Comment traduire la “dignité humaine” dans la culture haïtienne ?

 

 

À Franck VANÉUS

 

“C’est donc quand je ne suis plus rien,

que je deviens vraiment un homme.”

Sophocle, Œdipe à Cologne 

S’il doit rencontrer une nuit,

Que ce soit plutôt celle du désespoir qui reste lucide,

Nuit polaire, veille de l’esprit,

d’où se lève peut-être cette clarté blanche

et intacte qui dessine chaque objet dans la lumière de l’intelligence.

Albert Camus, Mythe de Sisyphe

 

 

Je veux partir de cette citation de Sophocle que je mets en incipit à cette conférence: “c’est quand je ne suis plus rien, que je deviens vraiment un homme”. Qu’est-ce que n’être plus rien pour l’homme? Et en quoi ce sentiment, celui de n’être plus rien, peut-il révéler quelque chose de l’homme à celui qui fait l’expérience de n’être plus rien? Toutes ces questions semblent se diriger vers un seul présupposé que suggère le “plus rien”. L’homme qui ne se découvre plus rien est un homme qui se souvient. Un homme qui se souvient de ce qu’il était et qu’il n’est plus et qui se rend compte brusquement ou progressivement que cette déchéance dont il se croyait frappé résolument n’a été qu’un mirage. En fin de compte, à bien scruter, d3 ce “rien” qu’il se saisit il devient homme. Sophocle convertit Oedipe, le fou, de celui que la malédiction a frappé pour les raisons que nous savons tous, en sage, celui qui comprend, après maintes dérélictions ou afflictions, qu’il est un homme, que son humanité est absolue. En réalité, il a toujours été homme même le constat se présente à lui au temps le plus improbable, dans sa déchéance sociale et morale. Le devenir homme qu’Oedipe constate n’est que retrouvailles de son humanité occultée par les fureurs de la mauvaise conscience liée à l’inceste, enfouie sous le poids de la conscience morale qui se veut bourreau de soi.

Cette splendeur humaine découverte par surprise après avoir cru à son effacement ou sa disparition dit que l’humain ne meurt pas. Il peut être englouti de boue, de pratiques qui le dégradent de sa hauteur ou de sa noblesse, mais il est là. Pourtant, Oedipe ou Sophocle ne dit rien de la manière qu’ils en sont venus à la re-découverte de ce devenir homme qui veut précisément dire l’humanité a su résister malgré les expériences qui ont réduit Oedipe à rien. Ce quelque chose qui semble insister ou résister sous les décombres de l’effondrement du symbolique, le drame d’Oedipe est tout cet effondrement. Le symbolique qui met en retrait la “bête” instaure la dignité. Avant même de m’arrêter à sa conceptualisation, cette manière de la dresser en idée intelligible, la dignité peut être comprise poétiquement comme tout ce qui résiste en l’homme contre toute irruption de la bêtise, contre la séduction de la bête. C’est une métaphore qui prendra la force conceptuelle requise au moment opportun. 

La situation d’Oedipe, bien qu’elle soit celle d’un individu-type, est semblable à celle de la société haïtienne. Non frappée d’oracle, ou de la sanction due à l’inceste, mais la société haïtienne semble n’être plus rien. Elle perd de son être, sa socialité fondamentale qui consiste à fonder du symbolique, à humaniser les individus, à leur offrir une figure de l’humanité et à leur offrir des pédagogies pour instituer cet ordre d’humanité. On aurait pu dire, comme Oedipe, malgré cette perte d’être, la société haïtienne se découvre vraiment humaine. Voilà toute la différence. Là où Oedipe constate qu’il devient vraiment homme, les Haïtiens sont incapables de se reconnaître hommes. Comment si ce quelque chose de la splendeur qui fait que l’homme soit un être resplendissant a été enfoui au plus profond du néant jusqu’à se confondre avec le rien. En tout cas, tel est le sentiment partagé que suscitent les pratiques séculaires d’abêtissement, de zombification. Ce sentiment que l’humain serait enfoui dans les entrailles de la terre et aurait laissé les Haïtiens nus d’éthique, du désir de se solidariser, de faire du commun malgré leur men anpil chay pa lou.

Dans ce contexte de hiatus où l’humain, la dignité politiquement s’estompe me vient la question que je tiens à soumettre à la réflexion de chacun d’entre vous et à vous proposer ma manière de l’approcher tout en supposant que le débat permettra de frayer un chemin vers une culture de la dignité ou de l’humain pour soutenir ce qui se manifestera dans ma communication comme sentiment de l’humain.

