Qu'est-ce qu'une vie humaine en Haïti ?


De la zoopolitique haïtienne





"Tout se passe comme si une société avait "la mortalité qui lui convient ", le nombre des morts et leur répartition aux différents âges traduisant l'importance que donne ou non une société à la prolongation de la vie.
En somme, les techniques d'hygiène collective qui tendent à prolonger la vie humaine ou les habitudes de négligence qui ont pour résultat de l'abréger dépendant du prix attaché à la vie dans une société donnée, c'est finalement un jugement de valeur qui s'exprime dans ce nombre abstrait qu'est la durée de vie moyenne. La durée de vie moyenne n'est pas la durée de vie biologiquement normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative."
  Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p.103,
cité par Didier Fassin,  " La biopolitique n'est pas une politique de la vie",
 in Sociologie et sociétés, vol. 38, n° 2, automne 2006.




            Cette question devient pertinente une fois que nous faisons le constat que la gestion du nouveau coronavirus par le gouvernement haïtien actuel laisse entrevoir sa vision de la vie et le sens de la place qu'il attribue au système sanitaire dans l'économie générale de ses politiques publiques. Nous allons tester l'hypothèse que la politique haïtienne, dans le sillage du capitalisme esclavagiste, n'a jamais pensé la vie humaine en tant que "vie bonne" pour le grand nombre, mais comme une réalité biologique négligeable.
            Hannah Arendt, à la suite d'Aristote, a établi la distinction entre Zoé et Bios, qui semble utile pour comprendre ce qui se joue dans la politique haïtienne. Cette même distinction a été reprise, d'un autre point de vue par Giorgio Agamben, qui s'est préoccupé à penser mieux que Foucault la "vie nue" comme matière de l'État toujours en contexte d'"exception". Chez Arendt, Zoé traduit la condition animale de la vie qui se manifeste par la végétativité, la sensitivité dont les modalités sont la naissance, la reproduction et la mort. Pas de place pour l'idéalité d'une vie bonne à réaliser par la puissance d'action de l'Haïtien. Bios c'est déjà la vie active, qui appelle la pluralité, la conflictualité comme manière de décider ensemble de l'idéal la vie bonne. La politique haïtienne est une machine à produire de la vie animale (zoologique) qui se révèle insignifiante, qui ne vaut pas la peine d'être prise en charge au nom de son amélioration.         
     Nous pouvons faire ce constat à plusieurs niveaux. Premièrement, nous constatons un déficit de l'éthique. Ce qui correspond parfaitement au dispositif abrutissant de la politique haïtienne. Deuxièmement, cette absence de l'éthique dans l'organisation globale de la société rend évidentes les pratiques abêtissantes qui ne rencontrent pas une opposition convaincue et perspicace dans des structures organisées de la société haïtienne. Les critiques souvent formulées contre la propension à l'abrutissement du pouvoir politique sont timorées et ne révèlent pas clairement leur parti pris éthique véritable. Troisièmement, absence d'une systématique éthique, production politique de l'abaissement renforcent le sentiment social de désarroi, qui prend la forme de l'inaptitude à contester la conversion de la vie humaine en vie nue ou brute sous les bottes des dictatures ou du despotisme. Bref, du point de vie politique, aucune éthique ne prend en charge la vie haïtienne, qui se trouve nue face aux récurrences des violences politiques, ou face à l'élan inquiétant du président actuel vers des réflexes dictatoriaux.
            Les discours des droits de l'homme qui auraient pu constituer un lieu de formulation de cette éthique deviennent une simple panacée de contestation des pratiques d'assassinat, de maltraitances, etc. Ils ne trouvent pas encore leur véritable formulation conceptuelle, vu qu'ils se disséminent jusque-là dans des revendications quotidiennes. Cette façon de manier les droits de l'homme reste sans conséquences importantes sur la dynamique sociale et politique de la société haïtienne.
            Tous ces imbroglios ne font que traduire un fait anthropologique : la vie humaine en Haïti est vue du côté du biologique (nous dirons plus précisément du zoologique pour maintenir la distinction entre zoé et bios ) et détournée de l'éthique constamment raturée par l'urgence quotidienne de la vie nue. Par vie nue, nous entendons, la vie dépouillée de ces promesses, happée par les nécessités biologiques se faisant urgentes dans les mailles de la quotidienneté qui lui enlève la prétention éthique à être bonne. La vie nue est celle qui est prise par la nécessité biologique de la quotidienneté. Sa temporalité est le présent immédiat du besoin. Cela aurait permis d'aborder un autre aspect de la société haïtienne souvent mis en exergue, il s'agit de la question de la mémoire. En effet, la relation au présent (immédiat) oblitère les autres ek-stases du temps, le passé et l'avenir, enferme le grand nombre des Haïtiens dans un présent asphyxiant, dans une urgence essouflante. 
