18 novembre 1803-18 novembre 2021 : où en sont les Haïtiens au projet d’émancipation ?

 


Essai d’une philosophie de l’ordre symbolique en terre haïtienne

 

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Certains collègues historiens peu avertis ou mus par le souci d’initier un débat sans intérêt – soit du point de vue de leur connaissance de l’histoire ou de leur simple curiosité– se demandent que peut dire un philosophe sur le 18 novembre 1803 comme objet « historique ». Ils se demandent plus clairement : quelle légitimité protège un philosophe parlant, non pas de l’histoire (ce qu’une certaine philosophie de l’histoire rendrait possible et pertinent) mais de l’ « événement» considéré comme attributs essentiels de la science historique ?

Et pourtant l’écriture et l’analyse historiennes ne sauraient échapper au philosophe. De la myriade d’exemples, j’en prendrais celui d’Edgar Quinet qui notamment fait une philosophie de la révolution française, une manière d’écrire l’histoire sans être historien de « métier ». Autrement dit sans se trouver dans la « chapelle » des historiens pour récolter bénédiction ou encensement. En fait, depuis les affaires moyenâgeuses du catholicisme de vente de pénitence ou de grâce, on a fini par comprendre que la chapelle peut devenir très vite un lieu de commerce où on paie des droits d’entrée et se maintient au sein de la chapelle à force de copinage, de camaraderie et de complaisance. C’est une affaire de « champ » : champ de l’histoire, c’est-à-dire de bataille, d’historiographies : manières de faire et d’écrire l’histoire[1]. Et Bourdieu a bien signalé toute l’économie symbolique qui structure le champ. Par les biens de cette économie le « droit d’entrée » pour y avoir droit de cité exige quelques soumissions, satisfactions subjectives– mais de la chose historique, d’un événement historique, chasse gardée des historiens.

Cette inquiétude, plus mesquine que pertinente, semble prendre forme de l’idée révolue qu’il y aurait un objet proprement historique, un objet dressé en fétiche sur l’autel de la chapelle des historiens, lequel objet devrait rester inatteignable aux philosophes, aux sociologues ou aux anthropologues, etc. Cette inquiétude qui traduit la courte vue de ces inquiets plus qu’inquiets  sur les activités humaines ne mériterait pas d’être prise en compte. Mais le rappel du philosophe ne sera jamais de trop. D’une part, il faut cesser d’enfermer la philosophie dans la « philosophia perenis » (un traditionalisme occidental tend à rejeter de l’autre bord, celui de l’histoire, de la sociologie, de la littérature ou de l’anthropologie toute réflexion qui ne prend pas son point de départ chez Platon, Descartes, Spinoza, Kant ou Hegel, etc.) qui condamnerait la philosophie à se poser les questions éternelles de l’humanité : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » « Que m’est-il donné d’espérer ? » Pourtant, des questions qui, malgré leur apparent détachement à la problématisation de l’histoire ancrent la philosophie dans l’histoire, comme questionnement historique et de son temps

La philosophie est à la fois passion de son temps et de son espace d’inscription et de formulation. Dans ce cas, elle se nourrit de ce qu’elle a sous la main : parfois c’est la religion (prédominance de la métaphysique) ; la science (prédominance de la théorie de la connaissance, vieux ancêtre de l’épistémologie) ; l’art (prédominance de l’esthétique) ; la politique (prédominance de la philosophie politique). Ainsi, une philosophie d’inspiration haïtienne peut s’intéresser à la liberté comme libération, à la citoyenneté dans les bornes de l’humanité, à la tolérance comme accueil, disponibilité, rencontre et ouverture, mais aussi à la politique comme pratique de zombification ou de bestialisation, aux sciences sociales comme modes de partage dual de la société, de l’histoire comme procès de difficile libération ou de la libération comme archéologie des sédimentations qui stratifient l’expérience historique en lui apportant des couches symboliques superposées et entremêlées, du social comme poétique d’une relation nouvelle et labile, celle des horizons culturels en tension, etc.

D’autre part, l’histoire n’a pas d’objet (Paul Veyne le dit d’une autre manière en soutenant que l’”historisme est “faux” et “inutile”. Sans ménagement, il dit “pour sortir de l’historisme, il suffit de poser que tout est historique, l’historisme devient inoffensif. Il se borne à constater une évidence : il arrive à tout instant des événements de toute espèce et notre monde est celui du devenir ; il est vain de croire que certains de ces événements seraient d’une nature particulière, seraient « historiques » et constitueraient l’Histoire »[2]. N’ayant pas trop d’objets « particuliers », l’histoire construit ses objets et les construit de diverses perspectives. Jusqu’à un certain temps, on pouvait lui attribuer le « (fait) passé » ; en plus de s’intéresser (d’être parmi les présents ou les présences) au présent, le passé de l’histoire est un complexe herméneutique qui est pris dans le cercle de la précompréhension où le passé est enchâssé dans le présent et le futur. Enfin, la philosophie construit aussi son objet. Il n’y a pas d’objet proprement philosophique, il y a une épreuve philosophique qu’on fait subir les expériences humaines. Cette épreuve, je l’appelle conceptualisation. La conceptualisation n’est pas le récit qui enchaîne des instants (« événements » dits historiques). Elle est une posture d’extraction, d’épuration et d’idé(a)(é)lisation, qui consiste à viser le degré ultime de généralisation, d’abstraction ou d’idéalisation que ne peut rendre que le concept philosophique. Une tentative de précision idéelle et idéale, d’abstraction qui souvent fait peur à ceux-là qui se sont habitués à la singularité qu’offre la perception, le contact sensuel aux objets du monde.

Je me propose d’intervenir sur le 18 novembre 1803 non en tant qu’historien que je ne suis pas, mais en tant que philosophe que je suis. Cette intervention est particulièrement stimulante pour moi, vu mon intérêt à opérer un double déplacement : soumettre l’expérience historique haïtienne à l’épreuve philosophique, en retour éprouver la posture philosophique aux expériences historiques, sociales, culturelles haïtiennes. C’est la voie que je me propose de tracer. Ce serait mieux à faire de mesurer sa cohérence que de se perdre dans des préjugements non questionnés, donc injustifiés et qui mettent au clair la myopie épistémologique chère aux sciences sociales élaborées jusque-là autour de la société haïtienne.