La question, “comment traduire la dignité humaine dans la culture haïtienne?”, entend bien faire signe vers plusieurs considérations. Celle, d’abord, de la traduction (I). Celle de l’homologie et non de l’identité entre ce qui est désigné ou compris comme dignité ailleurs et ce qu’ici, dans la culture haïtienne, on entendrait par dignité (II). Enfin, celle de l’absence de la pensée de la dignité -elle est fondamentalement pensée, vision du monde, de l’homme et de la relation de l’homme au monde et non une simple émotion ou sentiment-, dans la culture haïtienne. Ce dernier point de vue est plus tentant à soutenir (III). Elle permet de justifier les raisons pour lesquelles la politique haïtienne fait peu de cas de l’humanité des citoyens. Elle apporte quelques intelligibilités à certaines pratiques anthropologiques (trayi la mouri la; pito nou lèd nou la), qui sous-tendent une conception plus “naturaliste” qu’éthique de l’homme. Enfin, je me livrerai à la formulation sommaire d’une critique sociale et culturelle de la société haïtienne en proie avec ses propres individus.

 

 

 

 

I-               Les modalités du traduire : d’un système à un autre

 

Dès qu’on aborde le phénomène de la traduction se présente un autre phénomène, celui des langues. En réalité, traduire est un acte de passage d’une langue à une autre. La traduction est une passerelle. Vu qu’on s’intéresse à la langue pour elle-même, comprise comme système clos de signes, on s’intéresse très peu à lier langue et culture, et comprendre que la langue est avant tout le système de signes disponibles pour dire avant tout les modes de relation de l’homme tout ce qui l’entoure et par ricochet ce qui, en lui, s’exprime à partir de cette relation. Système autonome dans son économie interne, la langue est un dispositif de signification et de sens par lequel le monde advient comme monde de sens. La culture est à la fois ce complexe global, dynamique de sens constamment en création. Traduire c’est passer d’une culture à une autre, au moyen des langues, pour l’habiter. Les problèmes de la traduction sont dans ce passage, dans cette passerelle qui peut être frêle ou solide, aussi dans le fait non d’habiter la langue à traduire, mais la culture. On n’habite pas la langue, on habite la culture dans la langue.

Cette assertion me conduit à penser la traduction comme mode de faire passer une compréhension du monde ou de l’homme d’une culture à une autre au-travers des langues, qui sont autant de manifestations des cultures. Donc m’intéresser à la manière de traduire la dignité humaine dans la culture haïtienne c’est d’abord prendre en compte les difficultés de la traduction, lesquelles difficultés mettront en relief les différents éléments constitutifs de l’acte de traduire.

Avant d’exposer quelques problèmes posés par la traduction, je dirai quelques mots de la culture et soulignerai l’enjeu principal de mon propos sur l’enjeu de ma question de départ.

Souvent définie comme l’ensemble des manières de faire, de croire et les outils mis en œuvre pour leur réalisation, la culture peut se révéler plus fondamentale et fondatrice que ses simples manifestations. Je me dirige à sa dynamique génésique pour observer ce qui se manifeste dans son avènement. D’abord, je propose qu’on comprenne la culture comme une dynamique de sens, la manifestation énergétique de l’homme comme être de sens. Cela permet de constater que toute culture constitue une matrice qui produit du sens fondamental se répartissant par variation dans toutes les institutions sociales. Comment tout cela se produit-il?

Au commencement de la culture, il y a l’homme et la nature. Il y a l’homme, cet être sensible, doublement ouvert aux épreuves de la nature par la sensibilité et la raison. Par la sensibilité, il s’ouvre à la nature par sensation et par sentiment. La sensation manifeste ses contacts avec les objets extérieurs, le sentiment les objets intérieurs. Cependant, sensation ou sentiment présupposent une épreuve de soi, un sentiment de soi, qui est la confirmation ou le consentement aux événements de la connaissance, laquelle se révèle, selon l’expression heureuse de Paul Claudel, comme co-naisaance. La culture est la naissance de l’homme avec le monde. Toute culture est un monde, un système de sens, qui renferme une conviction non formulable explicitement mais sous-jacente à l’épreuve de soi dans la constitution du monde. Ce qui, en conséquence, suppose que le monde est un sens-ible, un bruissement du sensible qui ouvre les perspectives à toutes les autres modalités de connaissance, à commencer par la représentation ou la perception qui ne peut se faire sans symbole.

