "bien meuble" de quelqu'un ? Il peut se passer deux choses. La première a été amplement explicitée. Elle concerne le fait d'être dans le dispositif discursif de l'autre proposant sa propre vision, sa propre forme de légitimation, son propre esprit tout en condamnant à l'avance la possibilité de maîtriser correctement ses codes, ses formes symboliques ou d'incarner son esprit. Nous avons conclu que cette performance se révèle infructueuse, parce qu'à chaque fois qu'on performe à partir de ce dispositif asservissant on procède au raturage, à l'oblitération de son propre soi. Une sorte de barre ontologique interdit l'avènement de son propre soi. La figure emblématique de cette performance est donnée par les penseurs haïtiens du XIXe siècle qui se sont raturés dans la philosophie et la théologie chrétienne de l'histoire en vue de se faire admettre comme civilisés.
            Mais cette première conséquence que traduit le fait d'être la propriété de quelqu'un a inspiré des politiques économiques, sociales et des relations internationales faites davantage de concession, de soumission, d'asservissement et d'autoflagellation.
                        - au niveau international, nous pouvons retenir deux aspects : le Concordat comme témoignage d'un besoin urgent de se faire reconnaître porte en arrière-plan l'obsession de l'autre. Le deuxième aspect concerne à la fois la place importante accordée aux étrangers dans le commerce extérieur et les représailles ou rapts, à titre de conséquences de ce choix, que certains États européens ont perpétré en Haïti au profit de leurs citoyens commerçants.
             - au niveau des finances publiques, la catastrophe est là. On attribue la gestion du trésor public à des étrangers, à une banque française. 
                 -au niveau social. La "bourgeoisie haïtienne" singe les mœurs européennes et mystifie et humilie le "gros peuple". Elle dépense toutes ses économies à Paris. Comme aujourd'hui une bonne partie de la "classe moyenne "dépense ses épargnes en Amérique du nord, la "bourgeoisie" haïtienne tarit les finances publiques pour se la couler douce dans les grands boulevards parisiens ou les moles new-yorkais.
            Partout donc, nous observons la passion haïtienne d'une altérité méliorative devenant son propre miroir, sa propre hantise et lui reflétant douloureusement sa ressemblance inadéquate. Enfin, l'esprit spéculaire se déploie en laissant des traces de souffrance, de honte, de douleur dans tous les tissus du social. Souffrance de ne pas pouvoir parler sa langue (honte du créole), souffrance de ne pas pouvoir prier ses dieux (honte du vodou), souffrance de pas pouvoir vivre en union libre (réprobation du plaçage), souffrance d'être dans cette plastique épidermique (honte sa couleur de peau), etc. Tout ce que nous avons exposé jusque-là renvoie en partie à ce que Fanon avait conceptualisé dans le sens de la « double conscience » en négligeant toutefois l'aspect africain de cette double conscience et la dimension double de la double conscience elle-même, qui surdétermine et complexifie la question de l'émancipation des anciens colonisés caribéens (haïtiens).