            Si nous devons reformuler notre hypothèse de départ, dans laquelle nous venons d'insérer de nouveaux éléments conceptuels (particulièrement la temporalité, la quotidienneté, l'urgence, etc.), nous soutenons que la politique haïtienne prise d'une temporalité urgente de l'immédiat se passe de l'éthique (celle qui se fonde sur la promesse de la normativité, sur l'expérience d'une temporalité disponible, sur un recul par rapport au présent) et se laisse dériver vers des pratiques abrutissantes, qui rivent l'humanité à la bestialité.
            Il nous faut, pour mieux nous faire entendre, une mise au point, qui vise à séparer la politique haïtienne de la biopolitique foucaldienne, qui ne s'est pas confrontée à cette mise en jeu de la vie vers la vie abrutie, de la zoé vers la bios. Foucault restait attaché à la bios qui n'est pas en gestation dans la politique haïtienne. La biopolitique est une prise en compte de la vie-bios, frappée d'un dispositif qui mise après tout sur l'entretien de la vie en vue d'assurer la vie bonne du capitaliste. En Haïti, le dispositif s'est radicalisé, puisqu'il se passe de l'éthique minimaliste de l'utilitarisme du capitalisme (en réalité, cette éthique minimaliste est le résultat de luttes sociales au sein des sociétés ayant donné lieu à des politiques sociales de redressement partiel ou incomplet de torts ou des inégalités). Cette inattention de Foucault s'explique d'une part de son inattention première à l'expérience esclavagiste, où s'est mise en place une politique de la vie comme production de la mort à petit feu ou comme métamorphose de l'humain en bête de somme, en "bien meuble", fondé juridiquement dans le Code noir. Ce dispositif déjà présent dans les colonies, qui devient le cadre anthropologique de la politique haïtienne, nous l'avons appelé, politique de la survie. Celle -ci s'entend comme le choix d'exposer la vie à la mort lente, à la vie négligée qui se meurt du fait de son insignifiance posée par les élites (au moyen de l'État). Il trouve toutefois certaines assises sociales dans les imaginaires sur la zombification, les sociétés secrètes de pratiques diverses de morts rituelles, ou de justices expéditives, etc. Qu'est-ce qu'une vie humaine en Haïti? Il s'agit d'une question sur le sens de la vie dans la société postesclavagiste haïtienne supposant une mise au point de la biopolitique, et de sa variante, la nécropolitique, afin de penser le sens du système sanitaire et médical haïtien, que le covid -19 vient à mettre au grand jour dans son existence à préserver les haïtiens de l'hécatombe.


La biopolitique n'est pas une zoopolitique.

            Chez Foucault la biopolitique est pensée pour définir le style de politique qui ne s'intéresse plus particulièrement aux grandes structures de la réalité du pouvoir, le droit, le territoire ou les impôts, mais prend pour "objet" et "sujet" en même temps la vie. Tel que peut l'entendre l'étymologie, la biopolitique serait une politique de la vie, une politique qui administre la vie comme lieu par où passe le pouvoir (le biopouvoir). Pourtant, comme l'a remarqué Didier Fassin dans l'article cité ci-dessus, Foucault s'est très bien intéressé à la vie. S'il a dû rencontrer la notion chez son maître, Georges Canguilhem ou éventuellement chez Arendt, qui se sont chacun attelés à penser la vie,  pour le premier d'un point de vue biologique et médical, pour la seconde, du point de vue politique, en se posant la question d'organisation de la vie, il est évident que Foucault a abandonné la vie au profit du vivant ou d'un ensemble d'expériences -population,  sécurité - qui constituent davantage  des modalités du vivant que de la vie.
Ainsi Foucault s'est préoccupé des formes de gouvernementalité qui prennent le vivant comme objet du pouvoir. Tel est le cas du libéralisme, du néo-libéralisme qui proposent une gestion du vivant par le laisser faire où le biopouvoir s'embarrasse de peu de contraintes.
            Didier Fassin montre aussi que cet abandon de la vie au profit du vivant a fait rater la distinction arendtienne reprise par Agamben (que nous avons déjà souligné) entre bios et zoé qui permet de montrer les formes de devenir de la vie dans les mailles du pouvoir politique, du biopouvoir, où s'établit une confusion entre la vie nue (zoé ) et la vie sociale et politique (bios). Achille Mbembe, de son côté, reprenant la question d'un point de vue "antonymique",  utilise le même sens de la biopolitique comme gestion du vivant au regard de la mort plus précisément. Ce point de vue ne permet pas de prendre en compte la vie nue face à la politique. D'une part, il serait important de suivre comment la politique se saisit de la vie. D'autre part, quels sont les enjeux de cette manière de la saisir.