Cette façon de comprendre la culture a une lourde conséquence épistémologique, celle du sensible et de la symbolisation. Il s’agit d’assumer l’idée que les systèmes symboliques présupposent plus qu’un sens, mais du sensible par quoi ils se déploient et se renouvellent inlassablement, particulièrement en ce temps, celui qui est le nôtre, en prise à la crise fondamentale de sens. En de telle période, revenir au sens-ible c’est procéder à la libération de la source nourricière significative encalminée par la réification des symboles tout en sachant que les ne sont là que pour dé-signer.

Dans le présent exposé, je ne m’intéresse pas de suivre les formes de fossilisation du sens-ible dans les pratiques symboliques épuisées ou affadies. Concernant la société haïtienne, dans sa genèse socio-historique, anthropologico-philosophique, il importe de const
ater comment du sens a été vicié dès le départ. En dépit de la grande créativité célébrée par les anthropologues, les admirateurs de l’art ou de la culture haïtienne en général, il est important de ralentir cet élan triomphaliste d’une créativité radicale en étant attentif aux perversions anthropologiques de l’esclavage.

La traduction prend donc un aspect plus original. Elle se porte davantage du côté de la culture que de celui de la langue, qui n’est qu’une première traduction de ce “silence du sensible”, de ce bruissement sensible qui n’est pas encore voix mais qui donne voix à toutes les voies de symbolisation.

Dès lors, il est moins question de traduire des textes que de voir, de part et d’autre (de l’Europe et de Saint-Domingue), d’abord comment a été mis en place cet ordre symbolique et depuis quel sensible. Ce n’est qu’à la suite de ce détour que l’on peut prendre la question de la traduction. En d’autres termes, il faut restituer les ordres de sensible pour mieux saisir les textualités qui se construisent, dans le cas présent, en rapport à la dignité.

Avant tout, que je rappelle quelques problèmes liés à l’acte de traduire en général qui a été relevé par Antoine Berman et Paul Ricoeur. Mon rappel ne peut être toutefois que schématique. Mon propos central ne porte pas sur la traduction, mais sur la dignité, même lorsqu’il se révèle pertinent de mettre quelques balises en relation à l’acte de traduire.

La traduction présuppose deux ordres symboliques et un traducteur qui joue la fonction de passeur de sens d’une langue à l’autre. Ce passage que le traducteur doit créer ne va pas sans obstacle. Bermann et  Ricoeur parlent du risque de la trahison et de la nécessité de la fidélité à la langue, de celui de la “provincilisation” de la langue dans le projet d’universalisation que semble porter la traduction. Heureusement, il est possible pour le traducteur de surmonter ces tensions qui le tiennent dans l’angoisse par la fonction dialogique de la traduction. Les langues ouvertes l’une à l’autre dans l’acte de la traduction s’interpénètrent en s’interprétant dans un travail incessant de “re-traduction”. Avec Edouard Glissant qui a affirmé que chacun parle en présence de toutes les langues, je dirais que la traduction est une manière de mettre les langues en présence les unes des autres. Non en vue de les mettre en compétition, mais de les enrichir les unes des autres et d'ouvrir les perspectives d’un imaginaire complexe, ouvert, dynamique. Cette langue s’inventant sans cesse dans la poétique de la relation est écoute et disponibilité. Paul Ricoeur parle de l’hospitalité que crée la traduction où une langue s’ouvre à l’épreuve d’une autre. Je préfère parler de la disponibilité. D’une part, l’hospitalité est un concept ambigu; on ne sait pas toujours quand l’hôte est un espion ou un ennemi. S’il y a toujours du souci de l’autre dans les deux cas, celui de l’hospitalité et de la disponibilité, l'ambiguïté met en question la sincérité supposée du souci dans le cas de l’hospitalité. Tandis que la disponibilité pose d’entrée de jeu l’autre comme celui qui est attendu dans sa présence particulière. Il n’est pas attendu comme un voleur, même s’il peut venir comme un voleur. On suppose que tout vol n’est qu’un accident lié à la misère économique ou sociale, existentielle qui présuppose une déchéance qui n’atteint pas le fond humain. Et que même lorsque ce fond a été contaminé par la vermine, il ne sera jamais atteint en profondeur. La disponibilité exige une attente et une attention sur ce qu’il faut reconstituer en l’homme. Si dans l’hospitalité, le souci de l’autre est présent, l’écart ou la vigilance (il faut être aux aguets) que présuppose l’ambivalence de l’hoste fait que le souci de l’autre n’est plus souci de soi. Dans la disponibilité, la présence de l’autre est déjà présence à soi et à l’autre, dit autrement, présence-à-soi-l’autre. Un trait-d’union se produit par la similarité des conditions d’existence entre soi et l’autre.