Cette mise au point faite, je passe à ce qui me préoccupe : une lecture philosophique de l’événement du 18 novembre 1803.

Cette question appelle des préalables (qui consiste à mettre au clair les présuppositions)qu’il faut expliciter si l’on veut éviter des confusions et orienter avec une certaine précision ce qui sera mon point de vue.

La première présupposition que renferme la question concerne le « moment » historique que représente le 18 novembre. On parle de 18 novembre comme on parle d’un événement, un moment qui semble marquer un point de rupture, un point de suture entre un avant et un après, tout en faisant de cet après les manifestations des promesses contenues dans l’acte même de la rupture. Donc, il s’est passé quelque chose au 18 novembre, qui devient un nœud ou un noyau temporel qui annonce dans la temporalité haïtienne quelque chose d’autre et nouveau. Compris en ces termes, le 18 novembre appelle son avant et son après, mais exige surtout de le définir comme point de béance dans le dispositif politique, social, économique et des relations internationales qui va de la colonie à la « nation », de Saint-Domingue à Haïti. Mais c’est surtout du point de vue anthropologique, comme moment qui fait signe à la nécessité d’instituer un nouvel ordre symbolique, qu’il force à penser.

Une deuxième présupposition émerge de la première : si le 18 novembre crée une brèche dans la temporalité du capitalisme esclavagiste, c’était sur quelle toile de fond ? S’est-il déployé ou imposé comme déchirure d’un temps ou désir d’un temps nouveau? Quelle toile de fond économique, politique, sociale que le 18 novembre a déchiré ? Autrement dit, quel monde a-t-il mis à mal dans son fondement, ses racines ?

Évidemment, le 18 novembre comme toute initiative humaine est gros de sens. Étant tel, il est gestation, promesse (promesse de sens nouveaux inépuisables dans la simple actualité de la bataille ou de la déchirure, donc il est interpellation aux générations qui l’ont suivi. Ces générations, je les inscrirai dans l’héritage en supposant qu’il y a deux manières de s’inscrire dans l’héritage, celui de la passivité, ce qui vient du passé comme passif, celui de l’activité du passif transformé en actif, la manière dont on reçoit ce qui vient du passé. Étant en promesse de sens, le 18 novembre fait injonction sans le savoir aux Haïtiens fraîchement nés de cette rupture libératrice et leurs héritiers à venir de recevoir quelque chose ou de ne pas le recevoir.

Si l’on est libre de ne pas recevoir ce qui vient du passé, le paradoxe est qu’il nous est bien présent dans la passivité ou dans la passion : le temps, l’histoire avec lui, est déjà héritage même en l’absence d’héritier, il est affectation fondamentale. En d’autres termes, le refus de ne pas recevoir, de refuser d’être l’héritier d’un événement trop lourd de conséquences pour sa propre force n’exclut pas de la réception (de l’affectation) et de l’héritage (le passif historique peut être comparable au passif génétique).

Je me rappelle une illustration saisissante chez Antoine Innocent : la mère de Mimola est allée jeter la cassette que sa mère lui avait confié. Elle a refusé de se faire héritière. Elle a voulu couper le pont. De son point de vue, en balançant à la mer la cassette, elle entend mener sa vie tranquille loin des encombrants héritages de sa mère, lesquels héritages sont incompréhensibles, faute de lien de génération ou de croyance. Elle qui a été catholique ne savait quoi faire de cette cassette. Elle l’a re-jetée. Mais c’est très mal connaître le passé. Elle croit s’être rompue avec le passé de sa mère, son propre passé. Ce passé revient sous la forme d’obsession, de hantise. La seule hantise qu’on n’exorcise pas. On est appelé à le prendre en charge, le seul salut. La mère de Mimola a dû se soumettre aux exigences de l’héritage, qui lui ouvre plus qu’un héritage. Elle a rencontré sa cousine mulâtresse : sa peine est partagée et la solution devient moins coûteuse.

La psychanalyse a habitué l’histoire avec les concepts de trace, de reste pour signaler que le passé n’est pas un vestige intraitable dont on sépare par un changement de temps, d’affectivité le présent. Au contraire, il est fort probable que la tendance de se séparer du passé soit la manifestation de la persistance du passé qui, insupportable ou pesant, inspire le besoin de s’en décharger. Le passé a la vie patiente, il est patience d’être. C’est la phénoménologie du temps de la conscience ou de la conscience du temps qui montre plus clairement la solidarité entre les moments du temps : passé, présent et futur sont définis dans ses termes propres, remémoration, rétention et protention. Le temps est ouverture et promesse, l’histoire aussi. La remémoration qui est souvenir de ce qui a été présent autrefois est déjà ouverture du présent au passé qui a été préalablement ouverture à l’avenir devenu présent. En d’autres termes, l’héritage est aussi injonction des héritiers des temps passés aux héritiers des temps à venir. S’il est vrai que l’héritier peut faire valoir une poétique ou une herméneutique de la réception, de la modalité xe dresser ou construire l’héritage, l’intraitabilité de l’héritage le maintien comme inexorable.

Tel est le schéma qui guide la lecture du 18 novembre 1803 et qui conditionne ma manière de mettre à jour les présuppositions. Où en sont les Haïtiens dans le projet d’émancipation peut être compris comme une herméneutique de la réception qui cherche à expliciter les formes de réception ou de refus de réception de ce moment initial. Voilà ce qui importe pour moi : dresser le sens de ce moment initial. Qu’est-ce que le temps du commencement ?