            Sans reproduire dans les détails toutes les propositions de Fassin -nous en tenons à la distinction qu'il mobilise en partant de Agamben, suite à Arendt qui a réélaboré la distinction aristotélicienne et lui apportant plus de précisions-, nous souhaitons montrer qu'au fond la politique (haïtienne) n'est pas une biopolitique dans le sens foucaldien de gouvernement du vivant ou des vivants, qui s'occupe à certains égards de la vie bonne, qui se donne une certaine éthique (cette proposition généralisante pourrait être étayée par l'expérience du covid-19. Mais nous ne suivons pas cette voie qui ne donne pas encore toutes les certitudes). Nous devons séparer la politique haïtienne de la politique de la vie (aussi bien dans le sens du zoé et du bios), même s'il y aura lieu de partir de cette distinction pour mieux affiner le sens de la politique haïtienne.
            Fassin montre que la vie est à entendre dans le double sens du zoé et de la bios: la politique de la vie serait cette tentative de saisir la crête par où passe la vie comme vie nue et comme vie sociale. En ce sens, les politiques médicales ou sanitaires deviennent des cas privilégiés pour appréhender le sens de la politique de la vie. Cet angle de vue se révèle particulièrement stimulant pour notre propos, puisque que nous entendons montrer, à partir de la gestion du covid-19 par l'État haïtien, qu'une politique de la vie s'élabore comme un gouvernement de bestialisation où la vie humaine est constamment rabattue à sa dimension fondamentalement biologique. Elle est une tentative répétée de réduire la vie à la mourance, et de produire en conséquence des citoyens dociles ou abrutis.
            Contrairement à la biopolitique, comme gouvernement des vivants ou de la vie, la politique haïtienne est une zoopolitique. Elle ne prend pas la vie bonne comme finalité; dans ce cas, elle se passe bien de l'éthique. Ce qu'elle vise c'est le ravalement de la vie humaine, individuelle ou collective, à sa forme "animalisante" et au projet de l'épuiser jusqu'à ce mort s'ensuive ou l'immoler aux projets de toute-puissance du chef-dictateur. Elle doit être distinguée de la nécropolitique de Achille Mbembe, qui reste après tout une gestion de la vie par la mort, en exhibant la mort comme finalité de la politique. Dans la zoopolitique, la politique vise non la mort, mais la vie qui doit être animalisée aux bornes de la mort; elle la frôle sans l'atteindre, toujours dans un ajournement jouissif pour les responsables de l'État qui se font croque-morts, gestionnaires de morts-vivants, de zombis dont l'avenir est réservé souvent à la zoomorphose. Elle a pour passion la survie, c'est-à-dire, l'expérience chronique d'une mort annoncée jamais effective toujours probable, non dans la chair de l'autre (le chef =celui qui a pouvoir de vie-et-de-mort) mais dans sa propre chair (de celui qui peut être la proie de la passion de jouir de mourance du chef devenu tout puissant). La zoopolitique fait faire l'expérience de la politique en direction de la mourance (l'expérience chronique de l'imminence de la mort, où la vie et la mort s'entretiennent l'une l'autre dans un chassé-croisé dramatique. Ce drame constitue le fond de l'expérience quotidienne de nombreux haïtiens) et l'abêtissement.