La traduction, cherchant à créer les co-respondances dans les langues, cherche à créer ce qui est déjà présence dans toutes les langues par la culture, par ce bruissement du sensible: la force de l’homme à produire du sens.

 

II-            Dire la dignité

Qu’est-ce que la dignité? Comment la traduire en Haïtien? Ces deux questions renvoient à la mise en place de deux ordres de sensible et de leur mode de symbolisation. Ce n’est qu’au détour de ce premier travail de constitution que je pourrai formuler quelques éléments de réponse à la deuxième question.

Vraisemblablement les anthropologues ont trouvé dans nombre de cultures la tendance à placer les hommes au-dessus des autres êtres de la nature. Un quelque chose spécifique semble le caractériser et par conséquent interdit tout traitement animalisant. Dans les traditions occidentales, l’atribut ontologique de cette anthropologie tire sa source principe, en plus de la tradition grecque du Prométhée ayant volé le feu pour le donner en cadeau à l’homme (son équivalent judéo-chrétien est la tentation de Lucifer, le porteur de feu), dans la mythologie judaïque qui raconte comment l’homme fut créé à l’image de Dieu (imago dei). Autant qu’il est possible pour moi de considérer que Dieu est Lumière, en ce sens on rejoint le mythe de Prométhée, l’homme se distingue par l’atribut du feu ou de la lumière qui métaphoriquement désignent la raison, cette faculté des réalités abstraites par laquelle l’homme est susceptible de côtoyer Dieu et les anges, les dieux et découvrir la devinette du monde qu’ils ont déposée dans l’organisation de la nature.

La dignité, comme construction discursive ou conceptuelle, a deux modes de conceptualisation du même paradigme proposé par les mythologies grecque et judéo-chrétiennes: la théologie d’inspiration judéo-chrétienne et la philosophie à prétention sécularisante.

La théologie chrétienne part du pseudo-concept de l’image de Dieu pour reconnaître à l’homme un statut ontologique distinct de celui des autres créatures. Fait à l’image de Dieu, l'homme partage avec lui quelques-uns de ses attributs: la grandeur, la transcendance par cette lumière à la nature et la capacité d’embrasser l’immensité de cette nature. Cette ressemblance conforte l’homme à une vocation, celle de participer au parachèvement de la création. L’homme est donc un tenant lieu de Dieu. Il est appelé à illuminer la nature considérée comme obscure et dense.

Ce lieu commun de la théologie chrétienne est repris par la philosophie qui, par son souci de sécularisation, substitue les attributs mythico-théologiques à des concepts. En lieu et place de l’âme divine, de l’étincelle divine, est présentée la raison ou la”lumière naturelle”. La raison est donc cette faculté qui permet à l’homme de se placer au-dessus des choses de la nature

L’auteur le plus explicite concernant ce pseudo-concept sur lequel est fondé le discours de la dignité est Blaise Pascal. Sa théorie du trouble infini met en relief la dimension infinie de l’homme et montre combien l’homme se tient debout en face de l’immensité. L’infini humain qui se définit par la pensée, particulièrement la pensée de soi, constitue le nœud gordien par lequel l’homme tient le monde à distance. Rappelons la citation célèbre de Pascal : « l’homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale. » Pascal met bien en relief la situation ambivalente de l’homme-roseau faible, fragile et l’homme-roseau pensant et grand. Il reformule le pseudo-concept de l’homme frappé du « péché originel » et de l’homme image de Dieu. La pensée, attribut essentiel de l’homme, le définit face à la violence de la nature et son agressivité. Et la formule est lancée de manière péremptoire et irrévocable : « toute notre dignité consiste donc en notre pensée ». La pensée procure à l’homme sa dignité, elle permet à l’homme de s’opposer à l’immensité engloutissante de la nature. Elle est rempart. Elle permet à l’homme, malgré sa « faiblesse » , de se tenir debout, résistant aux vagues de la vie naturelle. Cette force de la pensée, il ne faut pas seulement s’en contenter, il faut la cultiver afin de la renforcer et d’établir dans la durée la force de contenance de l’homme. Travaillons à bien penser, dit Pascal, voilà le principe de la morale. La pensée souvent liée à la science prend chez Pascal une vocation morale. Ce qui veut dire qu’en assurant la grandeur de l’homme à la nature et aux forces réifiantes, sa culture, la culture de la pensée se veut un procédé de faire advenir un règne plus grand d’humanité et de moralité. La dignité humaine est donc la capacité à renforcer la part infinie de l’homme, à instituer sa grandeur dans un ordre moral. Mais que veut dire penser chez Pascal à côté de sa force de grandeur ? Autrement dit qu’est-ce qui, plus fondamentalement, donne à la pensée son essence de grandeur dont elle investit l’homme par participation ?