 

I-                  Le temps qui commence

De Derrida je tiens à formuler la question du temps du commencement et trouver du même coup la réponse qui me permettra d’avancer. Je dois par ailleurs annoncer que cette excursion chez Derrida sera très brève. Je m’en tiens à l’essentiel et essaierai d’être le plus clair possible tout en sachant la peine et le risque encourus. Puisqu’exposer en quelques lignes la pensée rebutante par son style exclamatoire qui avance par bond, saut et recule de manière surprenante est une tâche ardue, il est difficile de contenir cette pensée en marche, sans fin dans la déconstruction, sans la tronquer. Ma seule excuse est de faire remarquer que ma démarche n’est pas celle de proposer une introduction à l’immense œuvre de Derrida, mais d’en dégager une clé, du moins de restituer une entrée que proposent ses premiers livres, laquelle devient un cadre théorique pour comprendre le temps qui commence. Il s’agit du« premier ». Derrida, celui du problème de la genèse, qui prend très vite la tournure d’une pensée de l’origine, du commencement, du temps qui commence, du temps du commencement.

Derrida s’est intéressé dans sa thèse de doctorat, « Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl », à formuler le problème de la genèse en phénoménologie. Il y a problème parce que du point de vue de la phénoménologie de Husserl, malgré les efforts de penser une origine transcendantale, on constate, aussi loin qu’on puisse remonter ce type d’origine, qu’une origine empirique semble hachurer l’origine transcendantale. Ce problème, Derrida le formule dans plusieurs de ses livres. La réponse qu’il y apporte semble la conduire à sa philosophie de la « déconstruction » qui se donne pour tâche de se défaire de la métaphysique occidentale considérée commun un projet long et répété pour penser la « présence ». Qu’est-ce que l’origine transcendantale et empirique ?

Chez Husserl, pour le dire de manière abrupte, la conscience est traversée par le flux temporel. Ce qui suppose que la conscience soit dessaisie par ce flux et qu’elle perdrait, contre Descartes, sa force autoréflexive et surtout sa force fondatrice et fondationnelle, du fait qu’elle soit précédée par le temps. Pourtant, il faut bien un flux temporel pour constater à la fois le passage antérieur du flux et, par-là, l’existence du flux. Cette prise de conscience de la conscience du temps saisie dans la matérialité de l’expérience donne à cette expérience une dimension empirique, d’où la constitution empirique de l’origine. Ainsi devient-il important de savoir comment penser la genèse, l’origine, l’irruption de quelque chose de rien. Derrida s'est attelé à répondre  à cette question. En y répondant il constate que l'origine matérielle et l'origine transcendantale se maintiennent  dans une solidarité tendue. C’est le propos central de l’article, « genèse et structure », paru dans L’écriture et la différance. J’avais désigné, au cours de la rédaction de ma thèse de doctorat, cette solidarité entre la structure et la genèse de structurance pour soutenir que la genèse dérive constamment une structure qui tente de l’emprisonner. Toutefois, la lecture d’autres ouvrages de Derrida permet d’observer que la genèse fait signe au sein de la structure et c’est bien en ce sens qu’elle échappe à sa force entravante.

Cette manière de sign-alement ou de signation de l’origine prend la forme d’une téléologie dans la pensée de Husserl qui s’exprime plus clairement dans l’Origine de la géométrie à laquelle Derrida a produit une introduction magistrale. Je m’inspire particulièrement de cette introduction pour penser la relation de l’action et de la fin, de la structure et de la genèse comme signalement d’un dépassement qui prend la forme de l’idéal, de l’horizon qui sera appelé « horizon d’attente », chez Reinhart Koselleck. C’est une fin sans fin.

« Dans ce texte de vingt pages, l’un des plus beaux de Husserl, dit Derrida, l’auteur propose de retracer la genèse intentionnelle de la Géométrie et de définir ainsi, sur cet exemple, le type de l’analyse par laquelle il doit être toujours possible de ressaisir, à la naissance même, l’originalité transcendantale d’une production historique de la conscience. »[3]

Ce passage, déjà présent dans le Problème de la genèse, montre l’intérêt de la question pour Derrida qui la reprendra de manière plus soutenue dans l’« Introduction ». Il s’agit de sauver l’origine transcendantale au cœur de la facticité et donner à l’histoire un sens qui est en-deçà et au-delà de la facticité ou de l’histoire.

L’origine de la géométrie souvent prise en compte par les historiens de la géométrie est cette fois saisie par le phénoménologue qui propose une lecture nouvelle et originale. Cette nouvelle perspective, je la mettrai en application pour comprendre le sens de l’événement historique du 18 novembre 1803.

Les historiens des sciences nous ont habitué à penser l’arpentage comme expérience historique de l’origine de la géométrie. Ici, l’origine traduit le commencement historique, l’origine empirique qui, selon la phénoménologie, devrait présupposer l’origine transcendantale qui ne prend pas seulement en compte l’acte d’arpenter mais l’intentionnalité de l’arpentage. Il y a donc l’acte d’arpenter qui consiste à délimiter des portions de terre et l’intention ou le souci d’arpenter qui renferme un besoin de précision et d’objectivité. Si l’arpentage et tout ce qu’il compose (les instruments, le type de terre et les conditions dans lesquelles il est pratiqué) préoccupe l’histoire, le sens de l’arpentage et son l’analytique de ce sens, savoir ce qui se met comme sens dans l’acte d’arpenter, est du ressort du phénoménologue. Dit dans le langage de la phénoménologie, le propos devient : « Il s’agit donc, une fois de plus, d’une recherche du sens originaire, par la méthode de la réduction transcendantale ; réduction qui n’a plus un sens simplement égologique, mais se pratique à partir d’une communauté transcendantale. La facticité constituée de l’histoire étant « neutralisée », on laisse apparaître l’acte même de la production de sens à partir d’une subjectivité transcendantale. Du même coup cette opération met à nu les fondements transcendantaux de la géométrie. »[4]La phénoménologie de la géométrie s’intéresse moins au fait qu’à la conscience du géomètre qui, par réduction, saisit le sens de la géométrie en la mettant en œuvre.