            Les frères Marcelin ont rapporté un conte de Bouki et de Malice qui permet de mieux saisir de quoi il est question dans la zoopolitique haïtienne. Les frères Marcelin racontent que Bouqui confie à Malice qu'il a une fiancée. Malice est du même coup intéressé à faire la connaisance de la fiancée de Bouqui. Il a suivi ce dernier lors d'une visite à la fiancée. Malice a attendu le départ de Bouqui pour se rapprocher de la fiancée afin de lui demander le sens (la raison d'être) de sa relation avec Bouqui, décrit par Malice comme son "cheval". Malice, afin de montrer à la fiancée de Bouqui la véracité de sa parole, invente l'organisation d'une fête, celle de son mariage, où il y aura une véritable bombance. Malheureusement, dit-il, il ne pourra pas inviter Bouqui vu que sa fiancée, qu'il ne connaît pas, ne pourra prendre part à la fête. Sans résistance aucune Bouqui accepte d'emmener Malice chez sa fiancée pour faire sa connaissance. Le lendemain, Malice feint d'être malade. Bouqui, désireux d'aller à la fête, donc obligé d'emmener Malice voir sa fiancée, décide de le transporter à même son dos. Il se met à quatre pattes, et Malice l'enfourche. Quelques pas plus loin, Malice se "laisse tomber ". Bouqui comprend qu'il aurait fallu porter une selle. Ils avancent, lorsqu'encore une fois Malice se laisse tomber. Ce que Bouqui a compris comme conséquence de l'absence de "bride". Bouki se laisse "seller" et "brider". "Malice, racontent les frères Marcellin, continue le même jeu, tant et si bien, qu'à la fin il se pare des bottes,  des gants,  d'un fouet et des éperons ". Malice bien paré, Bouqui bien monturé, "ils se mettent en route pour de bon. Bouqui marche,  il monte,  il galope, il transpire. Enfin, ils arrivent chez la fiancée. Malice pique Bouqui de ses deux éperons, et l'oncle entre dans la cour en piaffant. Malice l'attache à un arbre. Et alors la fiancée voit que Bouqui est réellement le cheval de Malice." ( Canapé-Vert, p. 12)


            Ce conte à lui seul suffit pour inspirer un long traité du processus de bestialisation dans la société haïtienne, structurée par deux types, deux valences, celle de l'ignorance et de la science, de la promesse comme condition d'abêtissement, mais aussi de la manipulation, de la délation ou de la traîtrise. Nous mobilisons ici ce conte non pour élaborer un traité de philosophie sociale qui aurait proposé des hypothèses intéressantes pour la théorie de l'aliénation ou de la réification, mais avant tout pour dégager le projet abêtissant des élites porteuses d'une fausse science, une "science sans conscience", qui ne fait que ruiner la dimension éthique du vivre. Au regard de ce conte,  nous comprenons que la faute n'est pas à la naïveté des "gens modestes" mais à la propension des élites à choisir la voie de la manipulation, de l'instrumentalisation et de l'"animaliisation". Suivons le mouvement du conte qui donne aussi des clés pour suivre les étapes du processus d'abêtissement de ce que nous nommons la zoopolitique haïtienne.
            Avant tout, il n'est pas moins important de poser que l'imaginaire est une mémoire collective.  Le conte est un texte collectif qui dit de manière naïvement réfléchie la compréhension que la société haïtienne a d'elle-même. Partons du conte comme textualisation collective de l'expérience sociale et politique de la domination, de la passion ambivalente de la liberté. Essayons d'en dégager un de ses sens cachés pour inaugurer le débat sur .la force bestialisante de l'État et des élites haïtiens.
            Soulignons par ailleurs que le conte renferme un manque important. Il s'ouvre sur les deux personnages qu'une interprétation courante définit comme deux types socio-anthrolologiques de l'Haïtien : le paysan -inculte et le citadin-cultivé. Deux types dont nous pouvons, sans trop d'effort, saisir l'écho dans la sociologie dualiste haïtienne qui décrit souvent la société haïtienne en couple opposé, paysan -élite, ville-campagne, "créole"-"bossale", etc. Ce constat en amène un autre, celui du peu d'effort des sciences sociales haïtiennes à se défaire elles-mêmes du sens commun qui revient constamment dans leurs essais timides de théorisation. Nous constatons qu'elles font appel au même cadre dualiste pour décrire les relations sociales.
