Prophétisme, dystopie et rhétorique de l’impuissance d’agir.

 

 Refonder l’État haïtien, (se) raconter autrement. La vocation de l’université haïtienne !

 

«Tout commence par la mystique et tout finit en politique»

Charles Péguy.


 


L’assassinat du président Jovenel Moïse met à jour trois écueils qui se dressent dans la vie politique haïtienne et qui entravent le désir d’émancipation et d’amélioration des conditions de vie des citoyens haïtiens. Trois écueils qu’il faut dresser en pente raide aux pratiques politiques traditionnelles, qui les nourrit, autrement dit. On est appelé à en faire les contours pour les surmonter et ouvrir la vie politique haïtienne vers d’horizons prometteurs de vie bonne aux Haïtiens vulnérabilisés.

 Le premier concerne l’ouverture d’une boîte de pandore, suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse, qui consiste à officialiser une régression de la politique du consensus par le dialogue vers des pratiques expéditives qui s’en prennent directement à la vie humaine : la fissure symbolique que j’avais énoncée, il y a deux ans de cela, prend une forme concrète dans ce que les journalistes et certains militants politiques se sont empressés d’appeler, sans en proposer un concept, le «massacre». L’assassinat du chef de l’État, indépendamment de ses réalisations ou de la vigueur des prises de parole intempestives, n’a qu’un seul sens: le désir de revenir à l’expérience tyrannique de l’ordre paradoxal de la force, de la violence nue sans médiation symbolique. L’acharnement avec lequel on s’en est pris au corps physique du président à la structure anatomique, front écrabouillé, fémur brisé, etc., traduit l’irruption d’un ordre de terreur nouveau : celui du privé sur le public, celui de la passion déchaînée sur la raison médiée par le commun, la règle.

Le deuxième écueil trouve sa manifestation dans l’intensification d’un prophétisme protestantiste qui s’est renforcé depuis quelque temps, par déplacement ou condensation, pour se tailler une épaisseur métaphorique ou narrative dans la dynamique discursive sociale haïtienne. Cet écueil prend la forme d’une attente au pire, d'une attente à la catastrophe, qui devra confirmer une espérance perverse des protestants et/ou des «militants» : l’arrivée du pire qui doit vérifier le besoin du malheur qui s’abattra sur le pouvoir (militantisme catastrophiste), sur la société païenne haïtienne (prophétisme protestantisme). Les deux perspectives se nourrissent du malheur annoncé et souhaité, qui doit arriver ou doit être provoqué afin de s’assurer et d’assurer aux autres membres, mécréants, incrédules ou croyants qu’ils ont le pouvoir de commander la parole créatrice, celle qui s’est faite chair dans les événements sociopolitiques de revendications, de blocages et d’assassinats. Je note que sur ce point militantisme et protestantisme sont marqués du même souci de prophétie catastrophiste.

Le troisième écueil porte sur les conséquences anthropologiques (cela concerne l’ordre symbolique haïtien, la manière de construire l’humain) et politiques (la relation du public et du privé, la prédominance de la familia sur la polis) de ce prophétisme protestantiste et militantiste. Ces conséquences ont un rapport direct avec la puissance d’agir comme forme de la vie politique. Le prophétisme supplante le souci d’explication scientifique, seule susceptible de proposer un ordre d’écoute et d’entente, et encourage la disposition au magico-religieux dont ne se défont pas les «militants». Cette alliance spontanée produit un ordre théologico-politique entravant toutes revendications fondées sur les initiatives citoyennes autonomes et conforte un attentisme théologique, une espérance prophétiste qui indique qu’il faut tout attendre d’une force supérieure : la communauté internationale ou le Dieu chrétien. Toute la question, une fois ces écueils mis en relief, est celle de savoir comment fonder la politique haïtienne ? Dit en d’autres termes, vu que l’État haïtien s’est littéralement effondré, il est important de se demander sur quoi est-il possible de le re-fonder ? Quel ordre symbolique lui donnera sens en mettant de côté le familialisme historique qui a eu raison de lui ?

Je ne fais que formuler la question ici. Sa formulation massive exige de nombreux et longs détours qui demanderont un temps de méditation qui est à peine annoncée depuis ces trois dernières années et qui se montre urgente depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse. En dépit de cette urgence, je ne peux que suivre la patience (la passion, la souffrance) de la méditation, seule voie assurée pour une réponse pondérée à même d'évacuer les scories des émotions à fleur de peau, liquider les sentiments enfouis. Pour l’heure, il est indispensable d’attirer l’attention sur les chants de cygnes séducteurs qui ont pour fonction de détourner la vigilance citoyenne sur la véritable finalité : ni Dieu ni maître, l’homme. La seule espérance qui vaille est celle que l’homme s’offre à la sueur de son front, au courage de son cœur et de son intelligence. Tout le reste constitue ce que je nomme le chant des cygnes.