Derrida va plus loin dans l’« Introduction » qu’il consacre au livre de Husserl sur la géométrie. Il considère que le sens que dégage la réduction transcendantale indépendamment de la facticité (historique) devrait concerner toutes les productions historiques ou culturelles. Donc, il est possible de passer d’une phénoménologie de la culture à une phénoménologie de l’histoire comme compréhension de la culture définie comme matrice de sens inépuisable.

Mais il faut marquer un pas en avant en montrant comment la phénoménologie de la géométrie peut nourrir la phénoménologie de l’histoire ou de la culture. Derrida entreprend ce passage par trois considérations qu’il définit comme des « problèmes » mais que je ne fais que signaler afin de passer de la phénoménologie de la géométrie à la manière dont la phénoménologie propose à la philosophie de saisir un moment historique. Selon Derrida, l’histoire comme la géométrie et toutes les sciences empiriques ont besoin de la phénoménologie pour dégager son « fonds de présuppositions éidétiques »[5]. Le « contenu » de l’histoire se « prêtait à des variations imaginaires et des intuitions éidétiques  ». Cette considération montre que, souvent présentés comme uniques ou exemplaires, les faits historiques ne subissent pas moins les effets des variations imaginaires et des intuitions qui diversifient leur sens. Cela conduit à la dernière considération : l’historicité des contenus historiques. En fin de compte, la phénoménologie permet de comprendre que le contenu historique se déploie sous forme d’une subjectivité transcendantale, individuelle ou collective, que j’appelle avec Richir l’« instituant symbolique » qui présuppose toute symbolisation ou toute capacité à symboliser. Elle conduit aussi à l’idée que les objets historiques même s’ils sont « non-exemplaires » se diversifient dans leur sens.

Mais là où la question a le plus d’importance pour moi concerne la dimension téléologique que met à jour la phénoménologie de la géométrie en insistant sur la relation entre l’origine et la fin. On pourrait dire que ce qui est à l’origine paraît sous forme d’idéalité à la fin. « Sans doute, explique Derrida, une fois que le concept géométrique a révélé sa liberté à l’égard de sa sensibilité empirique, la synthèse de la « construction » est-elle irréductible ; et elle est bien une histoire idéale. Mais elle est l’histoire d’une opération non d’une fondation. Elle déploie des gestes d’explicitation dans l’espace d’une possibilité déjà ouverte au géomètre. »[6]

Cette même conclusion, aussi provisoire soit-elle, sera tirée par rapport à l’histoire qui doit se dépouiller de la facticité pour retrouver les idéalités, les normativités qui sous-tendent les activités historiques : « Il faut d’abord réduire l’histoire-des-faits pour respecter et faire apparaître l’indépendance normative de l’objet idéal à son égard, puis, et alors seulement, en évitant toute confusion historiciste ou logiciste, l’historicité originale de l’objet idéal lui-même. »[7] Du point de vue donc de la phénoménologie, l’histoire peut être lue non dans sa facticité; ce que fait l’historien qui propose une mise en intrigue se passant de l’eidétique de l’événement. Il s’intéresse très peu aux relations de réception et d’innovation de l’événement. La phénoménologie forte de sa réduction transcendantale, de la mise entre parenthèses de la facticité tente de dégager le sens qui est la fois l’être de l’évènement et son mode de déploiement dans ce qu’il produit comme idéal auquel s’inscrivent, bon gré malgré, les générations héritières. C’est dans cette perspective que je me fixe de lire l’évènement du 18 novembre 1803.

 

II-               Phénoménologie de la bataille de Vertières

En réalité, ce que la phénoménologie tente de mettre en relief de la géométrie comme de son histoire se présente au phénoménologue comme un « signe ». Dans l’acte de pensée ou de conscience, qui embrasse toutes les activités humaines, la pensée ou la conscience est constituée par le flux temporel tout en le constituant. Ainsi, le signe prend le sens ambivalent, déjà proposé par Husserl et relevé par Derrida : « Le signe “signe” peut signifier “expression” ou “indice” ». Si je pars de l’idée que les activités humaines sont des « signes », à la fois expression de quelque chose s’étant trouvé imprimer en l’homme, le déploiement d’un pli et que ce déploiement atteste l’existence du pli ou oriente en même temps vers le pli il est à admettre que les événements historiques font signe. Ils font signe en ce qu’ils expriment quelque chose dans l’histoire de l’ordre de malaise, aussi en ce qu’ils désignent un sens, une structure devenue origine, une affectivité à l’œuvre dans cette manifestation que représente l’histoire. En ce sens, c’est en tant que dévoilement que l’histoire doit être lue. Non du dévoilement de l’être tapi du fond des événements depuis la nuit des temps, mais celui d’une affectivité originelle qui est constituée en constituant ou se constituant en étant constituée.

La bataille de Vertières qui a mis fin à un dispositif de terreur et de déshumanisation doit être le signe de quelque chose. C’est de quelle chose Vertières est le signe ? Fondamentalement, c’est-à-dire, sans reste, sans trace d’autres choses, Vertières porte le nom d’un refus de se laisser traiter comme bête de somme, « bien meuble ». Elle est la manifestation radicale de ce refus qui a pris des formes diverses et hétérogènes. Ainsi fait-elle signe à la fois à ce dispositif de terreur et à la nécessité anthropologique – non encore politique– de démonter le dispositif de terreur esclavagiste vers la liberté, l’expérience de sa propre capacité à vivre de l’ef-fort de son corps dans le travail agricole pour soi.