            Ce que le conte tait, sans savoir pour qu'elle raison, concerne la formation sociale de ces types. Il présente d'emblée deux types qui entretiennent des relations de compréhension asymétrique. En réalité, le conte montre que la compréhension sociale haïtienne au regard du dualisme ou de la dualité est marquée par le malentendu, qui place Malice du côté de celui qui sait produire les résultats voulus même lorsqu'il les obtient à force de manipulation, de manoeuvre déloyale. Donc, nous dirons que dans la société haïtienne, nous trouvons deux groupes : un qui sait prendre conscience de lui-même et manipuler en conséquence l'autre, qui semble exister dans l'ignorance de soi et dans les initiatives du groupe conscient de lui-même. En effet, une première leçon est à tirer de toute cette première lecture : la domination ou la manipulation traduit une prise ou une emprise de celui qui domine (celui a la conscience de soi) sur le dominé (celui qui vit dans la conscience de la conscience de l'autre ).  Elle est un dispositif qui donne une longueur d'avance au groupe dominant du fait de la conscience qu'il se fait de lui-même. D'un point de vue proprement philosophique, nous soutenons que le groupe dominant est le groupe "majoritaire" (dans le sens kantien de la majorité, entendue comme le fait de penser par soi-même. La majorité ne renvoie pas ici au nombre mais à l'influence qualitative que l'on occupe dans l'ordonnancement idéo-logique du monde), celui qui sait penser par lui-même (sagit-il vraiment de pensée ou de pseudo-pensée : par exemple la racialisation, le sexisme? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question qui signale par ailleurs l'ambivalence du discours dominant) et fait de sa pensée le cadre de pensée de l'autre groupe, qui devient dans la pensée objet et sujet. En conséquence, la domination est un dispositif qui consiste à produire un discours écran qui complaît Bouqui dans une position dont il ignore le plus souvent le sens véritable. Cette idée explique, dans le cas d'Haïti, la raison pour laquelle le système éducatif, entre autres, jouit d'une fonction lénifiante d'endormissement ), le système sanitaire quasi inexistant ne soigne ni ne guérit pas. Au contraire, ils renforcent la fragilisation des Bouquis. Dès lors,  nous nous trouvons en présence de Malice, rusé, fouineur, toujours aux aguets en quête d'informations sur les activités de Bouqui, même lorsqu'il sait par anticipation ce qui peut faire marcher ce dernier.
            La curiosité de Malice est une fausse curiosité. Elle s'apparente aux cancans, aux commérages antillais (voir Christiane Bouger,  Une ethnographie des conflits aux Antilles. Jalousie, commérages, sorcellerie, PUF ("Ethnologies"), Paris, 1997) qui est une manière de s'intéresser aux autres pour mieux épier sa vie privée; c'est une manière de s'arroger un droit de surveillance ou de contrôle sur les affaires d'autrui pour mieux l'enfermer dans la fragilité. Malice ne s'intéresse pas aux activités de Bouqui à titre d'attention privilégiée à Bouqui.  Son attention calculée se fait dans le but d'éviter que quelque chose ne lui échappe, ou de contrevenir ou faire barrage à tout choix propre de Bouqui. Et lorsque ce choix s'impose, surpris ou dérangé, Malice met tout en oeuvre pour entraver le projet de Bouqui. C'est la dynamique de ces pratiques d'entrave, faites de ruse, de mensonge, de manipulation et d'instrumentalisation que met en relief le conte et que nous voulons expliciter.
            Pour cela, nous reprenons de manière plus explicite et affirmée que les deux personnages représentent, dans l'ordre du discours haïtien -nous reviendrons plus clairement sur cet aspect-, deux types sociologiques qui peuvent changer de position. La fiancée tient lieu de ce qui est désirable, c'est pour nous la manière imagée de représenter l'idéal de liberté, qui prend le visage envoûtant ou séduisant d'une femme. Fort de cette interprétation préliminaire, nous montrerons que le conte met en scène la manière dont les élites haïtiennes manipulent le projet de liberté des "gens modestes", les abrutissent à partir de leur quête propre de l'autodétermination (choisir de soi-même sa fiancée) tout en les conduisant malicieusement à la servitude, à l'abêtissement. La politique de la bestialisation que nous désignons comme zoopolitique se dévoile de manière explicite dans le conte, qui lui restitue les différentes étapes. 
         Le conte comprend trois mouvements progressifs. Nous y retrouvons tout à fait une progression si nous adoptons le point de vue de Malice, qui se donne pour but de montrer que Bouqui est son "cheval", sa bête de somme faite pour le travail, pour l'entretien de son confort obtenu à force de ruse.
            Toute l'économie du conte s'organise autour de la "ruse" ou du simulacre et du souci d'humilier Bouqui en l'avilissant en présence de sa fiancée. Cette ruse se manifeste comme feinte ou simulacre, elle prend la forme du double visage. Il faut noter, sur ce point, que la domination, la manipulation ou la bestialisation comme technique de pouvoir se déploie sous le double visage : simulation /dissimulation; un écart que le dominé n'aperçoit pas à première vue s'installe entre le dire politique qui promet et l'expérience vécue ou concrète qui fait l'épreuve de la rudesse de la réalité sociale de domination.
