« Réalisme » politique haïtien. Imagination et politique de l’é-mancipation
Programmatique d’une poétique de la politique[i]
L’araignée poursuit des
opérations qui ressemblent à celles d’un tisserand
et l’abeille fait honte à plus d’un architecte
en construisant ses alvéoles.
Mais ce qui distingue le
plus mauvais architecte de la meilleure abeille,
c’est que l’architecte élève
son édifice en imagination avant de l’ériger en réalité.
A la fin de chaque processus
de travail,
on obtient un résultat qui
existait déjà dans l’imagination du travailleur à son commencement.
Karl Marx
« Il n’y a pas de
poésie s’il n’y a pas absolue création »
Pierre-Jean Jouve cité par
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace.
« L’imagination, dans
ses vives actions,
nous détache à la fois du
passé et de la réalité.
Elle ouvre sur l’avenir.
À la fonction du réel, instruite par le passé,
telle qu’elle est dégagée
par la psychologie classique,
il faut joindre la fonction de l’irréel tout aussi positive (…)
Comment prévoir sans imaginer ? (…)
Avec la poésie,
l’imagination se place dans
la marge où précisément la fonction de l’irréel vient séduire où inquiéter
–toujours réveiller- l’être
endormi dans ses automatismes (…)
Vu de ce sommet de la
sublimation pure,
l’imagination reproductrice
n’est pas grand-chose.
Jean-Paul Richter n’a-t-il
pas : « l’imagination reproductrice est la prose de
l’imagination productrice. »
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace
La
contemplation, sorte de regard gratuit posé sur l’infinité du monde ou des
possibles parmi lesquels quelque chose, apparemment venu de nulle part, éclot à
la réalité sensible pour dire les nouvelles perspectives de l’existence et de
la vie politique. À la grande surprise,
dans la politique haïtienne, on
n'imagine peu ou prou, on ne contemple pas ; on « agit »
parce qu’on est « pratique ». Faire usage de la faculté de
l’imagination dans les actions politiques est ravalé au rang de passe-temps de « petit-bourgeois ».
On se lance dans la bataille, on investit le « béton » au gré du son
de tambour et des émotions fanatiques ou partisanes. Et c’est la « lutte »,
l’affrontement ! Une lutte qui se déploie dans le style inchangé -pneus
enflammés, barricades érigées tout azimut, saccages et pillages des petites ou
moyennes entreprises-, malgré l’échec répété de cette stratégie stéréotypée et
visiblement inadaptée. Une lutte qui n’a qu’un but : départ du chef en
place. Un départ qui finit par se manifester sous couvert de « crise de la
faim » ; une faim bien réelle et insupportable pour la majorité de la
population in-nommément démunie. Une lutte pourtant théoriquement aveugle. Il
faut « voir » (chez Platon la « vue » ou la
« vision » est la faculté de connaître supérieur) pour marcher dans
le monde. Il faut « voir » pour faire monde. Étant en perte de « vue »,
on s’engouffre dans les ténèbres de la «grande nuit ». S’orienter sans
lumière, c’est un pari paradoxal où l’on s’emmêle dans ses propres pas. Dommage,
le pauvre « peuple » haïtien ne fait que subir les sempiternels
errements des «acteurs» borgnes et myopes, qui ne voient pas, mais sans courage
de s’avouer aveugles, malgré l’œil ouvert sur l’évidence de l’erreur. Avec le
temps, le «peuple» subit les actions de ces derniers plus qu’il ne les suit.
Comment
comprendre ce que nous vivons aujourd’hui en Haïti comme effondrement de tout
politique entendu comme mode vivre-ensemble ou
d’ « être-ensemble » ? Une question risquée. Une question
sur l’actualité qui peut perdre son sens, une fois, formulée. Mais une question
qui prend le risque de penser l’actualité en reconnaissant à la pensée un degré
de puissance propre à contribuer à nous sortir des impasses politique,
économique, sociale et culturelle que nous connaissons, que nous enchaînons à
chaque fois que la « lutte » a été relancée. En attendant de prendre
en charge cette question des impasses socio-politiques sur lesquelles buttent
les lutteurs actuels, répondons-nous
à la question plus actuelle et urgente (le pays se mourant de ce militantisme sans
imagination) : quel est le sens de ces agitations socio-politiques des
trois semaines écoulées, lesquelles agitations ont été interrompues par les
décisions sans concession de l’onusiano-américanisme? Comment nommer ces actes
de pillage, de contestation, de mélange baroque du «militantisme» et du «banditisme»,
du « peuple affamé » et du silence jouissif de la « bourgeoisie » ?
Que ces actes nous donnent-ils politiquement d’espérer ?
Nous retiendrons trois idées centrales
dans cet essai. D’abord, nous retiendrons que les « mouvements
sociaux » haïtiens sont souvent mis en marche dans la société haïtienne
sous fond d’un imaginaire politique que nous conceptualisons dans le sens de la
politique de la survie ou politique de la mourance. Cette
politique consiste à laisser mourir à feu doux et à produire un ensemble de
pratiques qui n’ont pour conséquences finales la mise à mort des plus
fragilisés. L’exemple principal concerne la gangstérisation qui s’intensifie et
se densifie suite à situation de lok
(blocage)[ii].
En réalité, on est moins préoccupé par le mécanisme qui donne la mort qu’à
celui de maintenir la vie dans une économie minimaliste, que nous appelons survie ou mourance. Ne pas laisser mourir, mais laisser vivre à peu de frais.