 

a)                 Le dispositif esclavagiste

Le dispositif esclavagiste contre lequel Vertières devient le nom maudit (pour le capitalisme esclavagiste) se résume dans la formule lapidaire taillée dans le Code noir : « Déclarons les esclaves être meubles et comme tel rentrer dans la communauté. »[8] Cet article du Code noir arrive comme le point culminant de la marche des articles qui enlèvent tout aux esclaves, le droit de posséder, le devoir de les baptiser au catholicisme et leur incapacité à témoigner au tribunal. Bref, l’esclave est un « bien meuble ». Le déclarer ne fait que nommer le dispositif qui ne cherche qu’à réduire l’esclave en « bien meuble ». Mais il faut retourner le décor pour saisir le sens de cette réification. Ce décor est planté dans le Code noir. Il faut se nourrir de l’anthropologie naissante de l’époque qui prenait forme dans les témoignages des voyageurs, des missionnaires chrétiens pour saisir la lutte qui est déjà à l’œuvre entre l’humanité chrétienne et blanche et les humanités douteuses non européennes, non chrétiennes, non blanches. C’est à partir d’une théologie de l’histoire, un récit originel, une théologie pastorale ou missiologie et une mystique du profit ou de l’enrichissement qu’il faut prendre en compte le Code noir. En effet, l’importance des articles consacrés à la religion, aux obligations de baptiser les esclaves au catholicisme traduit la volonté manifeste des chrétiens d’intégrer les Noirs à un régime d’humanité par raturage et oblitération. C’est véritablement un projet d’effacement de l’humanité nègre qui, étant dépouillée ou recouverte du vernis chrétien catholique, est transformée en « meuble », en machine à exploiter les champs de canne, de café, de coton ou de tabac.

Que comprendre de cette humanité sauvagement asservie ? Elle porte une affectivité troublée, perturbée par les maltraitances, déconstruite par son temps volé dans les champs et structurée par le discours colonial esclavagiste. Or, une humanité sans temps propre, le temps pour soi est une humanité en lamentation, contrainte de ruser avec les forces de ravissement au point de s’oublier. À ce stade, je peux dire que le dispositif esclavagiste, fondé sur le racisme et le souci du profit, a généré une humanité abêtie, abrutie, qui a du mal à s’éprouver ou, comme dit autrement, qui n’a d’horizon que la mise à mort comme condition de son exister libre. Elle est aussi prise au piège de la liberté qui se lie à l’asservissement et à la mort. Le18 novembre 1803 est une tentative de sortir de l’asservissement en ayant comme horizon une liberté serve, une liberté liée au travail de l’autre, à la terre et à l’asservissement. Pris dans les mailles du dispositif esclavagiste où la servitude est devenue un  attribut de la liberté, le 18 novembre 1803 propose une vision de la liberté comme asservissement.

L’esclavage moderne est essentiellement lié à la terre. Tous les engins technologiques de raffinement des matières premières avaient préalablement besoin de la force de travail de l’esclave des champs, lui qui a été traité comme une bête de somme, humilié et méprisé même par les autres esclaves, ceux de la maison du maître précisément. L’esclavage fut donc une affaire de liberté (posséder la terre) et de servitude (travailler la terre). Est libre celui qui ne travaille pas et qui se dispose de l’autre (l’autre « race ») pour travailler à sa place et dont il tire profit. L’infériorisation racialiste a eu pour motif de faire travailler les nègres, enrichir, en conséquence, les ports et les villes négriers de l’Europe. 18 novembre 1803 marque la mise à mal de la relation de la liberté et de la servitude. C’est aussi la relation à la « race » qui est ébranlée. Désormais, le premier des noirs peut oser s’adresser, la tête altière, au premier des blancs. Plus de premier absolu et absolument blanc, mais des premiers noirs et blancs. Et de cette confrontation on a pu observer la bassesse ou la petitesse du noir et du blanc. C’est Moïse qui fut assassiné pour divergence politique. C’est Toussaint qui fut emprisonné jusqu’à ce que mort s’ensuive par Bonaparte. Le18 novembre 1803 semble marquer le renversement d’un ordre raciste, capitaliste et esclavagiste. Il a annoncé un ordre d’égalité et de liberté. Pourtant, le capitalisme demeure, les inégalités fondées sur la « race » organisent la vie sociale et politique.

La phénoménologie transcendantale peut se révéler trompeuse. En ignorant la facticité, elle ignore un aspect central de la facticité historique et s’intéresse très peu à la conscience incarnée, capable d’être affecté. Si elle donne priorité à la conscience pure il lui devient difficile de penser la réalité d’une conscience et d’un corps affecté. Telle est l’exigence qu’impose une conceptualisation du 18 novembre 1803 qui laisse apparaître un corps entravé dans les rets du dispositif esclavagiste. Ce corps, en dépit de sa force, cherche avec peine à sortir du dispositif colonial et n’y parvient pas.

Un exemple tiré de l’important article de Henock Trouillot qui raconte les formes d’implication des « vodouissaints » dans la lutte pour l’indépendance et le traitement sévère qu’ils ont connu des généraux de l’armée indigène. On pressent déjà le malaise qu’éprouvent les généraux pour partager l’espace du pouvoir avec les marrons, les « vodouissaints ». Ce malaise manifeste ce que Fanon allait appeler la « double conscience ». La bataille de Vertières, par sa radicalisation, a fait taire temporairement cette « double conscience » a bénéficié de l’« union » des « noirs » et des « mulâtres ». En même temps, elle tire son origine de luttes raciales et sociopolitiques et économiques. Elle est donc prise dans la confusion de la liberté et de l’égalité définie dans le dispositif qu’elle entendait combattre.

Il faut reprendre la question de la liberté, de la propriété et de la terre. L’esclavage en tant que phénomène de la modernité est lié à la propriété et la liberté. Être libre, c’est être propriétaire (propriétaire de terre et d’esclave). En d’autres termes, être libre, c’est avoir du temps disponible pour soi (Caroline Oudin Bastide a montré la relation du travail au jeu : l’esclave est livré au travail alors que le colon s’adonne au jeu) et se disposer de son propre corps. En réalité, l’existence de l’esclavage dans la modernité reprend sous un autre aspect la relation de la liberté et de l’esclavage.

La liberté a été pensée depuis saint Augustin à partir de l’intériorité, du libre arbitre comme capacité de l’homme à choisir, à commencer. Cette faculté pour se développer a besoin de la maîtrise de soi et de la maîtrise de l’autre, le corps et ses attributs : l’émotion, la passion, le désir. Ce modèle guide la relation de la liberté sociale et politique à l’autre. La liberté se lie à la raison, à l’intellection et devient auto-détermination et souci de l’autre asservi comme condition de son effectuation. Ainsi, les Européens libres se sont servis des serfs et des esclaves noirs pour maintenir leur liberté. Inversement, ils ont mis en place l’esclavage, la colonisation comme modalité de la liberté, d’où la relation indéfectible entre liberté et propriété et esclavage.