Je condenserai ces trois écueils dans cette formule : quand les relations sociales et politiques ne sont plus médiées par des règles de jeu et deviennent des relations de corps à corps, la puissance d’agir s’affaisse. À sa place s’érige le prophétisme comme récit d’une catastrophe annoncée. Mais une fois le constat fait , ne devrait-on pas s’interroger sur les conditions de possibilité de la sortie. Autrement dit, il est légitime de s’inquiéter de ce qui se met en place dans la société par rapport à la vie politique actuelle et son aliénation dans les pratiques de déshumanisation, de bestialisation.

 



Courte anthropologie politique de l’État haïtien : familia, micro-récits, mémoires et identités

L’assassinat du président Jovenel Moïse, toute la mécanique de banalisation de son corps ou de son cadavre doit intéresser l’anthropologie politique haïtienne, l’anthropologie de la symbolique de l’État haïtien, en l’occurrence, la symbolique de la double incarnation du pouvoir politique. Il devient clair que cet assassinat entend ruiner l’institution politique fondamentale de la société politique, l’État : la souveraineté du «peuple». En lieu et place de l’institution politique établie sur un ordre de commun, cet assassinat instaure la violence comme mode de résolution des mésententes. Cet assassinat marque aussi et par ironie de l’histoire le point culminant du travail de sape entrepris par le président lui-même qui s’est naïvement ou présomptueusement amusé à rendre inopérantes, dysfonctionnelles les institutions politiques fondamentales de la vie démocratique. Le contexte politique de cet assassinat peut être rendu par cette formule lapidaire : destructeur d’institutions détruit par la destruction des institutions qu’il a mise en branle. Ni bienveillance, ni malveillance, juste description de la réalité macabre de la société haïtienne livrée à ses propres démons.

L’anthropologie de la symbolique de l’Etat ne peut manquer de faire appel à l’histoire politique des institutions pour suivre leur mode de fondation et la psychologie sociale qui l’expérimente, la consolide et la pousse à sa phase ultime d’expérimentation.

L’État haïtien s’est installé sur plusieurs lieux symboliques. Chacun de ces lieux a circonscrit son sens propre, indépendamment des autres, a produit en conséquence des poches de légitimation qui se mettent en tension, s’interpénètrent ou s’annulent. Ces lieux en tension, non synthétisés ou non englobés dans un ordre symbolique plus étendu, apportent à l’État haïtien un socle mouvant, branlant, incapable de lui procurer une assise solide. D’une part, l’État haïtien dans sa structure unitaire est l’expression d’un récit, d’une vision liée à un groupe social et politique, celui des élites militaires ou politiques, intellectuelles et économiques qui, en commerce avec les élites des métropoles européennes, cherchent à se faire reconnaître dans les grammaires culturelles de ces dernières. Elles ont adopté la structure de l’État unitaire fondée sur la «parenté» (Michèle Oriol), sur les liens de sang, sur les liens affectifs de voisinage et de copinage. C’est, dès le départ, un État qui entend porter la vision et les intérêts d’un groupe de familles qui sont souvent en conflit, mais s’allient (au besoin de défendre leurs intérêts contre la majorité des citoyens, les appauvris) pour profiter des privilèges qu’il procure. Il est donc la manifestation d’une mémoire, celle de préserver les liens de parenté et de sang ; d’une passion, celle de conserver un style de gouvernement: l’enrichissement, la jouissance (qui renferme une intentionnalité forte de cannibalisme ou de vampirisme) et la bestialisation (comprise comme phase ultime de la jouissance au nom de la différenciation par la race). Cet État institué, mais sans avoir aucune prise réelle sur la société haïtienne impose un dispositif de manipulation de l’imaginaire, de coercition des corps, de répression de tous ceux qui souhaitent mettre en avant une nouvelle mémoire, promouvoir un État qui s’instituerait sur d’autres récits, sur d’autres mémoires. La dynamique politique haïtienne porte la manifestation de conflictualités des imaginaires et des symboliques en tension.

Ainsi, le dispositif de coercition mis en œuvre par l’État familialiste de liens de sang est miné par un imaginaire du pouvoir acéphale. L’acéphalie est une tendance des groupes sociaux à n’accepter un chef que dans les limites internes du groupe et à contester la légitimité de tout chef s’installant au-delà ou en dehors des limites du groupe. Elle est présente dans les sociétés à groupes différenciés avec des mémoires, des identités constituées, etc. Elle traduit aussi l’existence de plusieurs sources de légitimation qui se trouvent parfois en confrontations du point de vue social, anthropologique et politique. Je ne suis pas en mesure d’élaborer le cadre théorique de cette acéphalie dans le cas de la société haïtienne. Un tel travail aurait besoin de beaucoup de matériaux ethnographiques et de considérations ethnologiques qui ne sont pas encore disponibles. Toutefois, pour inciter les chercheurs vers cet aspect de la vie socio-culturelle et politique de la société haïtienne, il n’est pas farfelu de supposer qu’une dynamique fragmentée travaille l’imaginaire politique et doit être posée comme point de départ du problème politique haïtien, particulièrement, du problème de la légitimité de l’État unitaire dans ambiance anthropologique de diversalité (diversité sans origine commune, mais d’origines diverses, différentes et variées). Cette ambiance anthropologique de diversalité génère une tendance à penser le pouvoir par regroupements, c’est-à-dire par l’existence de divers groupes à projets sociopolitiques différents, qui n’embrassent pas la société dans sa globalité diverselle. Cet aspect mérite quelques clarifications.