Les mouvements se déploient sur ce fond, qui produit des stratégies de
protestation qui prennent la forme d’une rhétorique de fuite, du
sauve-qui-peut, face au dispositif de la survie.
Ce qui explique l’urgence, l’impatience, qui constitue la forme temporelle
expresse de ces mouvements. Leur difficile patience ou passion à mettre en
place des stratégies réfléchies (qui exigent un certain recul à soi, une
certaine capacité à se soutenir), d’où la grande déficience, à la fois théorique et
pratique, qui les caractérise. Faible en concept théorique qui aurait mobilisé
l’imagination créatrice, prise dans l’urgence de la vie fragilisée, cette
politique prend la forme d’un tragique de la répétition. En fin de compte, nous
proposons, au tournant de ce parcours critique, d’inviter les
« militants » à faire preuve d’imagination, entendue comme faculté
d’invention de mondes possibles quand on est butté sur les impasses du
« réel ». La première preuve d’imagination, selon la perspective que
nous avons déjà ouverte au cours de maintes réflexions, consiste à penser aux
modalités de sortie de la colonialité, qui reste la toile de fond de tous les
mouvements sociaux haïtiens et de la politique de la survie.
1- La misère, le lot du grand nombre : ne pas laisser mourir, laisser « survivre ».
Ailleurs,
dans notre livre paru en 2020, Le
problème haïtien, nous avons soutenu l’idée que la politique haïtienne est
une « nécropolitique[iii] »,
une politique non de la mort, telle que l’étymologie le laisserait entendre et
qu’elle a été théorisée par Achille Mbembe, théoricien des études
postcoloniales qui propose de nombreuses pistes pour penser la sortie des
entraves discursives et pratiques de la colonisation. Elle prend chez nous la
forme d’une politique de la survie, de
la mourance ou de la mort à petit feu.
Si certains sont convaincus que la « nécropolitique » est une
politique de la mort spectaculaire, en conséquence, de la mort visible et nue, la
politique de la mourance abhorre la mort imminente, spectaculaire et immédiate.
Elle se met en œuvre dans la « différance » ou le diffèrement, qui vise à différer
constamment l’imminence de la mort au profit de son report ; elle est dans
le renvoi. Elle se persuade que l’essentiel de la jouissance, comme dans l’acte
sexuel, est dans le fait d’être en vie, de jouir non du mort mais du vivant,
même agonisant. Les tenants de cette politique, loin s’en faut, ne sont pas des
croque-morts. Ils ne jouissent pas du mort. Seul les intéresse le mourant. Est-ce
pour cette raison que nous avons dit qu’ils ont mis en place une politique de
la mourance. Cette politique consiste à affaiblir, à vampiriser, à laisser la
vie à laquelle nombre d’entre nous s’attachent sans aucune substance- projet, rêve,
idéal ou utopie : elle est destructrice d’espoir, elle est enfermement
dans la présence répressive. La mourance est la vie qui se renouvèle du présent
sans présence, de la vie sans vitalité, de l’homme vidé de son humanité.
Ce
paradoxe, nous le nommons la misère. Quel est le sens de ce paradoxe ? En
règle générale, la vie se déploie vers le meilleur. Par sa condition d’être
fini, l’homme tente de se réaliser constamment au regard de ce principe
directeur du bien-être. L’avenir devient la dimension temporelle de cette
réalisation qui, si elle est manquée au présent, reste possible à l’à-venir. L’institution
d’une vie bonne possible (demain), dans le sens de correction ou de promesse,
de réalisation de ce qui a été raté (hier), fonde la nécessité existentielle de
l’imagination. La tradition de la philosophie a laissé une mauvaise réputation à
cette faculté, à ce pouvoir de la raison humaine à s’occuper du possible, en la
définissant comme la « folle du logis ». «Folle», l’imagination est
écartée, elle n’est pas entendue et est méprisée.
Or,
c’est un grand risque de vivre dépourvu d’imagination. C’est elle qui apporte les
rêveries ; c’est elle qui désentrave les hommes rivés à un présent
suffocant, à une présence asphyxiante comme celle des Américains ou du
Core-Groupe. La politique de la survie est donc une politique de destruction de
l’imagination. Vue dans cette perspective, luttes politiques ou littéraires
sont inopérantes. Dans ce cas, il faut être clair sur la force imaginante de la
littérature haïtienne. L’imagination littéraire ou artistique ne crée pas
toujours, c’est-à-dire elle ne crée pas
de nouvel imaginaire capable de sortir de la répétition du présent. Elle
re-produit souvent. Le réalisme littéraire, trait caractéristique de la
littérature haïtienne, compromet l’imagination. Il se révèle incapable de faire
face à ce « réel » trop présent, surplombant et suffocant, pour proposer
d’ouvrir des brèches dans le système de réalité socio-politique et culturel. Comme
toutes les facultés humaines, l’imagination peut être happée par l’habitus ou des pratiques sédimentées qui
les enferment dans une répétition différencielle,
qui n’a rien de révolutionnaire, qui ne s’ouvre sur aucun monde autre. C’est le
cas de la littérature haïtienne qui entend critiquer le statu quo tout en le
renforçant par son réalisme, même « merveilleux » : le
merveilleux c’est l’insolite non l’utopique, l’autre « lieu »
possible pour la transfiguration, le changement de tournure socio-politique
(qui demande un autre mouvement, un autre style de « mouvements
sociaux »). C’est le cas, entre autres, de la militance politique, qui se
veut « critique » et « révolutionnaire », mais qui renforce
par cette même geste « révolutionnaire » la politique de la survie
sans y prêter attention.