Dans la colonie le schéma est repris : est libre celui ou celle qui a les attributs de la raison, qui maîtrise leur corps par la mise qu’ils prétendent avoir de la nature. Et est esclave, celui qui, rivé à la nature, est confondu à la force brute de la nature que l’esclavage, le travail servile, devait conduire à la civilisation. L’expérience du corps libéré est celle de l’appropriation du temps libre de toute occupation physique liée à la nature. La liberté est aussi une expérience du temps libre, libéré de tout aléa biologique. Ainsi, le maître libre profite du travail des esclaves pour se livrer aux jeux comme certains Européens ont pu s’occuper, durant leur temps libre, des sciences, des arts et de la philosophie.

Ce dispositif qui définit la liberté par la propriété, le temps libre, la circulation ou le déplacement travaille toute la société coloniale. La contestation du système de l’exclusif a pris sens à partir de ce dispositif aussi bien la révolte des esclaves qui fut au préalable la préoccupation des jours de repos attribués par le roi. Ces jours réclamés devaient servir aux esclaves à l’exploitation de leurs coins à vivre. Cependant, le sens de cette revendication est encore plus profond : en réclamant les jours de repos durant lesquels les esclaves entendaient travailler, ils revendiquaient sans peut-être le savoir clairement les conditions qui devaient favoriser l’appropriation de leur corps, de leur corps propre par le travail pour soi. En travaillant pour soi, en profitant des produits de son travail il se produit deux expériences majeures : l’expérience de son affectivité devenue capable et l’expérience d’un temps propre à cette affectivité. Donc, la liberté liée à la propriété, au temps et à la servitude marque la réalité coloniale. La lutte pour la libération, menée par les esclaves, se réclame de cette équation tout en se heurtant à un mur, celui de l’absence d’altérité asservie. Serait-ce là le sens de la zombification comme récit de cette altérité asservie qui peuple la vie économique et sociale haïtienne ?

 

b)                 Les biens coloniaux

 Dans les colonies un certain nombre de biens ont circulé. Par bien, j’entends les ressources qui ont servi à l’entretien des rapports sociaux, symboliques et économiques et apporté une plus-value symbolique au détenteur de ces biens. Je compte parmi ces biens la possession terrienne, la couleur épidermique blanche, la culture ou l’héritage européen. Ces biens sont, dans une économie symbolique, sont des symboles qui ont pris sens et fonction dans l’univers colonial d’infériorisation des apports africains et de supériorisation des valeurs européennes devenues biens symboliques convertibles en biens économiques ou en avantages économiques de mystification et d’abrutissement. L’existence de ces biens crée une concurrence entre les individus dans la colonie et institue un « ordre de grandeur » qui permet de mesurer le niveau d’être de chacun en fonction du degré d’appartenance dans la hiérarchie des êtres définie avant tout par la « race ».

La couleur économique devient le marqueur déterminant et semble supplanter toutes les autres valeurs considérées comme accessoires. La course à la culture, à la propriété prend la forme de tentative de compenser le manque de couleur.

III-            L’idéalité du 18 novembre 1803

J’ai rappelé que la phénoménologie transcendantale, en mettant entre parenthèses la facticité, a négligé les restes ou les résistances que trainent les idéalités. Elle a donc du mal à suivre le déploiement spiraliste de l’histoire qui ne se déploie plus telle une ligne droite allant de l’expérience historique à l’idéalité appelée ailleurs finalité ou sens.

Donc la phénoménologie du 18 novembre 1803 doit traduire à la fois l’intentionnalité de l’événement et les restes qu’elle apporte avec elle. Il est sans ambiguïté que la lutte pour mettre fin au système esclavagiste signifie la mise en déroute du dispositif : liberté=propriété=asservissement. Il est aussi clair qu’elle est une tentative de mettre fin à la suprématie de la « race ». C’est en ce sens que l’on parle de « révolution anticapitaliste, antiesclavagiste et antiraciste ».

Dans son fond, cette lutte promeut un ordre économique qui ne fait pas prévaloir le facteur race comme déterminant dans la dynamique de production ou d’exploitation de la nature. Elle conteste la suprématie blanche en faveur d’un système de travail qui procure au travailleur la capabilité par l’expérience de son corps et la disponibilité d’un temps propre et libre. Contrevenir à cette économie de subsistance conduit constamment à la fuite des travailleurs des fermes en dépit des mesures qui visaient à contrôler ou limiter leur déplacement. Certainement, cette tension entre l’idéalité et la facticité ne rend pas l’idéalité futile. Elle traduit le peu d’attention qui a été accordé à l’intentionnalité engluée par les réflexes historiques.

La même tension est rencontrée dans l’idéal antiraciste de la révolution qui a su attribuer à l’humanité souffrante une terre de liberté. La révolution a ouvert une citoyenneté originale qui se fait accueil ou disponibilité à l’humanité. Elle entend effacer la passion de la race dans une humanité une et indivisible que seule la liberté caractérise. Pourtant, du même geste, pour se rappeler et se prémunir de tout danger, elle refuse la propriété aux « étrangers » essentiellement blancs. C’est comme si préserver l’humanité souffrante des désolations du racisme peut se passer d’un racisme minimaliste. Là encore l’idéalité rattrapée par la facticité historique n’enlève ni la pertinence de l’idéalité ni sa force régulatrice de promesse. Toute la prégnance de la facticité découle d’un effort théorique qui n’accompagne pas les démêlées politiciennes myopes des idéaux de la révolution.