La pensée n'est pas un simple attribut logique de production de concept ou du sens et de connaissance. Elle est la modalité de l'infinitude humaine de se manifester, par quoi, elle lève l'homme ou l'humain au rang de grandeur infinie ou absolue qui ne résiste pas seulement aux éventuelles catastrophes cosmiques mais surtout aux désastres que l'homme peut infliger à l'homme. Elle gagne particulièrement cette dignité par son enroulement sur elle-même, vu que l’homme seul sait ce qu’il est par sa capacité réflexive. Le monde ne se connaît pas infini, la nature ne se connaît pas immense. L’homme se connaît grand par sa puissance intellectuelle et sait que cette puissance est contenance du monde.

Cette idée joyeuse et lumineuse de l’homme capable de contenir le monde ne peut pas être explicitée dans tous ses enjeux ici. Retenons toutefois qu'elle propose dans ses enjeux la possibilité de fonder les pratiques humaines sur l'irréductible état infini ou grand de l'homme que doivent préserver et entretenir contre toutes formes d'anéantissement les institutions sociales, culturelles et politiques.

A ce moment, la dignité se définit par le postulat de la grandeur irréductible de l’homme, comme refus de réduire la grandeur infinie de l'homme en chose. C’est en tant que la grandeur par la pensée fournit l'idéalité ultime aux pratiques humaines, que la dignité est pensée. La grandeur infinie est donc la modalité de l’action humaine, qui doit se sacrifier à la mise en œuvre ou à l'incarnation de cette grandeur dans la matérialité des actes institutionnels. Formellement, cette grandeur infinie, devenant la norme cardinale de l'éthique, devient en même temps la dimension de toutes les pratiques symboliques, sociales et culturelles de l’homme occidental. Je la formule de la manière suivante : ne jamais penser, ni tenter de réduire ou de traiter l’homme en chose. Dans le langage kantien, on peut dire : ne jamais prendre l’homme comme moyen. L’homme est une fin. Sa grandeur liée à la pensée est absolue et ne doit souffrir aucune profanation réifiante, instrumentalisante des pratiques politiques, économiques ou sociales. Le nœud éthique de la vie sociale, mythologico-théologique et philosophique, politique occidentale se fait de cette matière métaphysique : la grandeur irréductible de la réflexion comme modalité de la pensée humaine.

 



III-          Dire la dignité dans la culture haïtienne 

Cette dignité que je viens de définir, comment la traduire dans la culture haïtienne ? Cette question appelle quelques considérations. La culture haïtienne est ouverte et frappée par la traversée répétée d’un ensemble de courants de pensée ou de sensibilité qui sont souvent des présences exogènes de sens ou de vision du monde. Certains Haïtiens s’en disposent sans trop de conviction. Ils deviennent davantage des formes de mystification, des manières de plaquer sur les expériences locales des étiquettes qui collent difficilement aux manières de croire, de faire, d’agir, de connaître ou d’espérer. La dignité fait partie de ces courants qui circulent sans prendre racine dans les convictions haïtiennes.

En effet, on retrouve plusieurs occurrences en haïtien qui fait référence à la dignité. Il y a la formule de l’ancien président Jean Bertrand Aristide : « si nou pa kenbe diyite nou diyite nou pral kite nou ». Il y a l’expression tirée du titre d’un album classique de l’orchestre Tropicana d’Haïti : « kenbe diyitew ». Sur cet album, une chanson éponyme au titre dit : «  kenbe diyitew pouw pa janm mache tet bese ». Il est question dans ces formules d’autant d’usages exogènes de la dignité que de glissements notionnels qui prennent très peu en compte le sens fondamental de la dignité, qui est un attribut de l’homme le distinguant de tous les autres  êtres de la nature. De ce point de vue, la dignité ne saurait se détacher de l’homme ; il est inconcevable de penser que la dignité puisse se perdre. En réalité, quand on l'emploie dans la société haïtienne, elle fait partie d'un emprunt qui colle à peine à la conviction qu'il y aurait quelque chose en l'homme haïtien qui serait au-dessus de la mêlée de la maltraitance, de l'usure, etc. C'est comme pour les droits de l'homme. On en parle en Haïti, mais on n'y croit à peine, vu les difficultés à l'installer dans les pratiques institutionnelles et politiques.