La
politique de la survie, telle que nous la concevons, est une politique de la
perte d’imagination, qui prétend faire du nouveau avec de l’ancien alors que
tous les tissus de l’ancien transparaissent dans le nouveau. Voilà ce qui se met
en œuvre depuis quatre ans : des pratiques répétées de contestation qui se
terminent du même essoufflement politique, du même manque de conviction
idéologique, d’intelligence stratégique
et de perspicacité tactique.
Qu’il y a la misère du
« peuple », c’est un fait incontestable, mais l’incompétence et la
pauvreté (de vision de la chose politique) militantiste des «militants» (ils
sont nombreux et majoritaires) se révèlent encore plus mortifiantes que
désespérantes. Chez ces « militants », l’incompétence doublée de manque
d’imagination rendent difficile la sortie de la mainmise (c’est là le sens
littéral de l’é-mancipation, qui a avant tout rapport à la main qui devient
métaphore de l’imposition, de la domination) bourgeoise ou oligarchique[iv]»
et des puissances étrangères complices. Tous ces manques font d’eux des
complices (« idiots utiles ») de ce qu’ils prétendent combattre.
Cette
faible place réservée à l’imagination comme faculté créatrice s’inscrit dans
une mauvaise lecture dichotomique, entre la raison et l’imagination, dans la
grammaire des facultés humaines où la première (la raison) est pensée à tort
comme étant la seule faculté critique. Donc sans le savoir les lutteurs, comme
certain courant esthétique de la littérature haïtienne participent à cette
lecture dichotomique de l’imagination. Cela est dû à une certaine lecture erronée
des classiques de la tradition occidentale du rôle des deux facultés chez les
humains. Cette lecture erronée qui consiste à séparer l’abstraction idéelle de
l’image sensible. Ainsi la voie de la vérité ne serait pas celle de la fiction.
Les facultés sont pensées de manière séparée et opposée. Pourtant sans
l’imagination aucune critique créatrice n’est possible, aucune fiction
théorique ne peut trouver son élaboration pleine. C’est dans cette opposition
qu’il faut comprendre et situer le drame des imaginaires de luttes des lutteurs
et des « militants » haïtiens.
Ces
«militants» se livrent à des pratiques de revendication ou de protestation auxquelles
s’habituent leurs « adversaires », quand ils ne jouent pas sciemment
ou inconsciemment le jeu propre de ces « adversaires ». Cela entraine
une situation paradoxale où à la fin on se bat pour sa cause, celle de sa famille
personnelle ou politique.
Nous
soutenons ici l’idée que la « militance » haïtienne souffre de la
maladie du réalisme. Dans la lutte, le réalisme est trompeur et complice du
cynisme ambiant et délétère. Il se fait frileux en pensant à sa vie de misère
qui gagne quelques gourdes en plus de la majorité des sans-rien-du-tout qu’on
mobilise et qu’on retient en otage par la même lancée. Dans la «lutte», le
réalisme est de compter sur une voix, celle de la communauté internationale, menée
par le gendarme impitoyable, les Etats-Unis d’Amérique. Cette communauté
internationale n’en est pas moins la grande institutrice de la politique de la
survie, la grande fossoyeuse de la misère haïtienne, devenue butin de guerre
non avoué du capitalisme séculier et du racisme occidentalo-chrétien blanc.
Chacun se cache derrière sa communauté internationale et argumente en faveur de
la présence indépassable de sa frange complice de celle-ci (la « communauté
internationale ») : le patriotisme est devenu une rhétorique du
double langage, de la séduction et du trompe-l’œil auquel est exposé le
« peuple ». À l’arrivée, le «peuple » est seul dans ce
« système » d’injustice, de prédation, de gangstérisation, de corruption ;
il est le grand solitaire de la «grande nuit» au cours de laquelle certains
crient la lumière de la révolution en vue de se tirer d’affaires. Mourant de
faim, s’épuisant de misères, le « peuple » est laissé pour compte ;
il est in-compté dans les calculs des séances de négociation qui se font
souvent à huis-clos. Les « militants » ont regagné leur gîte, l’américain
a parlé, il n’a cautionné pas les « agitations » contre le pouvoir
politique en place. Adieu « peuple » affamé! Passons aux supplications
qui cherchent à se protéger de la colère américaine. La « militance »
fait le mort. Elle prend congé du «peuple» et de sa vie rythmée d’inflation
galopante, de déplacements à l’improviste, de rapts chroniques, etc., attendant
la prochaine période de furie revendicatoire.
La
politique de la survie est un long processus de trahison par des opportunistes,
des calculateurs qui ont pour métier de faire fortune de la misère des
miséreux. Tel est le sens de cette effervescence, que certains se sont
empressés de désigner par « révolution » ou « renversement du
système ». Il suffit de quelques déclarations, onusienne et américaine, pour
que les plus activistes se renfrognent de peur qu’ils ne tombent sous les sanctions
de l’Oncle Sam.