Il est regrettable qu’aujourd’hui encore l’anthropologie haïtienne, se nourrissant grandement d’histoire, produisant maigrement ses données et des gestes de conceptualisation et de théorisation, ne soit pas en mesure de décrire la «poétique de la relation» qui a participé à la formation de la société haïtienne, fragmentée en plusieurs micro-récits ou des formes d'identification. Certains se sont préoccupés à montrer qu’au moment des grands bouleversements dans la colonie de Saint-Domingue, le pays était composé de «créoles» et de «bossales». Cette vue est réductrice. D’abord, il faudrait prendre en compte les modes de relation entre les tribus, du moins, leurs formes de reconstitution dans la colonie. Une autre vue réductrice consiste à penser le métissage comme poétique des relations entre cultures et peuples européens (blancs) et africains ou autres. C’est s’enfermer dans l’imaginaire de l’anthropologie occidentale que de croire que le métissage ne concerne que la rencontre entre deux races. Prise dans ce piège idéologique, l’anthropologie haïtienne s’est montrée incapable de penser les modes de relations entre les tribus africaines rassemblées sous la dénomination de «bossales» ou «marrons» alors qu’ils venaient d’horizons culturels ou cultuels (religieux), politiques différents. Saint-Domingue fut donc le creuset de la mise en relation de tous ces horizons culturels divers et différents. Vu sous cet angle, il est possible de faire plusieurs considérations. La logique anthropologique de la société haïtienne serait plus imprévisible que binaire ou dualiste, composée d’un nombre innombrable d’apports culturels, elle se déploie selon une logique de créativité imprévisible. Et une dynamique plus globale et complexe de créolisation se serait mise en place tout en dessinant un processus d'identification et de différenciation indéterminées : créolisation des africains, créolisation des européens et leur mise en relation plus complexe. C’est donc une logique de tension où se jouent mise en commun au nom de certaines appartenances, une certaine particularisation au nom d’autres appartenances. Toute cette identification, d'accueil, de différenciation et de rejet, donne à la dynamique sociologique, anthropologique, mais surtout politique une texture kaléidoscopique qui demande une nouvelle intelligence politique (intelligence pour penser la politique et pour la faire à partir de cette nouvelle catégorisation).

À partir de la dynamique de créolisation, on peut remarquer que des récits ou des regroupements se sont composés en donnant forme à des organisations sociopolitiques qui reprennent souvent l’imaginaire de la parenté tout en reprenant des configurations spatiales ou symboliques plus réduites ou exigües que celle de la société globale haïtienne. Avec cette configuration en damier, la société haïtienne se présente sous la forme d’une société fragmentée, «kraze» ou éclatée. Des micro-récits la traversent structurant les regroupements, informant les visions politiques de ces regroupements qui enlèvent à la société globale sa cohésion interne.

Les regroupements en concurrence deviennent incapables de se conjuguer au profit d’un ordre commun et général. L’État devient, dans ce contexte anthropologique, sociologique et politique, une réalité difficilement articulée à la société. Dans cette perspective, la dissolution de l’État par «émiettement» (toutes les familles représentent un quartier de l’État) devient davantage la marque propre de la société haïtienne qu’un effet exceptionnel qui adviendrait à un moment donné de l’histoire.

L’assassinat du président Jovenel Moïse traduit le malaise que la société haïtienne a eu avec cette structure depuis son replâtrage au cours de l’occupation américaine, qui a imposé une vie politique passablement faite de démocratie, essentiellement déployée au moyen du despotisme, de la corruption et de l’appauvrissement au nom de la logique de couleur épidermique ou de l’inscription dans la généalogie ou de la culture exogène européenne. L’État devenant encombrant pour la «familia» qui décide de se défaire de ce corset trop étroit dans le contexte de la mondialisation des crimes organisés est ruiné par la dissolution progressive des institutions les plus fondamentales à la vie politique régulée. La «familia» n’entend pas assassiner un président, mais banaliser la symbolique même de l’État dans le corps du président.

Sur ce point, il est important de montrer que le pouvoir politique de l’État rend possible, par son assise théologico-politique, le double corps non seulement du roi, tel que l’a étudié Kantorowicz, mais aussi du président. Comme le roi, le président a un double corps : son corps physique et son corps mystique qui prend sens dans la mystique politique de la souveraineté du peuple ou de la nation. De ce point de vue, l’assassinat du président Jovenel Moïse consiste à humilier son corps physique et en conséquence à désacraliser le corps mystique de la souveraineté de la nation. L’État haïtien est détruit, démantibulé dans le corps physique du président et dans la symbolique du pouvoir. Cela est très inquiétant, puisqu’il semble annoncer l’impuissance de l’État face aux intérêts de la “familia”. L’autre aspect du danger montre le devenir «sauvage», le retour des relations de force nue, d’affectivités débridées dans l’espace social de plus en plus livré à la bestialité ou à la barbarie des actes d’exécution sommaire, de lynchage et de tuerie. Depuis 2018, la société haïtienne en a dénombré quelques-uns de ces actes atroces.