            En sens inverse et par réaction, la passion de l'autre se manifeste à une revendication de valeurs africaines. Aussi bien que la passion blanche, l’afrotropisme est l'expression d'une difficulté haïtienne à se poser à partir de ses expériences ancrées dans le sol de Saint -Domingue mettant en relief sa capacité créatrice. D'une part, l'Afrique, à laquelle ils font référence dans les textes de revendication ou de défense de la race noire, n’a jamais existé. Les auteurs haïtiens l'ont conçue à partir des grilles coloniales au moyen desquelles les Européens ont procédé à l'"invention de l'Afrique" qui rend propice et justifiable son exploitation, sa dissection et son partage. Ces auteurs ont produit des positions (thèses) sur l'Afrique qui, en dépit de leur bonne volonté, n'ont pas échappé à la grammaire coloniale même s'il faut admettre qu'ils aient pu édulcorer la sémantique africaine de valences mélioratives (ils ont contre-inventé une Afrique civilisée en exhumant des vestiges archéologiques et historiques). Le paradoxe fait apparaître le spéculaire, il montre combien encore une fois la compréhension des intellectuels haïtiens de la "civilisation" ou du progrès ont été - elle le reste aujourd'hui encore si nous prenons en compte la rhétorique ringarde de l’afrocentrisme haïtien contemporain- tributaires de la philosophie de l'histoire et de la théologie chrétienne. Enfin, le retour à l'Afrique, la revendication qui ont été produits sont réactifs, c'est-à-dire, ils se produisent en réaction à l'invention coloniale tout en maintenant le cadre discursif du discours colonial. Ils ont tous été contaminés par la structure discursive de la colonialité qui a construit l'Afrique telle que nous nous la représentons. Sur ce point, il est important de remarquer que les intellectuels haïtiens du XIXe siècle ont adopté une posture ambiguë : leur défense de la race noire fut aussi une performance livrée aux blancs de leur niveau de culture par la maîtrise des langues, des techniques et des sciences de l'époque. En même temps qu'ils érigent l'arme de la "réhabilitation de la race noire" ils se mettent en scène comme de grands artisans de la langue (de la "civilisation" en général) de l'ancien colon. 
            Des deux côtés, le mal semble être infini, ou très mal défini. Des deux côtés, le constat d'une incapacité, d'une impuissance à s'approprier à partir de ce qui se constitue dans le sol saint-dominguois : la langue créole, le vodou et les autres formes symboliques "créoles" sont occultées pour se mettre en conformité au canon colonial. Cette dénégation de soi, qui se manifeste par le refus de comprendre ses propres créations, sous-tend une insoutenabilité anthropologique : la blessure ou le traumatisme colonial a produit une rupture ontologique au cœur de l'expérience haïtienne qui prend la forme de la haine de soi dans l'admiration de l'autre.
            Cette haine de soi est au fondement de ce que nous vivons aujourd'hui comme "misère" de la politique, prenant corps dans la mise en place de politique publique de la sécurité établie sur le banditisme, de politique publique de la santé établie sur l'absence d'un système de santé cohérent et adéquat, de politique de l’éducation fondée sur la borletisation et l'exclusion des diplômés, etc. La politique de l'"affamement" représente l'aspect pertinent de cette haine de soi d'où ne peut sortir que souffrance, douleur et humiliation.
            Un autre aspect de cette haine, de cette mauvaise passion haïtienne, prend forme dans les manières de mener des luttes à mort. Généralement, toutes nos dissensions internes (importe leur niveau d'intensité) prennent vite la forme extrême du massacre et de la mise à mort. Les luttes individuelles ou collectives, nos difficultés à médier nos différends, la propension à mettre de côté les règles au profit du corps à corps, expriment l'avènement retardé d'un ordre intermédiaire de généralité. Aujourd'hui, c'est la misère ou la souffrance atroce de la population haïtienne infligée par le pouvoir et les élites politique, économique et intellectuelle qui met à nu cet habitus auquel nous place la haine de soi, la difficile estime partagée et la facile courbette en présence de l'étranger. Pourtant, des formes de symbolisation vers la dignité, vers l'égalité, sont disponibles et renferment des attributs originaux d'être-au-monde. Ils ont été enfouis sous le poids des phraséologies qui retracent notre disponibilité à l'étranger à la peau claire. Il faudra les exhumer pour mieux nous mettre en relation dans ce monde envahissant où l'on risque de se perdre, en vérité, faute d'enracinement convaincu.