2. Les
luttes sont spontanées et sans inspiration
À
quelle la théorie correspondent ou répondent ces luttes ? Quelle est la
pertinence de ces luttes ? Quelle est leur idéalité ? Nous avons
affirmé que les luttes sont portées sans une pensée réfléchie. Du moins, s’il y
a quelque chose de réfléchi dans les luttes c’est la routine des procédés :
blocage des routes publiques, intimidation de tous ceux qui veulent gagner
quotidiennement leur vie, arrêts des activités sans avertissement, étranglement
des plus pauvres qui vivent au jour le jour, pillage des entreprises, des
bureaux publics, rançonnement des conducteurs et des passagers, etc. Il s’agit
visiblement de mouvements d’autoflagellation populaire où le
« peuple » s’en prend à lui-même par une rhétorique et une pratique
politiques dites de la « case brûlée » ou de la terre brûlée.
Décapiter, incendier les maisons, etc. Peu importe ! Mouvement aveugle d’aveuglement,
qui s’en prend aux biens publics, aux biens de ceux qui s’efforcent de sortir
de la marre. Une haine sociale muée en haine de soi semble travailler ces «luttes»
où l’on se livre à un jeu de massacre impitoyable contre les appauvris - à une
mise à mort implacable-, qui se battent contre le dispositif d’appauvrissement
dont les lutteurs semblent faire le jeu. Est-ce la faute au
« peuple » ?
Le
«peuple», tel que nous l’entendons prononcer dans les slogans, est une
« injonction », particulièrement des «militants ». Il est une
interpellation à constituer du nombre pour légitimer des revendications contre
un groupe désiré ou désirable dans sa domination jubilatoire. Dans ce contexte,
le « peuple » est le dindon de la farce, utilisé pour nourrir la machinerie
de la domination et maintenir dans la longue durée la politique de la
réjouissance. N’est-ce pas pour cette raison qu’on entend souvent des
« intellectuels patentés» aux mains de velours (qui sont trop pures
pour enflammer les pneus), des « militants » incertains ou capricieux
en appellent au « peuple » à occuper le « béton », saccager
et piller même les bureaux publics de la gestion des finances collectives. Que
veut dire détruire les documents de l’ONA ? Absence de traçabilité. Difficulté
de remboursement des avoirs des contribuables. Le peuple est, dans cette
dramaturgie, le comédien qui se croit metteur en scène de sa propre création
pendant qu’il performe sur la scène de ses ennemis contempteurs. Qui sont les
véritables metteurs en scène de cette tragi-comédie sans inspiration ? Les deux
régimes de pseudo-acteurs – davantage de posture de spectateurs que d’acteurs-
que nous avons indiqués. Les «intellectuels» aux gants blancs, les «militants»
activistes et ceux dont ils prétendent combattre les pratiques d’injustice,
d’humiliation et d’enrichissement malhonnête.
Quelles
sont les véritables victimes de cette dramaturgie macabre? Le
« peuple », qui se tire une balle dans le pied. C’est lui qui ne
dispose pas de chèques pour soutenir l’augmentation des prix des produits. C’est
lui qui se tiendra à l’entrée des ministères publics pour quémander pitance au
passage d’un directeur général, d’un ministre encerclé de ses agents de
sécurité plus coûteux que la commune de Port-Margot dont le commissariat de
police est hors-service depuis dix ans. C’est lui qui sera la proie des bandits
et se verra contraint d’abandonner maison et espace d’expériences pour croupir
dans les gymnasiums, sur les places publiques à la belle étoile entre la colère
des pluies ou du soleil et l’hypocrite tendresse de la lune.
Quelque
chose de tragique accompagne les luttes populaires haïtiennes depuis son début
colonial. Il s’agit en toute vraisemblance du hiatus entre la misère du «peuple »
où on recrute les « militants de base » pour les basses besognes et
la prétention de ses «meneurs » qui se construisent dans l’identification
aux «bourgeois », aux commanditaires « internationaux ». Ce point
de vue nous conduit à la question suivante : quel est le modèle de bien-être
qu’entretiennent ces « meneurs » d’hommes ? Que pensent-ils de
l’égalité ? À quelle condition croient-ils l’égalité possible ? Non
seulement ils ne pensent à aucune condition de l’égalité, pire, ils ne savent
même pas que l’égalité est sans condition. Elle est condition d’elle-même. Une
telle position risque de les déstabiliser, eux qui nomment l’égalité mais
entretiennent les toutes les formes de domination sur les
« militants » dits de « base ». Nous n’avons qu’à voir les
conditions culturelles, économiques ou sociales qu’ils préparent pour leurs
enfants ou leurs familles et la fin mortelle de nombre de ces
« militants » de « base ». Le « peuple » est un
fonds de commerce et une machine à engraisser l’entreprise du
« mouvement ». Il enrichit comme n’importe quelle denrée.
Leur
théorie est d’affamer le «peuple», moduler ses émotions afin de le conduire
dans les rues, branches d’arbres en main et tronc d’arbres jonchant les rues (on
se soucie peu de l’écologie), pneus enflammés détruisant l’asphalte (on se
passe de l’économie publique d’une société continuellement appauvrie), lancement
de pierres cassant pare-brise et portant atteinte à la vie humaine (la justesse
de la « lutte » se soucie peu de la vie humaine, elle constitue sa
propre fin).
Où
est-ce que ces « meneurs » tiennent leurs réflexions sur le vivre-ensemble ?