On assiste à un renversement que les Haïtiens doivent prendre au sérieux et auquel ils doivent contrevenir de manière urgente. C’est un événement d’une grande gravité que d’assassiner massivement et en toute impunité des citoyens et le président. Cette situation d’impunité, d’indifférence aux morts, aux familles ou à la société ne peut conduire qu’à l’effacement de l’État. Le renversement dont il s’agit est la substitution du pouvoir du « peuple » par la «familia» qui, dans sa logique, entend remplacer l’État, l’asservir ou le ruiner. Cette nouvelle donne qui s’est imposée depuis bientôt deux décennies (si je me réfère au constat proposé par Fritz Alphonse Jean qui reconnaît que 2004 marque un moment dans l’histoire politique et économique de l’asservissement ou de la domestication de l’État par la «familia»), casse en définitif, la symbolique de l’État et met à nu la propension des Haïtiens, particulièrement ceux de la «classe politique» à se penser par regroupement. Elle montre clairement leur incapacité à fonder un ordre commun en vue d’un nouveau départ. Dans ce contexte de grandes incertitudes, de profondes inquiétudes, créées par l’érosion entière des institutions politiques de la société haïtienne, une cacophonie, un tumulte envahit l’espace social et politique qui devient un immense podium au prophétisme de toutes tendances (protestantes, vodouesques, maçonniques, etc.). Je m’intéresse particulièrement à cet aspect de la vie sociale et politique actuelle de la société haïtienne, sur lequel je vais m’arrêter pour y dégager quelques lignes de force. Il s’agira de montrer que le prophétisme, dont les conséquences peuvent se révéler désastreuses pour l’avènement d’une véritable conscience politique, a trouvé un canal de prédilection dans les médias haïtiens qui sont à l’affût du «buzz», du sensationnel qui le pousse à prioriser le «scoop» au souci de vérité et à l’esprit critique. La principale motivation de nombre de ces médias est de collecter des «vues». Pour y parvenir, les titres aux formulations ampoulées, les montages délirants constituent la nouvelle rhétorique des médias. Le prophétisme trouve dans les médias un terrain d’expression, qui devient le fond du sensationnalisme médiatique qui prend le nom managérialiste de «scoop» et de «buzz». Nourris tous les deux du magico-religieux ambiant, les médias et le prophétisme se donnent la main pour occulter la vraie question, celle de la fondation de l’État haïtien, défait dans sa symbolique par les pratiques de gouvernementalité (constituée essentiellement de gangstérisation, du banditisme légal) des dix dernières années.

 

Conceptualiser le prophétisme haïtien

Qu’est-ce que le prophétisme ? Qu’est-ce qui caractériserait ce que je nomme le prophétisme haïtien ? Le prophétisme est une tendance, psychologique ou sociale, qui indique qu’une temporalité particulière structure les expériences vécues d’une société, lesquelles expériences sont orientées vers l’avenir. Le prophétisme est le mode de textualisation du temps, tourné vers l’avenir par le prophète.

Le prophète est avant tout une personne jouissant de l’élection divine ou d’une entité spirituelle le consacrant à l’écoute ou à la réception de certains messages portant sur l’à-venir des choses du monde ou de la communauté que concerne la prophétie. Le prophète jouit d’une préséance et, par conséquent, d’une parole autorisée ou d’autorité. Cette parole qui annonce le destin, qui écrit par anticipation l’histoire de l’avenir d’un peuple, d’une communauté lie le passé et l’avenir dans un attentisme ou une espérance joyeuse ou malheureuse. Par sa force de conviction ou d’adhésion, la parole prophétique, la parole-message transmise par le messager-prophète peut avoir une portée politique en suscitant des revendications qui tentent de faire advenir la réalité annoncée. Ce n’est pas le lieu de distinguer entre prophétisme, millénarisme et rêve révolutionnaire. Il n’est pas sans intérêt de signaler que ces notions entretiennent le même registre de l’à-venir, appellent des hommes spéciaux pour percer l’obscurité du temps à venir afin de le rendre visible, perceptible aux communs des mortels. Une certaine vocation définit cette temporalité ainsi que la présence d’une sotériologie, qui raconte les modalités du salut, ses conditions et la configuration du temps nouveau qui l’accompagne. Ce n’est pas non plus le moment de dénombrer les différents styles de prophétisme recensés par l’histoire religieuse ou littéraire, l’exégèse ou l’anthropologie des religions ou des révolutions politiques ou religieuses.