On croit aussi que l’expression « mache dwat » concerne la dignité. Comme s’il serait du régime de la dignité d’être dans la droiture. La droiture s’impose pour exprimer un soupçon sur la grandeur humaine à se préserver de la séduction de la part bestiale en l’homme. Pascale, malgré sa forte conviction de la grandeur humaine, prémunit contre la « bassesse » humaine. La droiture, mache dwat, n’a nullement à voir, du moins à première vue avec la dignité. Dans le contexte sociopolitique et historique de violence, elle est une précaution à prendre contre les puissants qui sont capricieux et qui suspectent toute démarche sinueuse, celle qui ne saurait être droite, comme de possible marronnage au dispositif de coercition. Il y a aussi « mache dwat sou trèz ou pouw pa pile katòz ». Donc la dignité qui se cultive ici est marquée davantage par un principe de précaution, question de n'avoir pas à faire face aux « kraze zo » afin de protéger un quelque chose en soi non encore nommé dans la société haïtienne que je désignerais, avec Michel Henry, d'éthicité de la vie, une sorte d’émotion phénoménologique. Dans sa phénoménologie de la vie, Michel Henry montre que la vie même biologique renferme déjà un élan éthique. Cette dimension éthique permet déjà d'expliquer les résistances spontanées, émotionnelles des esclaves, par exemple, face aux pratiques violentes des colons. Grâce à cette affectivité éthique les esclaves avaient dit non à leur condition de vie avant l'arrivée du discours des droits de l'homme ( soit dit en passant, cette considération me fait penser que la révolution haïtienne n’est aucunement fille de la révolution française), sans pouvoir lui donner unnassise conceptuelle ou discursive. On pourrait considérer cette affectivité éthique fondamentale comme l'équivalent de la dignité, mais elle ne se postule pas au même titre qu'on postule la dignité comme grandeur de distance qui sépare l’homme de la nature. Elle se fait plutôt souterraine, elle fuit et ne revendique pas, elle produit une relation d'attente et d'écoute contrairement à la dignité qui propose un sujet transcendant à la nature la régissant par sa capacité de penser, de se penser comme grandeur et réflexivité.

Qu’est-ce qui, dans la cosmologie haïtienne, permet de penser l’homme comme grandeur, comme distance face à la nature, à ses forces ? Tout le dispositif cosmologique ou cosmogonique place l’homme au passif, à l’héritage. Le loa qui se manifeste exige qu’on soit à son écoute et sa disposition. On ne lui est pas disponible. Il s’impose, fort de sa puissance, à l’Haïtien qui peut ne pas consentir, mais à ses risques et périls. Son consentement n’est pas reconnu, il est factice du point de vue du loa. Et souvent, le refus de consentir n’est que l’expression de l’acculturation, de l’imposition d’une autre puissance, celle de la colonialité, qui dés-apprend à être à l’écoute ou à répondre à la « voix ». L’Haïtien est entravé entre deux puissances religieuses, celle des loas et celle du Dieu judéo-chrétien. Le théologien et l’anthropologue, Philippe Chanson a souligné que le véritable visage du Dieu qui est à l’œuvre dans les prédications haïtiennes ou antillaises est celui du Dieu de l'Ancien Testament, irascible, vindicatif, enclin à la correction brutale, etc. L’Haïtien est écrasé dans son estime de soi par deux puissances avec lesquelles il négocie très peu, vu que la négociation implique le principe de l’égalité et du respect des clauses, et des institutions de recours.

Le colon n’est que la face incarnée de ce Dieu vengeur et impitoyable dont le crayron n’a pas de gomme. Aucune mansuétude, ses décisions sont irrévocables et ses sanctions sont implacables. Au nom de ce Dieu, étant son lieutenant dans les plantations, les colons s’inventent comme des ayant droit sur la vie et le corps des noirs, qui portent la couleur du « diable », cet être qui concentre toutes les noirceurs des humanités dont les blancs, qui n’en veulent pas, ont fait don aux Africains. Ce don qui prend la forme de l’identification, de l’assimilation, devient attribition du nègre, des hommes noirs. Ils sont considérés comme le « suppôt » de satan ou du diable, l’autre de Dieu, l’omnipotent, l’omniscient, l’omnipuissant de qui les hommes  lan s' héritent la grandeur, la gloire et la dignité.

Le discours colonial qui s’est élaboré à partir de cette théologie anthropologique n’est autre chose qu’un dispositif d’usure et de fabrication de l’homme usé, jetable, de zombi auquel on a enlevé l’âme, le petit bon ange, la volonté, la capacité de regard le soleil qui refléterait sa lumière au fond de soi. La nuit tombe tout autour de l’âme de l’homme, qui doit se battre pour avoir droit avant tout à la lumière du soleil.