Sur la communauté politique ? -Nulle part ! Ils disent se battre
contre le « système », « système » qui devient leur
gagne-pain. Ils vivent du «système». Comment seraient-ils capables de déconstruire
un «système» dont le maintien les entretient en leur assurant confort et
prétention à être. Les meneurs
comptent parmi les pièces qui font fonctionner ce qu’ils feignent de renverser.
Leurs manières de « lutter », qui consistent à pike devan, à confondre lutter et s’emporter, le calcul stratégique
et les formules hyperboliques d’intimidation, justifient notre constat. Leur
soumission aux Américains, à la « communauté internationale », leur affairisme
avec certains « bourgeois » haineux, cyniques et destructeurs,
donnent à voir les « mouvements sociaux » comme des propositions contrefaites
aux attentes populaires de connaître vie d’égalité et de dignité.
3. De l’imagination dans la lutte
L’imagination est
la faculté du possible non de la réalité présente. Depuis Platon, elle a connu la réputation de
faculté de l’irréalité qui lui a valu, à côté du corps, de la passion ou du
désir, le mépris de la tradition de la philosophie occidentale, à l’exception kantienne,
qui a montré son rôle incontournable dans la constitution de la raison. La
raison n’est pas possible sans son aspect imaginant pour raisonner (induire ou
déduire, analyser ou synthétiser, comparer ou postuler). L’imagination, étant
la faculté du possible, doit accompagner tout mouvement populaire qui se veut
crédible. Le mouvement est symptôme d’un malaise, d’un mal-être, d’un désir
d’être autrement. Il est procès du « réel » en faveur d’un ordre
nouveau, fait de possibles qui doivent suppléer au réel épuisant, qui ne répond
plus aux aspirations, au souci de nouvelles formes de vie. Pour dire comment
faire advenir un ordre nouveau, il faut savoir faire preuve d’imagination. Quel
est le « réel » actuel des appauvris, des laissés-pour-compte ?
Et qu’est-ce qui le fait fonctionner ?
Le
réel est bien ce que nous vivons dans la chair de notre joie et de nos
souffrances, dans l’immédiateté du vécu présent et effectif. Dans ce cas, notre
réel est fait de corruption à tous les niveaux des institutions publiques, l’indifférence
feinte de l’appareil judiciaire (feinte parce que l’institution sait sévir
quand il faut défendre les intérêts des « potentats » de la
société », le sentiment d’impuissance du grand nombre des Haïtiens, l’attentisme désespéré
nourri face aux américains autant aimés que détestés, opportunisme militant qui
cherche à se tirer du marasme économique et à profiter du marasme politique qui
est entretenu par des pseudo-accords qui se défont en même temps qu’ils se (re)font.
Bref, le réel haïtien est un galimatias d’improvisations et d’opportunisme, de
coup bas et de haine réciproque, de désespérance des « appauvris » et
de jouissance des « enrichis ». Ainsi s’expliquent les mouvements de
feu de paille qui s’allument et s’éteignent du même élan.
La
passion du réel ce que nous appelons le réalisme. Quand le réalisme est coincé,
en panne d’imagination, il devient cynisme ; il incarne le fait de s’engluer
dans le réel compris comme indépassable. Le réalisme à l’œuvre dans la
politique haïtienne est un cynisme qui méprise la vie, l’honneur, la dignité,
et interdit toute vie heureuse. Il est manifesté dans le fait présent de
justifier les pratiques d’asservissement ou leur renforcement en posant que le « peuple »
est trop « naïf » pour songer à le transformer. Le réalisme des « meneurs »
et des « bourgeois » se rencontre dans le même mépris pour le
« peuple », défini par l’ « inculture », la
« barbarie » et l’ « immaturité » à la démocratie. Le
réalisme politique haïtien, et pour cause, enferme la société haïtienne dans
l’archaïsme, le conservatisme colonial et le familialisme social : refus
des compétences académiques comme critères d’organisation administrative, choix
du clientélisme, du népotisme et de la corruption, de l’autoritarisme, de la
« décharge » (Elisabeth Hibou, 1998, p. 151-168) comme forme de
gouvernementalité. Quels possibles imaginer face à ce réalisme destructeur
d’espérance populaire ?
Avant
de répondre à la question, il est important de terminer en signalant que le
réalisme produit une praxis sisyphienne, une fausse pratique, en réalité, qui
n’a aucune vertu transformatrice. Elle ne fait que reprendre la lutte à son
point de départ et la laisser à son point d’essoufflement. Cette pratique de la
répétition dans la praxis est le signe d’une pauvreté manifeste d’imagination
des « meneurs » et des lutteurs.
Pour être plus clair, disons que leur manque d’imagination est proportionnel à
l’accointance des acteurs indiqués avec le « système » qu’ils
prétendent dénoncer tout en n’ayant aucune intelligence de sa construction et
aucune perspective intelligente de déconstruction. Ils réduisent la lutte
contre le « système » à des vociférations qu’ils prennent pour des
paroles audibles. La dynamique sisyphienne des « mouvements » les fait
revenir toujours à la case de départ. Ils se croient à un certain niveau dans
la lutte, ils se trouvent au début d’une protestation qu’ils avaient commencée
la dernière fois, hier ou l’an passé. À force d’enfermer l’imagination dans la
routine et la conviction que rien n’est possible, le réalisme règne comme seule
possibilité de la praxis militante alors même qu’il est devenu un fait
sociopolitique indépassable pour la majorité des Haïtiens. Forts de ce constat,
ils se disent tout en étant convaincus : « rien ne peut être changé,
ça fait longtemps que cela se passe de la sorte ! » C’est le
catéchisme du réalisme asphyxiant, de la politique des « mouvements
populaires » fragiles concoctés par des leaders myopes.