            La deuxième conséquence qui permettrait de complexifier cette phénoménologie de l'esprit haïtien renferme des éléments plus ou moins originaux liés à la re-création à laquelle a donné lieu l'épreuve esclavagiste. Cette épreuve comme confrontation des hommes qui se sont mis en relation avec/sur la terre coloniale laisse transparaître l'émergence d'un ensemble de recompositions plus ou moins originales et de re-créations proprement originales mais elles ont été négligées, alors même que nous devrions les prendre en compte par un travail d'explicitation et d'entretien théorique. Ces créations sont révélatrices de notre empreinte dans le monde et sont là pour nous conforter de l'idée que nous ne sommes au monde comme des êtres négligeables exposés à l'assistance économique, humanitaire des puissances politiques qui nous ont toujours affiché l'humiliation. Exhumer ces éléments qui manifestent l'exigence d'un esprit haïtien reste une tentative de fonder une appartenance au monde, formuler ou esquisser le sens de cette appartenance, en espérant que d'autres tentatives viendront, afin de rendre possible le développement. Car il faut se défaire de la vulgate néolibérale qui présente le développement comme mis en œuvre de recettes de bonne gouvernance. Tout procès de développement exige que l'on se fixe sur soi-même. Se développer c'est se déployer en direction de son propre projet, de sa propre épreuve et forme d'habiter la terre. C'est une nécessité anthropologique, politique et éthique (ici il est question de l'exigence d'exister décemment en humanité) de prendre la mesure de notre être-au-monde, de notre manière de créer du sens, de faire monde.
            Dans cette perspective herméneutique fondamentale, nous reprenons -nous nous excusons auprès du lecteur de cette répétition qui se fait plus par pédagogie que par coquetterie-, quelques idées sur la genèse coloniale en faisant ressortir cette fois la mise en forme des créativités haïtiennes ou créoles, qui suggèrent une nouvelle forme symbolique d'habiter la terre en dignité.
            L'espace colonial esclavagiste a été le lieu de mise en relation hiérarchisée autour de la race et de la culture. Pourtant, malgré l'existence du parallélisme anthropologique donnant naissance à la tension entre héritage africain et européen revendiqué tour à tour par certains, une logique créole s'est dessinée pour donner forme à des expériences originales, qui sous-tendent une vision nouvelle du monde. C'est de là que se dégage un sens nouveau et où se dessine l'être -au-monde haïtien.
        Premièrement, énumérons de manière rapide quelques-uns de ces formes symboliques qui présentent cet être-au monde comme un souci de dépasser les tensions ou les maintenir ensemble. Cet effort de maintenir ensemble les éléments de la contradiction en un même élan indique un trait paradoxalement essentiel de la symbolique ou de l'imaginaire haïtien : la posture oxymorique (elle met ensemble sans aucun malaise logique ou éthique les éléments contradictions qui s’exécutent dans une tension irréductible) qui se réjouit de la contradiction. Ces éléments à retenir qui font ressortir la réconciliation sans neutralisation des éléments composants sont : la tolérance religieuse, le pluralisme juridique, l'universalisme ouvert à la souffrance, etc.
            Toutes ces figures symboliques portent un idéal, esprit de vivre une contrainte lâche, qui est peut-être la réaction à la grande contrainte qu'a été l'esclavage.
            La structure orale, l'absence de récit fondateur dans le vodou rend possible, du moins au niveau religieux, l'expérience de la tolérance qui va au-delà de ce que les Européens entendent au moyen de textes de loi (dans la tradition philosophique et politique occidentale la tolérance présuppose une relation verticale hiérarchisée et la com-misération du tolérant qui, de sa science, de son droit, détermine ce qu'il faut tolérer et ce qu'il ne faut pas tolérer. Celle ou celui qui est toléré.e vit à la merci de celle ou celle qui tolère sachant que tout change avec les humeurs. La tolérance au regard de cette psycho-physiologie des humeurs reste un concept ambigu du point de la philosophie politique et morale. Elle est difficilement saisissable et repérable. Ici, le vodou propose une expérience de la disponibilité et de la solidarité qui facilite la tolérance comme condition de possibilité d'être dans la religiosité. En dehors d'un arbitre, le souci de soi que porte le vodouisant non enrégimenté le rend ouvert, accueillant à tout ce qui peut enrichir son expérience religieuse (dans la société ou dans la nature), laquelle peut devenir source de théorisation de la tolérance comme accueil du plus grand, du plus enrichissant que soi en l'autre, qui fait que l'autre est davantage vu comme source d'enrichissement. L'expérience vodou de la tolérance religieuse, qui suppose la solidarité des êtres, conduit au constat que la diabolisation est une courte de vue sur l'autre, une impatience d'être faute d'écouter ou de recevoir l'autre.