Mais, il est important de remarquer que le prophétisme haïtien, fait d’un fond religieux ou mystique judéo-chrétien, se manifeste à partir de trois points de vue protestant (armée céleste, pentecôtisme particulièrement), maçonnique ou de diverses sectes mystico-magiques (kabbalistiques, etc.) et vodou. Il est question de prophétisme haïtien par l’imbrication de ces trois registres dans la parole prophétique même lorsque le registre-hôte donne la tonalité théologique, spirituelle ou mystique à cette parole. Par exemple, on retrouvera dans une parole prophétique d’inspiration vaudou la tonalité de la manifestation du loa qui raconte et commente ce qui va se passer en faisant usage de terminologie maçonnique. Cela est si patent que souvent ces mêmes personnes possédées par des esprits vaudous sont souvent des franc-maçons. Il y a quelques jours, j’ai entendu une protestante, qui reçoit des «révélations», fait référence au «grand architecte de l’univers» pour désigner le Dieu judéo-chrétien. Dans d’autres cas, ce sont les maçons qui ont recours à la lexicographie vaudou ou protestante pour raconter ou décrire le temps à venir. On est dans un contexte sociologique où les pratiques religieuses, spirituelles et mystiques s’emmêlent, parfois, de manière si subtile que les pratiquants sont peu au courant de ce syncrétisme. Donc, le prophétisme haïtien s’élabore dans un contexte d’interpénétration de registres religieux, magiques et mystiques. Sa caractéristique présente, nourrie de l’eschatologie chrétienne de la fin désastreuse de l’humanité, présente une eschatologie surdéterminée par le mythe judéo-chrétien du péché originel et du mythe proprement haïtien de la cérémonie du Bois-Caïman au cours de laquelle un «pacte» serait passé entre les esclaves en lutte et le «diable». Toute la théologie de l’histoire haïtienne est engoncée à ces deux moments charnières de la cosmologie christiano-haïtienne. Souvent la pastorale chrétienne ne fait que se renforcer en prévoyant le châtiment prochain du “peuple”.

Le prophétisme a pris un renouveau depuis quelques années, surtout avec le pullulement des réseaux sociaux et des médias en ligne. S’il est vrai que des croyants chrétiens ont prophétisé sur le cas d’histoires individuelles, si par moment, quelques «messages» concernant la communauté haïtienne, ont été délivrés, actuellement, force est de relever quelques mutations qui me portent à parler de prophétisme pour traduire l’existence d’une forme de «parole» ou de rhétorique narrative qui entend raconter l’histoire à venir de la société haïtienne – ce que deviendra la société haïtienne dans quelques temps-, ou de certains personnages politiques de premier plan, en l’occurrence, le président de la République.

J’ai compris qu’une telle narrative, par sa prégnance et le rythme avec lequel les médias la relaient tout en leur offrant un podium aux audiences grossissantes - vu aussi le contexte magico-religieux-, doit être prise en compte dans l’éventuelle formation d’une vision politique des pratiques sociales, économiques, culturelles qui sont susceptibles d’être captées et interprétées dans un cadre théologique et mystique donnant lieu à une théologie sans intervention des Haïtiens. On en est arrivé donc à une vision théologique de l’histoire haïtienne qui, suscitée par le prophétisme, risque de conduire l’expérience politique à l’attentisme, à la résignation et l’in-action en attendant l’intervention divine prophétisée. L’événement annoncé sous l’autorité incontestée des entités invisibles, plus savantes que la majorité des citoyens devient le seul événement possible. De-là pourront se dessiner plusieurs logiques qui seront anti-politiques, si l’on entend la politique comme l’affaire de la pluralité et de la conflictualité parmi les hommes. Dans ce cas, le prophétisme pourra donner naissance à des «maîtres de vérité» qui imposeront la société politique au silence ou à la soumission de la vérité prophétique. Il conduira aussi à l’institution de nouveaux clercs qui pourront subsumer la politique au théologique, les explications scientifiques aux mythologiques, l’étonnement, commencement de tout connaissance, à la sérénité des dogmes. Parmi les enjeux, celui de réduire les citoyens à une communauté d’espérants contemplateurs, d’attentistes est le plus désastreux. À force de voir des prophéties se réaliser, les citoyens courront le risque d’être des guetteurs de signes qui viennent d’«en-haut» ou d’en-bas. Ils perdront à coup sûr leur puissance d’agir qui se manifeste dans leur capacité à créer, à faire venir du nouveau à partir de leur propre capabilité. Pourtant, aujourd’hui, l’inflation de narratives prophétiques ne présagent rien de réjouissant, puisque les «prophétesses» ou «prophètes» envahissent à un rythme si rapide les médias, les réseaux sociaux, qu’elles ont très vite remplacé les paroles de chercheurs ou d’experts sur la chose politique. Par exemple, l’assassinat du président Jovenel Moïse a été ouvertement pris en charge par les paroles prophétiques relayées par les médias qui se passent des enquêtes. Les chercheurs ont été écartés au profit des prophètes, les sciences oubliées par trop d’habitudes aux explications mythologisantes. Il serait utile pour l’analyse de savoir quels sont les médias haïtiens à avoir lancé leur enquête pour produire leur propre compréhension de l’assassinat du président Jovenel Moïse. Tous se sont fait les caisses de résonance des médias étrangers et des faiseurs de prophéties au mépris des procédés d’enquête, de récolte des données de première main et de la production endogène de points de vue méthodiquement élaborés.