Pour
libérer l’imagination et la rendre à la libération de la politique haïtienne
(du « peuple » haïtien), il est indispensable de se défaire du
réalisme béat, qui ferme les perspectives. En mettant à distance le réalisme,
comme vision du monde « réel », on se défait d’un monde, on se
dépossède du monde de la domination, de l’injustice ou de l’inégalité. On met à
distance aussi les relations entre les États qui confortent toutes les formes
de domination, d’asservissement d’un peuple par un autre, d’un groupe du peuple
par un autre. Vu que le possible est libéré, la justice comme forme de vie
politique devra constituer l’horizon de la communauté politique que la lutte
doit expérimenter depuis sa conception à sa mise en œuvre. Cette
expérimentation consiste d’abord à donner la parole à tous en bannissant l’idée
de la supériorité de l’intelligence ou de la toute-puissance du leader qui, par
ce fait, confisque la puissance du nombre à ses profits. Pas de maître-savant
dans la lutte. Si leader il doit y en avoir, ce n’est qu’en tant que traducteur
et modérateur de paroles qui doivent être compréhensibles dans leur pluralité.
Et la traduction doit être toujours vérifiée auprès des « militants ».
La
pluralité est forcément condition d’imagination. Elle casse le conformisme au/du
réalisme qui veut imposer une compréhension de la réalité sociale et politique.
Elle ouvre des brèches par la diversité
des propositions dans le dispositif qui appelle la force schématisante et
créatrice de l’imagination. La position du leader devient une position parmi
d’autres à discuter au même titre que les autres positions.
En
ouvrant les perspectives, la pluralité libère les citoyens muselés par la prétendue
science du leader et force chacun à faire preuve de plus grande cohérence.
Cette nouvelle performance convoquée dans la lutte doit contraindre chacun à
documenter son point de vue, à procéder à des variations imaginatives pour trouver
les meilleurs arguments et justifier son point de vue, à avancer des faits pour
l’illustrer. Nous pouvons désigner cette expérience de l’expérience de
l’égalité par la pluralité où le point de vue politique deviendra celui du
consensus et non celui du leader de manière exclusive. Ce premier aspect
concerne la méthode de constitution du point de vue que doit porter la
revendication politique. Certes, ce point de vue élaboré sera constamment mis à
l’épreuve par les confrontations sur le « béton ». La méthode reste
la même : la pluralité doit schématiser les points de vue pour les rendre
intelligibles et non dispersés.
Le
deuxième aspect concerne les contenus des revendications. L’histoire sociale et
politique de la société haïtienne montre souvent qu’un enchevêtrement des
revendications sociales et politiques emmêle des préoccupations de la société
pour le bien-être qui prennent généralement les formes de demande d’accès à la
terre, à l’éducation ou à une meilleure condition de vie. Ces revendications relayées
par des « intellectuels » ou par l’élite politique se métamorphosent très
vite en souci d’accéder au pouvoir. Ce qui provoque donc l’instrumentalisation
des questions sociales par des aspirations politiciennes et force les citoyens
à reformuler constamment les mêmes revendications face à des responsables de
l’État, autrefois autoproclamés « défenseurs du peuple ».
La
confusion du social et du politique réside dans un malentendu qui a pris forme
depuis les mouvements coloniaux où la liberté et l’égalité avaient pris un sens
donné. Certes, une tension règne toujours entre liberté et égalité, comme l’institution
de l’une exclut celle de l’autre. Il s’agit d’un problème plus général auquel
est confrontée la philosophie politique occidentale, qui porte le philosophe
Étienne Balibar à créer un concept qui tente de maintenir la solidarité tendue
entre les deux concepts, l’«égaliberté». Dans le cas de la société haïtienne,
cette tension de la liberté et de l’égalité est surdéterminée par la liaison de
la liberté et de la propriété. Être libre a historiquement été consubstantiel à
avoir accès à la terre. Cela porte à donner aux questions de la liberté des contenus
sociaux et non politiques. Cette liaison coloniale de la liberté à la propriété
fait que les Haïtiens abandonnent l’espace public ou politique comme espace de
performance de la liberté. Ainsi les revendications prennent-elles peu l’aspect
d’une liberté en performance que d’une servitude qui cherche à se libérer au
moyen des biens à acquérir et non des aptitudes à détenir pour participer aux
exigences de la pluralité. Est-ce là que nous devons trouver le sens du koupe tèt boule kay, qui devient une
formule antipolitique de la liberté asservie, alors que la liberté devrait être
antérieure ou contemporaine à toute politique ?
La
première question qu’il faut se poser pour crédibiliser la « lutte »
et évacuer la contradiction performative que nous avons relevée ci-dessus en
montrant comment les « meneurs » minent de leurs propres initiatives
de lutte les possibilités de satisfaction populaire, est celle de l’institution
d’un ordre de liberté. Comment la politique est-elle possible en Haïti ?