            Le premier mouvement du conte est structuré autour du souci d'inquiétude face à la possibilité de Bouqui de rêver, de s'autonomiser affectivement en se mariant à sa fiancée ignorée ou convoitée de Malice. Laquelle ignorance produit une surprise, une curiosité, un sentiment de changement de l'ordre des choses chez Malice. Sa volonté de savoir rejoint tout à fait ce que Foucault dit de la volonté de savoir, qui porte le souci de contrôler, comme une modalité du gouvernement de l'autre. Bouqui semble échapper au contrôle de Malice en apprenant à celui-ci l'existence de sa fiancée. Mais la curiosité de Malice s'est vite transformée en calcul, un art de contrôle ou de surveillance. En réalité, les arts de contrôle ont été déjà à l'oeuvre dans la relation de Malice et de Bouqui qui, même s'ils ne sont pas clairement mentionnés dans le texte, s'y manifestent en filigrane. Le souci de Malice de faire connaissance de la fiancée témoigne de cette tendance à savoir qui met en branle la volonté de surveiller et de contrôler en vue d'annuler toute initiative propre de Bouqui. Ainsi, la première réaction de Malice, après avoir suivi (contrôlé) Bouqui est d'avouer à la fiancée qu'elle a affaire à son "cheval". Qu'est -ce qui justifie cette délation sinon le souci fondamental de Malice de réduire Bouqui à ce qu'il a toujours voulu penser de lui: le réduire en bête (afin de s'emparer de la fiancée?)? La vie affective partagée ne doit pas constituer le fond de l'expérience vécue de Bouqui. Malice met en doute la possibilité de Bouqui d'être en relation avec la liberté qui s'exprime émotionnellement en fantasmant l'existence de la liberté. Heureusement, la mise en doute ne passe pas. La fiancée n'y croit rien. C'est pour persuader la fiancée, c'est pour contrevenir et entraver ce fantansme de liberté de Bouqui que Malice déploie tout son arsenal de ruses, modalités du gouvernement des autres soutenues par la volonté de savoir, le pouvoir et le souci de soi.
            Le deuxième mouvement concerne le discours de manipulation qui consiste à inventer son mariage fictif où il y aura la possibilité pour Bouqui ("goinfre", mais surtout affamé ou désireux de se nourrir des mets auxquels il n'est pas habitué ). Malice a su créer la motivation chez Bouqui en miroitant les éléments composant le rêve quotidien de Bouqui. C'est -à-dire , il a su tenir Bouqui par son manque de nourritures, donc par son "ventre" affamé. Mais, si nous tenons toutes les implications, nous remarquons que la question ne concerne pas seulement la faim, mais aussi d l'état global de santé de Bouqui. Celui-ci est un laissé-pour-compte qui ne parvient pas à se nourrir décemment,  faute d'avoir bénéficié d'un système sanitaire cohérent et englobant. La nourriture (dans le conte comme dans l'expérience quotidienne vécue n'est donnée que sous la forme de la promesse) avant tout...on verra pour le reste. N'est -ce pas ce que nous vivons en ces temps de crises sanitaires où le gouvernement incapable de répondre  à la capacité, à la qualité du système sanitaire (carence alimentaire, insalubrité publique, absence d'un système d'eau courante, fonctionnement en béquilles du système d'hygiène et médical, diminution drastique du budget du ministère au profit de ceux du parlement et de la présidence, etc.) aux exigences du Covid-19 se perd dans le miroitement maladroit de "kits" alimentaires (quelques kilogrammes de riz, deux sachets de pâtes alimentaires, deux boîtes de saumon) que seuls ceux-là, très vulnérables, accepteraient de recevoir. Manger, manger même maigrement, on verra pour le reste. Le reste est l'abêtissement  par la mort imminente, chronique que nous imposent les bandits, les pratiques répétées de corruption, et, actuellement, le covid-19.
            Le troisième mouvement comprend trois moments qui sont les phases ultimes du projet d'asservissement, d'abrutissement et de détournement du rêve de libération : la fiancée ne verra plus son amant sous sa forme humaine.
1) Malice feint de tomber, parce qu'il serait malade. Bouqui, candide, frustre, propose des perspectives, des solutions parce qu'il ne veut pas rater la fête, le mariage de Malice qui, peut-être, lui permettrait de préparer son propre mariage. Cette attente ou espérance lui coûte un premier sacrifice de son humanité. Il se met à quatre pattes, s'animalise pour soulager compère Malice, mais aussi fallacieusement se rapprocher de la promesse d'être invité au mariage.
 2) Malice feint de tomber. Bouqui s'enfonce dans la bestialisation. Il se vide. Ici, se passe quelque chose d'important dans le processus d'animalisation: en se bridant, Bouqui perd automatiquement sa capacité de parler. Mené par les brides et motivé par les éperons, il devient pure bête.
3) Enfin, le projet de Malice prend corps définitivement par la façon qu'il fait son entrée à la cour de la fiancée de Bouqui -cheval, qui est convaincue de la révélation de Malice. Bouqui est attaché à un arbre : il fait dès lors partie de l'écologie sauvage, naturelle. Il devient bête parmi les bêtes de la nature dépourvu de langue.