            Le pluralisme juridique va vers ce même élan, produit ce même topos, si nous nous référons au texte de Patrick Pierre-Louis, qui montre que, dans les jugements exécutés par un notable au regard du droit coutumier le "raisonnement, reflet de quelque sagesse populaire " va davantage à l'"esprit de la coutume" qui serait plus souple d'interprétation que les règles légales formelles[6]. Le droit se fait souple pour accueillir les diverses situations, les manières et les occasions qui ne doivent pas mettre en péril l'humain pour des cas négligeables. Il s'agit dans ce cas de la mise en pratique informelle d'une exégèse juridique où l'individu humain prime sur la contrainte sociale du droit.
       L'universalisme ouvert est une grande et heureuse invention de l'esprit haïtien. La Constitution de 1805 représente l'un des acquis le plus important de l'esprit haïtien naissant et indique le grand projet d'émancipation du génie éthique et politique haïtien. Deux thématiques principales sont mobilisées et traduisent encore une fois ce vers quoi se tourne l'idéal émancipateur de la Révolution haïtienne. D'une part, cet idéal propose en contrepoint à toute la modernité claironnant haut et fort la primauté du citoyen sur l'homme, ou de l'inscription à la nationalité et à la terre sur l'idéal d'humanité, une ouverture de ses frontières. Il rend possible un concept de frontières -accueil où l'on ne fait seulement que passer mais où l'on est accueilli comme "habitant", où l'on peut habiter chez l'hôte comme chez soi puisque la liberté constitue le principe cardinal de cet idéal. D'autre part, en soubassement à ce principe d'humanité, ce qui est visé concerne un deuxième contrepoint à la modernité, celui de ne plus lier la liberté à la servitude, de ne plus dissocier citoyenneté et humanité, mais de poser le refus de la souffrance ou de l'asservissement comme condition de l'avènement d'un ordre d'humanité effective. Par-delà la contradiction réelle de ce principe à l'expérience sociopolitique vécue qui risque d'inspirer des objections réductrices, ce double idéal de liberté et d'humanité garde sa pertinence au niveau de la régulation des pratiques politiques nationales et mondiale, sans besoin d'un gendarme du monde. Sa non-effectivité dans les pratiques institutionnelles ou quotidiennes ne doit pas occulter la promesse, la force régulatrice et revendicationnelle qu'il contient pour toute communauté respectueuse de l'humanité en autrui. Ouvrir ses frontières à l'humanité souffrante c'est déjà se dépasser pour imaginer une communauté souffrante à émanciper des formes de domination. C'est idéalement être déjà en une formidable communauté d'esprits, n’est-ce pas ce qu'est l'humanité, une communauté d'esprits en dignité ? 


Passion d'autres et difficultés d'instituer

      Ce que l'ensemble de ces figures laisse transparaître c'est à la fois la mise en œuvre d'un art de résistance et de l'invention d'une alternative au dispositif mondial de domination et d'exploitation, qui rattrape constamment la société haïtienne du fait que ses élites n'ont pas toujours été à l'écoute de sa voix, attentive à la voie tracée dans la douleur de la chair servile, qui dans son impétuosité vitale, ne s'est pas abdiquée face à la force destructrice et handicapante de l'Europe et de l'Occident.
      L'art de la résistance haïtienne, présent dans toutes les expériences de domination subie brillamment mis en lumière par James Scott, s'est constitué dans le simulacre souvent compris comme singerie. Pourtant, il s'agit de stratégie d'évitement qui consiste à ne pas attirer l'attention censurante et violente de l'autre dont on est méfiant ou dont on a peur. Dans ce mécanisme de simulation (sorte de mécanisme de défense des dominés), fait de faire semblant, se met en place quelque chose de nouveau, encore une fois, souvent autocensuré ou censuré par les élites du haut de leur autorité de civilisés comme le blanc. Le tragique est que ces élites civilisées sont aussi prises dans ce mimétisme, jouent le ridicule de la singerie sans le savoir. Comme l'Haïtien ordinaire, les élites haïtiennes éprouvent la honte d'être soi et préfèrent s'astreindre à être comme le "blanc" au lieu d'être elles-mêmes.