Autrement dit, comment est-il possible d’instituer un ordre de liberté,
comprise comme condition de la politique ? Il est à noter que cette
liberté ne doit pas être liée à la propriété. Elle suppose que la question de
la propriété, qui est aussi celle du travail, soit résolue. Elle conduit logiquement
à une autre question fondamentale, celle de la justice, qui exige la juste
répartition des biens collectifs.
Ainsi
reconstitué, le sens de la lutte s’inscrit dans le souci de justice qui doit
favoriser un ordre de liberté qui, lui-même, doit prendre en charge la
pérennisation d’un système de justice et de liberté où les biens ne sont pas que
des biens économiques (ressources financières), mais aussi sociaux (avoir une
profession et, à ce titre, être susceptible d’être vu), culturels (avoir un
niveau de performances culturelles qui favorisent son intégration), symboliques
(avoir un statut, faire valoir des signes distinctifs qui peuvent invalider les
invisibilisations), sanitaires (avoir accès à des soins et des services
d’hygiène publique), etc., auxquels quiconque peut prétendre indépendamment de
son appartenance sociale. On l’aura compris, prendre en charge l’ensemble de
ces éléments conduit à une nouvelle réorganisation de l’ordre culturel et
socio-politique qui place l’humain et son épanouissement au centre des
programmes politiques. Ce qui force à la fois les citoyens, les responsables
politiques et économiques à sortir de leur habitus
de génération de citoyens asservis, diminués et méprisés.
En
fin de compte, l’ordre de liberté auquel nous nous sommes référé ci-dessus ne
fait pas seulement appel à la justice comme répartition des biens collectifs
qui nous permettent de vivre dignement. Il nous emmène vers l’institution plus
radicale d’un ordre symbolique qui promeut la dignité humaine, la capacité pour
l’homme de pouvoir déployer les potentialités de son humanité à conquérir.
En
conclusion, les luttes ont buté souvent sur un habitus colonial que
l’imagination politique n’a pas su expliciter et libérer pour libérer en retour
la politique de sa passion d’asservissement, d’instrumentalisation. Cette
compréhension du pouvoir comme forme d’asservissement, de bestialisation ou de
zombification produit des agents économiques (les hommes d’affaires),
politiques (les politiciens), culturels (les « intellectuels » et les
producteurs de biens culturels), qui ne font que vampiriser la société en
phagocytant ses conditions d’espérance, en la plongeant dans la dépression
généralisée, et en la vidant de ses forces les plus vives et vitales.
Changer
cette manière de lutter passe par un travail de déconstruction des imaginaires
qui est à son tour un travail d’imagination. Si celle-ci jouit toujours d’une
mauvaise réputation dans la tradition occidentale, il faut croire que ce statut
malheureux a été injustement attribué à l’imagination. Sans elle, aucun monde
n’est concevable ou possible. Sans elle, aucune transformation n’est possible.
La
pauvreté d’imagination est signe de la misère de la politique (haïtienne), que
ce soit sous sa forme de revendication au profit de la collectivité ou celle de
gestion du bien commun. Cette misère se manifeste nettement dans la compulsion
de répétition des pratiques avilissantes de manipulation, de trahison,
corruption et d’assassinat.
La politique haïtienne ne cesse de présenter
les mêmes aspirations, et de faire, en réponse, les mêmes propositions
d’ « apaisement ». Elle procède des mêmes pratiques de
destruction, de trahison et d’accommodement. Elle est incapable de penser autrement,
c’est-à-dire d’inventer un ordre humain nouveau, de sortir de l’imaginaire
colonial d’altération des vies jugées inutiles ou sans valeur. Elle a un
attrait fort pour la colonialité qui fait d’elle un dispositif de mépris et
d’humiliation ou d’asservissement à partir d’une économie de la distinction racialiste
et de l’inégalité. Nombre des prétendus leaders actuels font le jeu de cet
imaginaire sans savoir comment s’y prendre pour sortir du spectre de la
colonialité. C’est pour cette raison que la culture de l’imagination, comme
faculté du monde autre, se révèle indispensable et incontournable pour une
nouvelle praxis.
Étant
liée à la créativité, elle forcera à réorganiser le vivre-ensemble en libérant
les énergies affectives, émotionnelles et intellectuelles compressées dans le
désespoir, dans la honte de soi, la tristesse du bien-être perdu. Notre ami
sociologue, Fils-Lien Ely Thélot, a eu l’habitude de reprendre cette formule de Camus : «Il faut
imaginer Sisyphe heureux». C’est un pari qui ne coûte rien en termes d’effort à
déployer, mais qui annonce une véritable révolution, du moins, dans la
sensibilité et la conviction. La mythologie nous a habitués à un Sisyphe
malheureux dans son labeur punitif. Nous, avec lui, sommes devenus malheureux.
En tant que tels, nous sommes devenus incapables de le voir heureux, de le voir
déjouer le destin que lui a tracé Zeus. Et si Sisyphe, comme nous sommes en
train de le faire, s’imagine heureux ? C’est un autre monde qui
adviendrait pour lui.
Imaginer
les Haïtiens libérés de la colonialité, c’est un autre monde qui leur adviendra.
Un monde de liberté, un monde de justice, un monde de dignité humaine. À
l’imaginer, ce monde est déjà possible. Comment le mettre en œuvre ? Nous
sommes déjà dans la pluralité des points de vue pour le concevoir (l’imaginer),
nous sommes déjà dans l’institution d’un nouvel imaginaire pour ce nouveau
monde haïtien.