 

La prégnance du magico-religieux et le marché médiatique. Faire “monter” l’audience (le nombre de “vues”).

Par magico-religieux, il faut entendre un dispositif culturel qui présente la nature comme le réceptacle de réalités numineuses ou sacrées. La nature, souvent vécue comme un grand vivant ou un lieu peuplé d’êtres fascinants et ravissants par leur puissance impressionnante et surplombante. La prégnance du magico-religieux dans la société haïtienne veut dire que la conception haïtienne de la nature ou des choses met en relief des puissances volitives supérieures qui déterminent le cours des choses du monde, et des vécues historiques, sociales et politiques. Ces puissances, tout en étant au monde et se mettant en compagnie de l’homme, vivent dans une transcendance (la transcendance n’est pas un lieu mais une valeur qui se trouve présente aussi dans l’immanence) qui manifeste leur point de vue surplombant des connaissances des choses supérieures. Toute l’expérience du sacré qui définit le magico-religieux indique que l’homme se trouve en présence d’une réalité qui inspire «crainte et tremblement», ravissement et frayeur, peur et admiration.

L’expérience du magico-religieux soutenue par le sacré, “numen tremendum”, implique des considérations anthropologiques, grâce auxquelles on peut constater qu' au sein de cette expérience, des conditionnements structurent les rapports de l’homme avec lui-même, les autres et son environnement naturel et culturel ou social.

Le magico-religieux laisse transparaître que l’homme est sous le conditionnement de puissances plus fortes que lui. À ces puissances, il est contraint de fournir des services afin d’attirer leur bonne grâce et faire tourner en faveur de l’homme les mouvements du monde. Donc, le magico-religieux est un dispositif qui met en place l’impuissance (toutes les forces viennent des dieux) l’ignorance (toute connaissance vient des dieux qui sont sources de toutes ses connaissances), de l’absence de créativité (toute création est inspiration, donc don) de l’homme.

Le prophétisme se construit dans et par un terreau magico-religieux qui met clairement en exergue l’incapacité haïtienne à déployer une puissance, une connaissance et une créativité autonomes. L’enchantement avec lequel on semble s’intéresser à ces récits prophétiques, le manque de gêne qu’expriment ces prophètes de toutes tendances indiquent la prégnance sociale du magico-religieux. Les médias ne sont pas épargnés de cet enchantement. L’étourderie grâce à laquelle ils donnent libre parole à ces prophètes révèle leur co-appartenance au magico-religieux. Dans le cas des médias, d’autres facteurs ont renforcé cet usage du magico-religieux. Il s’agit, entre autres, de la nature du marché de l’information qui est mû essentiellement en ce temps par le souci de profit financier calculé par le nombre de «vues». Pour atteindre une grande audience, le souci de vérité est souvent sacrifié au profit du «scoop». Le «scoop» est la rhétorique des mass médias en contexte épistémologique de «post-vérité». Il consiste à miser sur la vraisemblance, sur le flou des critères politiques, économiques, médiatiques de vérité, définis selon les calculs financiers, les concurrences dans le secteur de l’information ou des subventions obtenues et des alliances avec des leaders ou partis politiques. La force spectaculaire des médias et précisément des médias de l’audiovisuel les conduit à donner constamment plein les yeux aux téléspectateurs. L’augmentation des médias dits «en ligne» favorisés par l’existence des réseaux sociaux, et ces médias étant mus par le même intérêt financier du gain, mesuré à l’aune du nombre de «vues», présente un système médiatique kaléidoscopique, cacophonique où les paroles s’entremêlent sans hiérarchisation pour produire une vacarme assourdissante. Une pratique d’imitation et de reprise (analysée par Pierre Bourdieu: voir Sur la télévision) piège les auditeurs. Telle est la «toile» tissée par les médias dont le prophétisme constitue le fil rouge.

Le prophétisme est donc en terrain conquis. Il se répand avec facilité. Tous les «grands» journalistes, aux émissions “très écoutées”, qui fabriquent des moments de logorrhée à la fois insipide, abêtissante et vertigineuse, ont leurs «prophètes»: protestants/protestantes, maçons à la “haute science de la magie”, vodouisants/es «profondés/es». Plusieurs choses surprenantes montrent l’aspect néfaste de ces émissions dans la consolidation de l’esprit critique. Sur ce point, il est à remarquer que les médias comme les églises contreviennent au travail que réalise tant bien que mal l’université qui n’est pas non plus épargnée ni par le magico-religieux, ni par l’ambiance médiatique du “show” ou du “scoop”.