Cette cécité aux grandes aspirations de la révolution est observée dans la mise en œuvre des politiques agraires qui ne cessent de s’enfermer dans le dispositif qui a posé l’équation liberté= propriété et altérité asservie. Sur ce point, il faut remarquer que la révolution a buté sur quelque chose qui a cassé la force de l’idéalité de la liberté. Pour avoir lié liberté et altérité asservie et enfermée, les esclaves, pris au piège, n’ont pas su s’élever jusqu’à une vision proprement de la liberté comme participation à la politique. Cette vision qui aurait conduit à une large participation citoyenne à la politique a été écartée au profit de la vision coloniale de liberté définie par la propriété. Les esclaves refusant cette équation l’ont reprise avec des conséquences inattendues. Ils ont repris la relation de la liberté et de la propriété en annulant l’altérité asservie. Cette annulation a donné lieu à une économie de subsistance, à une politique économique de prédation. Sur ce point, l’idéalité de la « liberté générale » est pervertie par les enjeux coloniaux d’exploitation de la masse travailleuse et de la jouissance des « héritiers ». L’expérience politique d’une citoyenneté à part entière mue par l’idéal de l’égalité et de justice, de commun est fragilisée ou entravée par la colonialité du pouvoir de la race ou de la couleur épidermique et du savoir.

En apparence, on peut faire constat d’échec de l’événement du 18 novembre 1803 qui annonce des perspectives radicales qui se sont transmuées en demi-mesures. Est-ce à l’événement du 18 novembre 1803 ?

Deux choses à retenir de ce contexte historico-politique et phénoménologique. D’une part, il est important de prendre la mesure de la pesanteur de la facticité historique qui n’est que la force des sédimentations prenant corps dans les routines institutionnelles ou les pratiques quotidiennes très peu éprouvées par le travail de réflexivité des sciences sociales et humaines. Cette absence de réflexivité ne fait que renforcer peu à peu les enlisements des citoyens dans la colonialité ayant in-formé leur corps, leur affectivité, etc. D’autre part, cette même absence de réflexivité tarde l’avènement de la conscience philosophique qui devrait mettre à jour ces idéalités en forçant la politique de hausser à la hauteur des idéaux fondamentaux de la révolution qui a circonscrit les conditions de la modernité en accord elle-même en se proposant un ordre d’égalité, de liberté et travail sans hiérarchie de race. Cette idéalité restituée, on peut remarquer combien le 18 novembre avait annoncé une promesse plus haute et plus grande que la société haïtienne, puisqu’elle tend vers une humanité réconciliée avec elle-même, dans le respect de sa dignité, dans le refus de l’asservissement, dans l’ineffectivité du fétichisme du profit.

Toutefois, en dehors de la politique éclairée par ces idéaux, la société haïtienne peinera à se tirer de ce bourbier. Pour se sauver, elle a à choisir entre la facilité de la mesquinerie des politiciens amateurs qui se tuent à persévérer dans le mal faute de s’être éclairés du véritable sens que la politique est appelée à prendre dans l’histoire haïtienne. Elle peut choisir en tournant le dos aux politicailleurs la rigueur de l’institution d’un ordre symbolique qui se nourrit des idéalités de la liberté politique et non de la politique serve, de l’économie solidaire et de l’exploitation rentière, de l’égale humanité et non de l’inégalité par la race ou la couleur de peau. Tels sont les idéaux qu’a posé le 18 novembre 1803 contre les pratiques coloniales. Ces idéaux constituent la seule voie de sortie de la colonialité.

À leur lumière, la société coloniale de Saint-Domingue déchirée par les aspirations divergentes a su trouver un modus operandi pour créer l’union de combat contre le racisme, l’esclavagisme. L’union s’est révélée conjoncturelle. Elle n’a pas moins valeur heuristique. Elle fait signe vers sa possibilité et son effectivité qui consiste à trouver les ennemis communs afin de se lier contre eux. Le 18 novembre indique les ennemis communs aux Haïtiens sont ceux qui clament ou font promotion pour le racisme, l’asservissement. Les Haïtiens, dans cette perspective ont beaucoup d’ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, ou inversement des amis peuvent innombrablement se trouver ailleurs. L’union est possible. Il suffit de préciser les « causes de (nos) malheurs » et les agents qui les propagent et les maintiennent. L’idéalité d’une identité politique haïtienne oriente le regard moins vers un nombrilisme identitaire, vers un nationalisme réactif que vers l’ouverture aux idéaux qui consistent à casser la marche réifiante du capitalisme rentier. Dans ce cas, la société haïtienne formule une nouvelle manière de penser l’union en vue de la lutte pour la libération. Par-delà les frontières, la fraternité est dans la souffrance. Une fraternité souffrante en vue de la dernière bataille, qui doit mettre en même temps au grand jour les faux combattants d’aujourd’hui. L’union se révèle comme programme, la lutte interminable tant que les faux combattants, serviteurs des exploiteurs, sont en vie.

 

***

Aucun besoin de signaler qu’aujourd’hui les Haïtiens sont très éloignés de ces idéaux. L’influence déterminante du capitalisme consumériste, qui réduit les citoyens haïtiens en bouches béantes prêtes à consommer tous les produits spéciaux ou avariés venus de la République dominicaine, des  d’Amérique ou du Brésil, n’est qu’un pied de nez fait à la hardiesse du 18 novembre 1803. La transformation de l’économie de production en une économie de l’entrepôt faisant d’Haïti plus un comptoir qu’une terre à cultiver. L’auto-subalternisation des politiciens se mettant au service des pays étrangers contre les intérêts nationaux montre leur distance de cet idéal. La paupérisation de la population, sa grande vulnérabilité et son mode d’existence précaire indique le refus calculé de répondre aux idéaux qui sont à la fondation de la société haïtienne.

Le hiatus qui s’est installé dans la dynamique historique, lié à la tension entre facticité et idéalité, entre sédimentation et exigence d’innovation ou de création, prend forme dans l’incapacité réelle à inventer, puisque l’invention fait appel à une capacité supérieure qui se raréfie dans la culture haïtienne et dans le refus délibéré, lié au manque d’imagination créatrice, de changer le statu quo fondé sur la race (la famille ou lien de sang). Il faut bien prendre en compte ces paramètres qui contreviennent à l’institution d’un ordre symbolique nouveau.