Ce combat pour la lumière devient l’âpre combat, quand il n’est pas tout simplement impossible. A-t-on déjà entendu parlé d’un soulèvement des zombis ? Chez Frankétienne. Dans les Affres d’un défi, les zombis se sont soulevés. Ils ont goûté au sel, à la lumière, mais grâce à quelqu’un qui est venu d’un autre monde, celui des vivants vivants alors qu'eux ils se trouvent dans celui des morts vivants. Ce fut un accident. Il n’est nullement inscrit dans le dispositif de zombification de donner du sel aux zombis. Du sel, cette substance qui relève la saveur, qui apporte la capacité de savoir.

J’ai souvent considéré que l’expérience socio-politique haïtienne est un dispositif de zombification. En ce sens, elle est une dynamique d’user les estimes de soi, de vide les Haïtiens de leur grandeur, continuer en bien des aspects l’usure esclavagiste, persister la figure de la toute-puissance du Dieu judéo-chrétien ou des loas, écraser toute tendance de se détacher de la nature. Ce dispositif consiste à leur cacher le sel, à leur nuancer les savoir, à imposer un régime du fade, de l’absence de goût. Il est un système de l’aplatissement des existences. Il casse la grandeur et aplatit l’existence humaine au niveau de la nature, de la bestialité à laquelle on répond par la bestialité. La boucle étant bouclée, on dit qu'à la bestialité on ne peut répondre que par la bestialité.

Telle est ce qui constitue le « silence du sensible » haïtien. Une temporalité, une affectivité qui se déploie à s’user et à user les espérances. Le sociologue phénoménologue Alfred Schütz a conceptualisé cette expérience silencieuse partagée. Partant de l’expérience sociale de la musique, il a constaté que les individus écoutant un morceau de musique mobilisent un ensemble de ressources temporelles et intimes mêmes socialisées. Il appelle cette expérience la syntonie, sorte de synchronie qui anime la vie sociale. L’usure des autres semble constituer la syntonie de la société haïtienne. En ce sens, il devient particulièrement difficile de traduire la dignité par un équivalent haïtien du simple fait des pratiques avilissantes, abrutissantes des despotiques, de la puissance religieuse et théologique écrasante de Dieu ou des loas, des jeux de massacre auxquels se livrent les Haïtiens.

 

***

On me reproche souvent mon pessimisme. C’est oublier que le pessimisme conduit rarement au suicide. Il n’est pas la désespérance encore moins le désespoir. Il peut être une méthode. Dans ce dernier cas, il est une fiction théorique de la conscience qui ne peut pas, qui ne veut pas être joyeuse, ni triste, mais qui s’indigne et cherche à comprendre en scrutant les bas-fonds. On en vient à tort à la conclusion que le pessimisme est gris ou terne. C’est son lieu d’observation qui est sombre, mais le pessimisme est une espérance autre, celui de l’épreuve de soi dans la souffrance sociale. Si le pessimisme se fait méthode, il s’illumine de lui-même de l’intérieur, porte davantage l’espérance que l’indignation qui le travaille ; contagieux, il finira par animer toutes ses âmes engourdies dans le champ de l’impuissance, du manque de confiance que c’est possible de remonter le chemin de la honte, de la dénégation de soi, de la soumission à l’autre, du manque d’estime de soi lié à la dépossession, à la vampirisation. Il faut prendre l’odeur de la puanteur pour sentir le refus intérieur de la nausée, lequel refus n’est pas encore une conviction de la dignité, non plus de sa conceptualisation, mais une spontanéité émotionnelle qui ne peut pas encore fonder une éthique,  ni mettre en branle une politique de la dignité.

Certes ce pessimisme m’ayant conduit aux bas-fonds, là où gisent les pauvres gens se fait petite joie d’une découverte, celle de la disponibilité que la précarisation des conditions de vie mise en place dès le début de l'histoire haïtienne dans les plantations. Les gens modestes ont une manière propre à eux d’être attentif à cette grandeur humaine. Ils ne l’ont pas conceptualisée. Ils l’ont vécue, la disponibilité. Elle est difficile à déceler, tellement elle est entrelacée dans toutes ces pratiques de mise à mort, de jeu de massacre et de toute-puissance qui constituent l’existence de ces gens, qui sont aussi en prise avec l’économie symbolique de la société haïtienne. Du moins, chez eux la disponibilité s’inscrit en contre-point à ces pratiques d’usure.