Au cours de ces émissions, la rhétorique globale à cette structure : le «présentateur-vedette», accompagné d’un(e) invité(e), se met à l’écoute de son invité-prophète qu’il interroge de manière à faire avancer le récit ou l’«audience». Les questions sont souvent des questions de rhétorique qui attisent à la fois la «prophétesse» ou le «prophète» et l’auditoire. Cette rhétorique vise à intensifier le sensationnel, à donner du relief au «scoop», enfin augmenter les «vues». Les soucis intellectuels sont rares. Aucune question sur le fond, sur la cohérence des données enchaînées dans le récit, aucun souci de vérifier les occurrences, mais un désir de détails, une tendance à ingurgiter tout ce qui est dit. Cette passivité du présentateur se veut passivité de l’auditoire, qui ne parvient pas toujours à se distinguer (on finit par se confondre au présentateur. On souhaite poser certaines questions à sa place, ou, on se reconnaît dans les questions qu’il pose) du présentateur. Cette structure rhétorique de production des émissions produit une structure d’interlocution sociale faite de charme, de séduction ou de manipulation, de lénification auxquels peut donner lieu le récit, peut avoir pour conséquence l’endormissement de l’étonnement (souci de connaître), de l’esprit critique (souci de vérifier ou d’évaluer la pertinence de ce qui est dit). En réalité, cette rhétorique se révèle présente en dehors du «champ» médiatique. On l’observe dans la pastorale protestante essentiellement faite de récit ou dans les publicités pour des produits locaux ou étrangers de guérison présentés dans les bus de transport en commun par les «marketings» (pharmaciens ambulants). Une rhétorique lénifiante traverse ou structure la forme de pensée haïtienne, elle est relayée inconsciemment par les médias haïtiens. Cette rhétorique de l’endormissement, se répandant dans toutes les sphères des pratiques sociales d’interlocution, se révèle un grand danger pour l’expérience démocratique qui se fonde sur la nécessité d’argumenter, de prouver, la capacité à prendre le sens de sa parole donnée contre la transe du prophétisme, du souci du “scoop” et du besoin de manipulation auquel se livrent les «marketings».

 

Une conclusion transitoire: Orienter l’université vers la recherche et la discussion des résultats (la formation d’un espace public de justification scientifique).

 L'ambiance magico-religieuse qui sous-tend la phraséologie des médias, nourrit le prophétisme, conduit aux conséquences suivantes du point de vue de la politique: on invente un ordre sociopolitique qui répond à cette ambiance magico-religieuse, devenue désormais le dispositif légal et formel de la société haïtienne dans lequel performent sans collision, sans conflit, des ordres symboliques différents, ou on procède à une réorganisation de la société haïtienne de manière à mettre en œuvre un ordre social mu par les exigences de l’anthropologie de la rupture et du souci de maîtrise de la nature.

Dans les deux cas, il faudra investir l’université de cette tâche importante d’accompagner la société dans cette orientation vers un dispositif cohérent et susceptible de soutenir un projet de réalisation de soi de chacun selon l’idéal d'une communauté juste. Pour réaliser une telle vocation l’université doit se désentraver, dans son travail d’enseignement et de recherche de l’imaginaire magico-religieux qui la mine.

Dans les deux cas, l’université devra occuper pleinement sa fonction d’institution de production d’un style de savoir, capable de penser ses propres conditions de production et les conditions de production des autres formes de savoir, des autres formes de production de sens dans la société. Ainsi elle deviendra, non une caisse de résonance de tous les clichés souvent pris pour des connaissances éprouvées, mais le lieu du «règne de la critique».

Avant tout, l'université doit prendre conscience de son lieu socio-anthropologique d'inscription, c'est-à-dire se rendre compte qu'elle est travaillée de l'intérieur (par certains professeurs) et de l'extérieur (les étudiants) par l'imaginaire magico-religieux dont elle est impérativement appelée à se défaire. L'affaire, celle d'une université haïtienne consciente de son imaginaire social est loin d'être le procès de promotion des «savoirs locaux». C'est du folklorisme, qui est une manière pour l’imaginaire magico-religieux de se mettre en scène au sein même de l’université, et par elle. L'université n'a pas à promouvoir des savoirs élaborés par des critères non scientifiques. Elle a à les éprouver selon ses propres critères de production de savoir et à les intégrer à son corpus de connaissances scientifiques s'ils répondent aux exigences épistémologiques. Donc, elle doit rompre avec le magico-religieux qui produit souvent ses savoirs par des relations de «correspondance» (Baudelaire). Elle doit, pour y parvenir, se déconstruire, se penser et entreprendre la «rupture épistémologique» qui la met en face du magico-religieux. À présent, elle se baigne dans le magico-religieux qu'elle reproduit dans son mode de raisonner, dans sa dynamique administrative, faite de toute-puissance et de peur, de son cadre académique composé de «maîtres de vérité», d'illuminés, etc. Il faut provoquer l'événement fondamental au sein de l'université haïtienne: donner le courage de penser par soi-même à tous afin de les rendre auto-nomes, fondateurs de soi et de leurs positions contre l'autorité du commencement, qui consacre la gérontocratie comme forme légitime de science et de gouvernementalité ou de science du gouvernement, contre la toute-puissance, vieux reste du magico-religieux, qui impose la soumission, la flatterie. Que le règne de la critique advienne !