          Le conte s'arrête là. Nous pouvons par ailleurs supposer que Malice se soit accouplé avec la fiancée de Bouqui-cheval. Au fond, l'expérience de la liberté qui a été le rêve de Bouqui a été transmuée par Malice en sa propre expérience de liberté et en asservissement et abêtissement de Bouqui.
            Plus explicitement, le conte décrit de manière métaphorique le processus d'animalisation des gens modestes de la société haïtienne, désignés par "peuple "ou "masse populaire " dans le discours des femmes et des hommes politiques haïtiens. C'est une description saisissante que la société haïtienne livre d'elle-même, par laquelle elle offre une compréhension assez perspicace de sa dynamique anthropologique marquée d'un imaginaire de liberté et des mécanismes d'entrave, d'abrutissement. Une dynamique de liberté prise dans les mailles du dispositif de mystification, de délation ou de mensonge, de contrôle, de manipulation -instrumentalisation.
            Toutefois, il est important d’émettre quelques réserves. D'une part, cette dualité qui se présente dans le conte ne doit pas être pensée comme deux lieux qui auraient des inscriptions matérielles ou physiques dans la société haïtienne, même si certains marqueurs spatio-économiques et sociaux risquent de nous persuader de cette forme d'inscription. D'autre part, il n'y a pas d'endroits spécifiques où il est possible de rencontrer Bouqui ou Malice. Il n'y a pas de lieux réservés à Bouqui ou à Malice, il y a des postures qui adoptent des manières de se poser en Malice et des manières de percevoir l'autre comme Bouqui. Enfin, Bouqui et Malice constituent deux instances, deux séquences du même discours d'asservissement qui veut ravir l'idéal de liberté, l'expérience de la liberté. Ce discours traduit la difficulté haïtienne à penser ensemble un idéal partagé de la liberté qui n'inclut pas l'asservissement. Il s'agit de l'"ordre de discours " haïtien qui consiste à penser la libération par la mise sous contrôle de l'autre, par l'usage de la manipulation, de l'instrumentalisation, de l'abêtissement comme formes de gestion de l'autre. En réalité, ce dispositif reprend le projet fondamental de la modernité européenne qui s'est instituée sur le couple modernité /servitude.
            La modernité a pris naissance au temps où l'Europe s'invente comme terre de liberté et invente les colonies comme terres d'esclavage. Le même discours civilisationnel asservissant s'est installé dans les sociétés coloniales et est devenu le fond discursif des pratiques sociales, politiques et économiques de la société haïtienne, où il est difficile de penser l'idéal de liberté pour tous,  car la liberté a toujours été comprise comme le bien essentiel de ceux qui détiennent les marqueurs du civilisé, de l'humain. Toutefois, prendre la question à partir du discours,  c'est supposer que n'importe qui, en dehors de marqueurs perceptibles (couleurs, conditions matérielles d'existence, etc.), peut s'approprier ce discours et mettre en application sa grammaire pour déployer le dispositif avilissant contre l'autre qui se trouve en face. C'est ce que nous rencontrons dans nos expériences quotidiennes du pouvoir politique  (mais de tous les pouvoirs en réalité ), c'est ce qui se raconte dans les récits sur la zombification, sur les pratiques sorcellaires des sociétés secrètes, etc. Bref, un élan de liberté se voit constamment entravé par un projet d'asservissement. Comme si en Haïti, la liberté devrait être la propriété de ceux qui sont déjà propriétaires d'un certain pouvoir: pouvoir de la parole audible,  pouvoir de l'argent, pouvoir du maniement du symbolique, pouvoir social du genre, etc.
            Ce descriptif une fois élaboré, la question urgente que nous devons nous poser et qui permettra de comprendre le sens des politiques publiques de santé, d'éducation, etc., au service de la zoopolitique, consiste à savoir quelle politique publique de santé est-il logique de mettre en place dans la zoopolitique haïtienne ?


Zoopolitique de la santé. La mort au carrefour

            La zoopolitique ne s'occupe pas de la santé des Bouquis, parce qu'au fond, rien ne justifie leur existence décente. Leur complexion anthropologique frustre n'inspire que des mesures de coercition, de domination et d'abrutissement. Le système de santé s'allie à la biopolitique, comprise dans les deux sens, soulignés ci-dessus, de politique des vivants ou politique de la vie, qui présuppose bon gré malgré une idéalité éthique de la "vie bonne", qui parie sur l'humanisation progressive de l'homme par la santé, l'éducation, le travail ou la créativité.