L’abondance de la production littéraire et picturale haïtienne, la mainmise du prophétisme sur l’opinion publique peuvent suggérer que l’imagination est en plein épanouissement dans la société haïtienne. Constamment de nouveaux poètes ou écrivains naissent, régulièrement ils produisent, malgré l’aspect mort-né de certaines maisons d’éditions, quotidiennement, des prophétesses et prophètes racontant leurs trouvailles de l’autre-monde (du «monde invisible»). Cela montre encore une fois la vitalité de l’imagination. Pourtant, l’imagination littéraire trop adossée à un réalisme descriptif qui se veut critique ne parvient pas à sortir la créativité de la quotidienneté vers un élan utopique, vers un fantastique libérateur. Certes, elle cherche à provoquer l’indignation en donnant plein la vue aux lecteurs tout en négligeant les effets pervers : le sentiment de découragement lié au caractère pesant ou irréductible de cette réalité sociale, politique délétère. Au lieu de libérer les énergies enfouies l’imagination littéraire semble produire un sentiment d’impuissance ou de résignation. Le prophétisme aussi, lui qui montre que tout est déjà tracé et que la libération serait un cadeau de Dieu, des loas ou des entités cabalistiques, il propose une condamnation voilée à l’inaction, une propension à l’attentisme. Dans tous les cas, l’imagination livre peu de sa force créatrice qui mobilise les autres facultés supérieures. Il ne suffit pas d’imaginer, il faut donner des idées à l’imagination. Il ne suffit pas de penser, il faut donner de l’imagination aux idées. Ne pas le reconnaître, c’est s’enfermer dans un réalisme qui risque de produire le cynisme de l’impuissance.

L’idée principale de cette forme de réalisme entend souligner que la politique doit se libérer du réalisme béat, de la routine et s’élever à la hauteur du rêve d’émancipation. Pour cela, la politique doit se nourrir d’imagination souvent critiquée comme la faculté des chimères, des contes de fée. C’est une vieille tradition rationaliste, d’un rationalisme suffisant, triomphaliste et arrogant qui avait oublié que la raison n’a jamais réalisé quelque chose de grand sans faire usage d’un peu d’imagination. Rien de grand ne se fait sans imagination, qui est la faculté des grandeurs. Cette imagination peut aussi s’appeler passion, comme dit Hegel.

Il faut libérer la politique haïtienne en l’abreuvant d’imagination qu’exigent les idéaux du 18 novembre 1803. L’abreuver d’imagination ne s’entend pas dans le sens de l’égarer ou la fourvoyer dans des rêveries totalitaires, qui sont des rêveries d’un promeneur solitaire, mais l’ouvrir ce qui lui est propre : l’institution d’un ordre d’égalité, de liberté et de justice. L’imagination politique consiste à penser les modalités de faire advenir un ordre commun, un ordre de richesse partagées afin de réduire les trop grands écarts entre les riches et les appauvris. Cette imagination doit se mettre en chantier à plusieurs. C’est toute la nouveauté de l’imagination politique qui ne travaille pas en tour d’ivoire mais se discute, se corrige ou s’améliore au nom du souci du commun.

Pour terminer, l’imagination politique ne doit pas être prise pour de vain mot qui n’exprime qu’un souci de soumettre la politique à l’imagination. Loin s’en faut, l’imagination politique doit être un projet théorique de renouveler la politique coincée dans le misérabilisme de politiciens myopes, de citoyens affamés et d’entrepreneurs mesquins ou rentiers. Ouvrir la politique à l’imagination, c’est le libérer vers des perspectives émancipatrices. Elle doit innerver les institutions de cet élan créateur lié à l’épanouissement des citoyens. Ainsi cette politique pourra-t-elle mettre en place des institutions judiciaires capables d’assurer la sécurité des citoyens, d’institutions éducatives, d’enseignement supérieur qui feront la promotion de la créativité scientifique, technologique, etc. La politique libérée d’une saine imagination, celle qui montre les conditions de réalisation des idéaux supérieurs, devient une politique de la dignité, une politique qui met l’avoir au service de l’être qui devient.

Dr Edelyn DORISMOND

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH

Directeur de Programme au Collège International de Philosophie (CIPh)- Paris

Directeur du comité scientifique de CAEC

Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP

 



[1]Voir notamment M. Foucault, Il faut défendre la société…« Cours du 18 fév. 1976 » : « Avant-dernière remarque : vous savez qu’il y a un lieu commun qui veut que ce soient les classes en ascension qui portent à la fois les valeurs de l’universel et la puissance de la rationalité. On s’est beaucoup tués à essayer de démontrer que c’était la bourgeoisie qui avait inventé l’histoire, puisque l’histoire – tout le monde le sait – c’est rationnel, et que la bourgeoisie du XVIIIe siècle, classe montante, portait avec elle et l’universel et le rationnel. Eh bien, je crois qu’on a, quand on regarde les choses d’un peu plus près, l’exemple d’une classe qui, dans la mesure même où elle était en pleine décadence, dessaisie de son pouvoir politique et économique, a mis en place une certaine rationalité historique dont la bourgeoisie ensuite, le prolétariat après, se saisiront. Mais je ne dirai pas que c’est parce qu’elle était en décadence, que l’aristocratie française a inventé l’histoire. C’est parce qu’elle faisait la guerre qu’elle a pu se donner précisément sa guerre pour objet, la guerre étant à la fois le point de départ du discours, la condition de possibilité de l’émergence d’un discours historique et le référentiel, l’objet vers lequel se tourne ce discours, la guerre étant à la fois ce à partir de quoi parle le discours et ce dont il parle. » (Cours du 18 fév. 1976, p. 111.)

[2]Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire ?, Paris, Seuil, 1971, p.43-44.

[3]Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl Paris, PUF/Épiméthée, 2010, p. 260.

[4]Op. cit.,p. 361-362.

[5]L’origine de la géométrie, Paris, PUF/Épiméthée, 1962, p. 9.

[6]Op. cit, p. 23.

[7]Op. cit, p.27.

[8]Code Noir, article 44.


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