Imaginer
ce n’est pas habiter un monde de chimères, c’est étirer le réel aux confins du
possible en chargeant la raison calculante –on peut dire à cet stade que
l’imagination est une raison contemplative, qui a besoin des procédures
techniques de la raison pour œuvrer- de mettre en œuvre ce monde en le pourvoyant
d’institutions conformes à un monde de liberté et de dignité. Imaginer Haïti
libérée de ses fossoyeurs, c’est penser que la liberté est prime la propriété
et le travail qu’elle fonde. Égalité politique contre hiérarchisation
économique bourgeoise.
Cette
égalité politique ne saurait pas naître de la postulation formelle de la
déclaration du droit à l’égalité, laquelle postulation, trop abstraite pour
toucher et produire la communauté heureuse, ne peut être produite que moulée
dans l’expérience poétique de l’imagination. On devra se diriger vers un mode
d’expérience moins prosaïque, plus sympathique qui mêle les affectivités dans
le « retentissement » de la grâce éprouvée dans la rencontre d’une
image élémentaire qui dit à chacun combien les affectivités humaines souffrent au
fond de la même joie et de la même peine. Pour cela, on doit cesser de se
perdre dans la folie d’accumuler des biens extérieurs, des
« richesses » dit-on, pour écouter le bruissement intérieur du besoin
d’être qui est besoin de tendresse,
besoin de l’autre comme pure présence, qui dit à tous : nous sommes des
humains, des assoiffés de présence pleine d’humanité, par-delà la
« race », la « classe », les
« mémoires », le « genre », etc. Commençons par nous
sentir et sentir chacun dans l’égal désir de présence de l’autre comme besoin
d’être humain. Ce sera le ton de la poétique
de la politique comme dépassement de la politique de la case brûlée qui se
fonde sur une vision de l’autre absolument distinct, sur une psychologie des
frontières entre les hommes et une anthropologie de la supériorité et de la
hiérarchisation parmi les humains.
Dr Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP
[i] Gaston Bachelard, dans La poétique de l’espace, pour spécifier
l’expérience poétique de l’image, à la différence de la science qui se fonde
sur le principe de la causalité, montre que l’image poétique se passant de la
causalité se caractérise par le retentissement dans lequel elle tient «une sonorité
d’être». Ce qui renvoie l’expérience poétique à l’écho, à la resonance où les «âmes»
se rencontrent, se touchent par un acte de sympathie. La poétique de la politique
que je tente de programmer ici consiste, d’une part, à attribuer une grande
implication de l’imagination à l’expérience politique, d’autre part, faire de
l’écoute, manifestation de la sympathie, la dimension essentielle de la
rencontre (c’est dire que la rencontre n’est pas au commencement mais au détour
du vis-à-vis). La sympathie qui devient le fond central de cette poétique a
pour fonction de casser les chaînes des inimitiés qui entravent la politique
dans sa vocation essentielle d’instituer du commun parmi les hommes et dans les
hommes. J’en suis à l’esquisse de cette poétique qui s’avère indispensable -dans
le contexte haïtien de mise à mort, de conflictualité extrême où l’humanite est
effacée au seul souci de gagner ou de vaincre-, pour faire advenir un ordre de
valeurs fondé surla dignité humaine. L’image poétique, dit Bachelard, produit
un «espace heureux», qu’il appelle la topophilie.
Il s’intéresse particulièrement à ces «images de l’espace heureux», qui «visent à déterminer la valeur humaine des
espaces de possession, des espaces défendus contre les forces adverses, des
espaces aimés». La poétique de l’espace permet de mettre en relief deux
expériences nouvelles mais indispensables pour la politique (haïtienne, en
l’occurrence): celle du «retentissement» ou de la sympathie et celle de
l’«espace heureux». Le retentissement joint à l’espace heureux conduisent à
supposer qu’il est possible que les Haïtiens conçoivent (s’imaginent) leur
«espace de possession», la territorialité nationale découlée de l’expérience
sympathique vécue ensemble, comme leur espace commun à défendre, au nom de
cette communauté de sympathie, contre les forces étrangères.
[ii] En attendant des études de
sociologie qui viendront argumenter statistique à l’appui cette observation, je
me contente de la corrélation que le bon sens constate entre les périodes de
blocage et la prolifération des groupes armés et l’expansion du banditisme
[même si la philosophie se méfie souvent du bon sens, parfois elle se voit d’y
avoir recours sachant que, faute de sciences (de la nature ou de l’homme), le
bon sens doit les suppléer ou y venir en aide.] En effet, cette corrélation
s’explique par le fait que souvent les lutteurs distribuent des armes à ceux
qui montent les barricades pour résister aux interventions policières et/ou
intimider tous ceux-là qui n’entendent pas participer, pour des raisons
diverses, au blocage des rues.
[iii] La
«nécropolitique» est un concept élaboré par Achille Mbembe pour décrire le
dispositif de la politique africaine et moderne par le souci de donner la mort
et de la rendre visible. Elle est donc, dans le prolongement de la pensée
biopolitique de Foucault, une manière de gérer la vie en mettant en scène la
mort génératrice de la peur et de l’enrégimentement des citoyens.
[iv] Ces derniers temps, on a plutôt
recours à la désignation d’ « oligarchie» pour designer cette frange
de la bourgeoisie plus insatiable, plus avare dans la course au profit.

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