            Au contraire, la zoopolitique se propose de raturer progressivement l'humain par la mise en oeuvre d'un dispositif d'abêtissement. En cohérence avec elle-même, elle s'occupe peu des formes culturelles ou sociales d'humanisation : santé, éducation, travail et loisir (évidemment, nous ne prenons pas encore en compte, à ce niveau, les critiques faites à ces moyens d'humanisation dans la production de l'aliénation ou de la déshumanisation. Ce qui importe c'est que toute pensée d'émancipation part du passage de lasservissement à la liberté comme bien commun en s'intéressant au projet de libération des formes sociales d'existence. )
            L'illustration la plus révélatrice renvoie aux budgets alloués à la santé publique,  comparativement à d'autres lignes budgétaires qui n'ont rien à voir de manière fondamentale à l'amélioration des conditions de vie des gens modestes vers le bien-être. Les Malices s'emparent des ressources nationales pour lesquelles ils se battent entre eux abandonnant le "peuple " à sa misère, à son illettrisme, qui justifie en retour son non-accès au droit, à la justice et à la liberté.
            Au lieu d'accompagner la marche du "peuple " vers la libération, ils vocifèrent, assènent à coup de paroles manipulatoires en installant la peur au ventre, l'angoisse et l'expérience imminente de la mort que traduit clairement la situation actuelle du covid- 19. Entre-temps, malgré la gravité du temps présent qu'exige toute la concentration des responsables de l'État haïtien, ceux-ci se perdent dans des projets louches de carte d'identification, d'assistance alimentaire insignifiante, etc., qui ne prennent aucunement en compte l'humain, mais l'animal (nous pourrions expliquer cette forme de prise en charge par l'absence d'un comité psychologique de gestion de la crise, le silence sur un véritable protocole de prise en charge des éventuels morts alors que le ministre des Travaux publics annoncent leur capacité à enterrer dans des fosses communes 1000 à 1500 morts. L'État porte son regard vers les morts et  non les vivants). Le mépris profond qu'exprime le modèle de gestion du covid -19 (pas de plan public de prise en charge, mise à distance des hôpitaux privés, absence d'une communication transparente, zone d'ombres sur les contaminations, absence d'une politique systématique de dépistage, etc.), sans compétences avisées, traduit plutôt une politique qui a pour but inavoué d'annuler chacun de nous vers le rêve de la liberté, vers l'autodétermination par laquelle nous pouvons nous fixer un idéal d'organisation et discuter de ce qu'il est favorable de faire. Malice, le prétendant savant ou civilisateur s'acharne à inventer des techniques de peur ou de mort (makout, fwap, chimè, bandits, la faim, etc.) afin de nous dissuader d'aspirer à une vie décente. 
Le plus grand enjeu du conte consiste à nous interpeller sur les modalités des luttes d'émancipation, qui nous conduisent à chaque fois à une impasse :
- Le conte montre que la meilleure formule de libération de Bouqui serait de garder pour lui son projet de fiançailles. Ce qui aurait échappé à la surveillance de Malice, qui n'aurait pas mis en oeuvre sa stratégie de séduction et de manipulation. Il ne fallait souffler aucun mot. Cela aurait déjoué la vigilance et la ruse de Malice. Mais est -il possible d'organiser sa lutte d'émancipation en solipsisme ?
- Le conte montre aussi que les supports de Malice ne seraient que tentatives de dévoiement.  Historiquement, Michel Hector, auquel nous revenons toujours,  souligne justement ce qui est réservé aux luttes populaires ou paysannes par les élites. Mais est-ce à dire que tous les Malices sont malicieux ? Comment établir des critères de différenciation parmi les Malices ?
-Enfin, le conte indique que la dynamique globale de la société haïtienne est entravée par un élan de domestication des altérités. Ainsi comprise,  cette dynamique semble ne pas ouvrir des perspectives vers l'émancipation. Devons -nous laisser tomber puisqu'il paraît que c'est la société qui nous produit dans le procès de bouquisation ou de malicisation?
La proposition finale à faire porte sur la nécessité de la critique comme méthode d'analyse qui doit dégager l'idéal d'humanité avant toutes préoccupations sur la liberté. L'impasse vient de la manière que se pose traditionnellement la question de la liberté qui s'associe à la servitude. Quand la liberté est pensée avant l'humanité -ce qu'il faut faire en même temps -, la liberté devient propriété d'une humanité qui la pose contre d'autres humanités dont un discours de légitimation range du côté de l'étrange, de l'animalité. Nous devons partir en même temps de l'humanité et la liberté, puisque être humain cest être libre, mais libre avec les autres.

Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.





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