Le règne de la critique appelle toutefois des préalables sociaux: ne pas admettre pour autorité que la culture de soi (Michel Foucault), instaurer des espaces de discussion (autrefois, les salons en Europe. Rien ne présage que dans le cas de la société que ces espaces soient des salons. Dans le cas haïtien, ce peut être les lieux associatifs culturels, sociaux. Ce doit être le rôle des partis politiques haïtiens à venir), instituer un ordre du commun, un ordre commun dans les interstices de la discussion. Une chose devra être certaine: promouvoir la culture de la parole éprouvée par la discussion, l’exigence de l’argumentation et de la preuve. Un postulat ontologico-épistémologique, qui posera que rien ne va de soi, tout doit être expliqué selon l’ordre d’enchaînement des choses du monde. Le prophétisme à ce moment deviendra un discours en retrait, occupant davantage l’espace privé de la foi, et la politique sera soumise à l’ordre de la justification et de l’évaluation scientifiques. La séduction politique, la manipulation à coup de racontars feront place aux exigences de justifier, aux besoins d’évaluer selon des critères rationnels de reddition de comptes. Il adviendra, par extension de cette nouvelle culture de soi, fondée sur la capabilité, la capacité à se soutenir, à s’éprouver dans le dialogue, le peuple -veilleur.

Le peuple-veilleur est un peuple qui veille. Vigilant à lui-même par sa capacité à s’éprouver et à être conscient des mauvais usages de la politique, il devra être vigilant à ses mandataires, qu’il est en droit de convoquer à tout moment pour rendre compte de leur prise de position, du contrôle qu’ils font de la chose publique, etc. Ce sera le peuple qui demande à tout moment des comptes, le peuple qui évalue, qui corrige et rectifie des «experts» indépendamment de la parole technocratique. Il s’interposera entre ses mandataires et les hommes d’affaires corrupteurs. Le peuple-veilleur est celui qui a conscience de la corruption, et qui ne se laisse pas prendre dans les mailles manipulatoires des financiers et qui surveille et contrôle les élus dans leur promiscuité avec les hommes d’affaires. Ce sera aussi le peuple qui exigera que le mandataire ait élu domicile dans sa circonscription afin de mieux suivre son train de vie et rendre injustifiables certaines dépenses. Le peuple-veilleur délègue et accompagne son «élu». Imaginer le peuple-veilleur pour le devenir !

 

  L'université est appelée à jouer un rôle de premier plan dans la formation de la conscience critique et exigeante. Mais, on ne doit pas incomber à la seule université ce travail d'éveil, de soupçon, qui a besoin des apports d'autres structures de formation (associations socio politiques, culturelles, le système éducatif, etc.) à la compréhension des choses sociales, politiques, économiques de la société haïtienne, à la vigilance aux éventualités des manipulations politiciennes, aux exploitations économiques et aux concussions des politiciens et des fonctionnaires qu'il faut contrôler, surveiller et interpeller.

Des associations sociales et politiques doivent jouer leur partition dans la formation et l'institution du peuple-veilleur, du peuple qui se passera des militants-savants, qui pensent que le «peuple» est là pour occuper les rues qu'il doit rentrer chez lui une fois que ces militants ont la possibilité de faire leurs choux gras du pouvoir. Le peuple-veilleur doit avoir un sommeil léger pour surprendre les pas feutrés des militants-savants qui se persuadent que le «peuple» ne «demande que le manger, le boire et le danser». Pourtant, il est possible d'avoir un peuple qui pense ses propres misères dans les interpellations qu'il fait de ses mandataires.

Il faut commencer par l'université, qui ne fait pas la promotion des savoirs locaux. Une telle posture est une imposture de mystificateurs, qui ont fait choix de la voie du sensationnel en donnant à voir au «peuple» que son savoir est pris en compte à l'université qui lui apporte la visibilité. Folklorisme d'un autre genre ! L'uni-versité doit s'inscrire dans son lieu pour traduire tous les lieux de savoirs possibles et non devenir scène d'exposition des savoirs. Elle doit inscrire son savoir dans les autres savoirs selon sa logique propre, celle de la preuve, de la démonstration, de l'objectivité éprouvée, celle du consensus des positions discutées. Elle doit se faire attentive des modes de production des autres savoirs, dégager leurs logiques internes. Elle ne doit pas s'offrir en espace de publicité des savoirs locaux. Folklorisme mystificateur ! Loin de cette conception, la vision de l'université comme caisse de résonance des savoirs qui lui sont exogènes ou hétéronomes, il faut inventer l'université pour apprendre à être ensemble dans la différence et par-delà la différence.

Dr. Edelyn DORISMOND

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie (CIPh)- Paris
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.

 

 

 

 


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