Au cours de ma réflexion, ma préoccupation n’a pas été de poser dès le départ que la dignité n’est pas traduisible dans la culture haïtienne. J’ai plutôt emprunté le chemin long de l’archéologie pour voir comment s’est mise en place théoriquement la pensée de la dignité. J’ai fait le constat que cette pensée, eu égard aux sociétés occidentales, s’est élaborée dans les interstices de la théologie de la création de l’imago dei, de la philosophie de l’homme-sujet ou grandeur infinie. Un tel cadre de pensée n’a pas nourri l’imaginaire haïtien, qui déclame les vertus de la dignité sans être en mesure de les appliquer. Il est important de remarquer que cette difficulté d’application n’est pas consubstantielle aux Haïtiens. Elle est née du travail d’usure, d’érosion éthique de l’esclavage et du discours colonial, qui devient une impasse théorique majeure pour les Haïtiens. Cette entrave est d’autant plus imposante et insurmontable que les Haïtiens se complaisent dans l’oubli ou la dénégation.

Dans les mailles des pratiques sociales de ceux qui portent le plus lourd fardeau de l’héritage colonial, les gens modestes du bas-fond social haïtien, j’ai observé une complicité à résister aux assauts des politiques de l’usure, de l’abêtissement. Je l’ai désignée par la disponibilité, qui traduit mieux ce que les Haïtiens ordinaires vivent comme résistance à la réification et comme lieu d'expérience de ce quelque chose qu'il faut entretenir contre les pratiques inhumaines. Cette résistance ne se fait pas dans un vis-à-vis, une face-à-face aux puissants mais par l'évitement ou le contournement et l'entretien d'un entre-soi des appauvris: là, on se recrée dans l'imaginaire, dans la chaleur d'être parmi ses semblables dans la misère.

Ma préoccupation centrale a été de savoir si on a des ressources intellectuelles ou culturelles pour dire la dignité humaine, ce quelque chose qui semble résister aux pratiques d'abrutissement. Sans avoir avant tout recours aux contacts culturels, j’ai voulu bien savoir s'il y a une certaine conviction haïtienne à croire à un quelque chose en l'homme qui fait qu'on ne doive pas le prendre pour un « kochon san plim » mais pour un être humain. Un quelque chose qui présente l'humain haïtien dans sa splendeur. Je choisis le mot splendeur à dessein pour rappeler cette grandeur brillante qui semble habiter l'homme, devenu "visage" ou reflet de la lumière.

La notion de « moun » prête à confusion et se dirige davantage du côté de l'homme en général que du côté de l'humain. Est-ce la raison pour laquelle il se décline en granmoun/timoun, toutmoun, etc.

Enfin, je suis arrivé à la conclusion que la société haïtienne étant marquée, malgré un effort de synthèse difficile, par la double rationalité organique et traditionnelle, a moins recours à la dignité comme éthique de la grandeur surplomnante de l’homme qu’à la disponibilité, qui se nourrit d’une compréhension plus modeste de l’homme, celle de l’homme souffrant à qui la sympathie exige à être disponible, c’est-à-dire, à qui il faut toujours laisser une place pour accueillir sa présence irréductible aux de la nature.

La dignité humaine prenant corps dans un contexte mythologique, théologique et philosophique d'institution du sujet ou de l'individu a du mal à prendre en Haïti où le sujet ou l'individu ne se définit pas au moyen d'attributs intellectuels de capacité à penser ou à se situer face à la nature, mais comme capacité à déjouer l'ordre de domination (par exemple, les Haïtiens emploient le mot entelijan pour traduire la capacité à se défaire des mailles des pouvoirs, la capacité à sans sortir sans les valeurs de vérité de la logique formelle ou de la morale). Cet ordre de domination ou d'exploitation qui ne reconnaît pas la capacité de penser aux "dominés" les rend au contraire inaptes à la "pensée".

Pourtant, quelque chose d'autre dans la société haïtienne est cultivée, surtout parmi les appauvris, la disponibilité, qui est pour moi à la société haïtienne ce que la dignité humaine est aux sociétés occidentales de maîtrise et de domination par la pensée. Les appauvris, d’Haïti, probablement aussi du monde, ayant vu périr leur dignité sous les violences des puissants du monde ont inventé la disponibilité qui est une forme d'être ensemble dans la souffrance ou le malheur. La disponibilité consiste à laisser toujours une place vide sachant que quelqu'un arrivera affamé, détruit, réduit. C'est ce sentiment de l'arrivée de l'autre potentiellement en souffrance que je me proposerai de décrire et conceptualiser. Cette fois-là ce ne sera pas un travail de traduction mais celui de la création d’un nouveau concept.

 

Dr Edelyn DORISMOND

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH

Directeur du comité scientifique de CAEC

Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP

 

 


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