       Que cache cette stratégie, que promet la résistance ? La résistance contient un besoin d'être soi, de s'affirmer dans ses épreuves propres qu'aucune communauté ou qu'aucune personne ne saurait prendre en charge.  Abandonner le sens de cette épreuve pour se couvrir des parures de l'autre, tel est le sens du mal haïtien, qui se manifeste par une déchirure anthropologique où la réconciliation de l'Haïtien est entravé par des passions des autres.
      Nous devons analyser cette passion d'autres et saisir son œuvre anthropologique pour arriver à la compréhension de notre difficulté à répondre de nous, du réflexe à nous détourner de nous-mêmes pour trouver un bouc-émissaire à nos malheurs, qui ne sont que choix de nos complicités, choix de n'éprouver aucun besoin de nous soutenir, aucune sympathie pour nous-mêmes. De cette analyse, on devra mettre à jour, notre épreuve d’être, notre capabilité que permet de justicier notre parti pris pour la dignité humaine. Notre malheur est l'oubli de cette vision de soi, ayant produit une déchirure au sein de notre être. L'Haïtien doit se constituer avec lui-même, manière de se défaire des valeurs coloniales et d'interrompre sa passion d'autre.



Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEHDirecteur de Programme au Collège International de Philosophie - ParisDirecteur de l'IPPDirecteur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education à la Citoyenneté)Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.



[1]        Jean-Waddimir Gustinvil, Logiques coloniales de domination et d’émancipation : Imaginaire colonial et égalité. La société postcoloniale haitienne du long dix-neuvième siècle haitien, thèse de doctorat, Université Paris 7 Diderot et Université Paris 8 Vincennes, 2013, p. 35-64.
[2]            Christophe Bouton, « La tragédie de l'histoire. Hegel et l'idée de l'histoire mondiale », in Romantisme, 1999, no 104, pp. 7-17.
[3]          Hans-Georg Gadamer, L'héritage de l’Europe, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. 40-41.
[4] Op. cit., p. 42.
[5]     Entre certaines pages inspirantes de Michel Henry, citons celle-ci qui éclaire d’un point de vue phénoménologique radical la réalité profonde de la vie humaine : “Dans l'épreuve pourtant de ce «se souffrir soi-même » et dans sa souffrance, la vie s'éprouve, parvient en soi, est donnée à soi dans l'adhérence parfaite de l'être rivé à soi, elle se gonfle de son contenu propre, jouit de soi, elle est la jouissance, elle est la joie. La dichotomie fondamentale de l'affectivité, le fait qu'un partage spontané s'effectue entre tous nos affects selon leur tonalité dite positive et agréable ou négative et désagréable, n'est pas une simple curiosité empirique ou une donnée naturelle, elle s'enracine dans l'essence de la vie et l'exprime.” Michel Henry, La phénoménologie de la vie. I, de la phénoménologie, Paris, PUF/Epiméthée, p.53.
[6]            Patrick Pierre-Louis, "Le système coutumier haïtien", in Genèse de l'état haïtien (1804-1859), Michel Hector et Laennec Hurbon (dir.), pp. 207-224.



-          Source de limage : https://besthqwallpapers.com/fr/drapeaux/4k-le-drapeau-de-haïti-de-l'abrégé-de-la-fumée-de-l'amérique-du-nord-les-symboles-nationaux-99119

Commentaires

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  2. Pour ma part je crois que les pays qui sont au courant de ce que vivent les Haïtiens ce n'est pas humains ils sont traités comme s"ils n"existaient pas Je ne comprends pas cette situation inhumaine que aucun Pays ne leur vienne en aide !!

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