"En quel temps vivons-nous ?"

 




"Je crois que si j’utilise ce terme d’administration de la peur, c’est pour signifier deux choses. D’abord que désormais, la peur est un environnement, un milieu, un monde. Elle nous occupe et nous préoccupe. Autrefois, la peur était un phénomène lié à des événements localisés, identifiables et circonscrits dans le temps: guerres, famines, épidémies… Aujourd’hui, c’est le monde lui-même, limité, saturé, rétréci, qui nous étreint et nous « stresse » dans une sorte de claustrophobie : crises boursières contaminantes, terrorisme indifférencié, pandémie fulgurante, suicides « professionnels » (que l’on songe à France Télécom, mais nous y reviendrons)… La peur est monde, panique, au sens de « totalité ». Mais l’administration de la peur, cela signifie aussi que les États sont tentés de faire de la peur, de son orchestration, de sa gestion, une politique. La mondialisation ayant progressivement rogné les prérogatives traditionnelles des États (notamment celles de l’État-providence), il leur reste à convaincre les citoyens qu’ils peuvent assurer leur sécurité corporelle." Paul Virilio, L'adminsitration de la peur.

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Pour la relance de Café-Philo, qui a connu un temps plus ou moins long d’interruption due, évidemment aux doubles circonstances de l’insécurité sanitaire provoquée par la Covid-19 et de l’insécurité politique accrue qui tenaille la société haïtienne depuis quelques années, il m’a été demandé d’intervenir sur le temps dans lequel nous vivons. En quel temps vivons-nous ? Telle est la question. Elle appelle, pour la clarté de notre propos, quelques considérations liminaires qui expliciteront notre propos.

 

Première considération liminaire. La question présuppose une conception du temps, celle d’un réceptacle, un contenant dans lequel le “nous” vivrait. La formulation renferme, quelque peu, une conception du temps identifié à l'espace. Or, la tradition de la philosophie a souvent distingué le temps de l'espace; de manière plus nette, elle a différencié temps du monde et temps de l’homme, même si, en fin de comte, la physique einsteinienne a montré la corrélation entre temps et espace. Tout en reconnaissant la relation indéfectible entre temps et espace, l’espace-temps de la physique, tout en admettant que le temps du monde et le temps de l’âme doivent se conjuguer dans le temps narratif, selon la thèse soutenue par Paul Ricoeur, nous ferons ici un usage du temps dans le sens de la temporalité. Par temporalité, nous entendrons la modalité avec laquelle le temps fait irruption dans les pratiques humaines qui, elles, sont composées de facteurs psychologiques, historiques ou sociopolitiques, existentiels ou anthropologiques. Elle est le tempo des temps, lequel tempo traduit les modulations des choses dans/de l’expérience humaine. Donc, nous ne dirons pas seulement que la temporalité actuelle est celle de l’angoisse de la mort certaine, comme aurait soutenu un heideggerien. À cette angoisse de la mort certaine dans sa probabilité mais incertaine dans son effectivité présente, imminente, nous ajoutons que la temporalité qui nous travaille ou qui travaille notre présent, notre actualité, est celle de la mort imminente que peuvent provoquer depuis quelques temps la Covid-19 et ses variants qui se disséminent, les terrorismes de toutes sortes, ceux du néolibéralisme sans bornes, ceux des pouvoirs qui ont fait le choix du banditisme au détriment de la légalité ou de la légitimité, qui ont fait malencontreusement de la mort une (fausse) vertu politique et sociale.

La temporalité de la mort imminente ainsi comprise devient plus intense, plus essoufflante et asphyxiante dans un contexte technologique global de vitesse d’accélération tel que décrit Paul Virilio. Avec cette expérience d'accélération, du sens meurt en chacun de nous à chaque instant laissant notre monde, champ rythmé de disparitions, de pertes, de ruines, charnier immense, vidé des anciens liens de solidarité et de sympathie. L'imminence immédiate de la mort détruit le goût de vivre, l'espérance ou le «courage d'être» et façonne une humanité mollusque, qui rampe et devient docile.

Deuxième considération liminaire. Le temps dans lequel nous vivons fait appel à un concept d’action qui doit enrichir la vie. Afin d’éviter la confusion que traîne la notion de vie dans la langue française, servons-nous sans trop nous y attarder de la distinction grecque mise en lumière par Hannah Arendt entre “zoê”et“bios”. La zoê renvoie à la vie animale dont la dynamique prend forme dans la reproduction, l’alimentation, etc. Elle désigne précisément l’aspect végétatif et sensitif de la vie. Elle ne manifeste aucun souci, aucun projet ou idéal d'être, elle suit la programmation du mécanisme naturel qui la prédestine à une forme d'être définie. Cet état explique la raison pour laquelle, elle est incapable d'inventer une communauté politique. La “bios” renferme, au contraire, une dynamique originale, créatrice qui dirige la vie vers l'éthicité, vers le bien-vivre ou la vie bonne. Elle est la vie qui appelle une organisation symbolique complexe et un usage du principe de la finalité, du principe de la discussion ou du conflit, de l'égalité, comme condition d'être ensemble dans l'idéal de justice, de vérité et de beauté. De ce point de vue, partant de l’équation «vivre c’est agir», nous reformulons la question de départ de cette manière: dans quel temps agissons-nous? Plus clairement, en intégrant dans cette reformulation les éléments de la première considération, nous nous demandons quelle temporalité soutient nos actions présentes ?

Il faut aller plus loin. Puisque l’action nécessite, en reprenant la conceptualisation de Arendt, la pluralité, il faut dire un mot du “nous”. Qui sommes-nous, nous qui avons l’aptitude d'agir dans le temps, dans un temps donné et surtout à partir d’une temporalité? Franchement, depuis la reformulation de la question qui consiste de prendre en compte la temporalité au lieu du temps, nous avons atteint un niveau de complexification qui se renforce encore une fois en dirigeant l’interrogation sur le nous. Ici, le nous peut être celui d’une communauté composée de plusieurs groupes se désignant par cohésion interne de “nous”: nous, les Haïtiens, par exemple. Ces groupes peuvent se constituer au présent à partir de la mémoire, donc ils peuvent faire appel à d’autres «nous» historiques auxquels ils se sentent liés ou s’identifient à un moment ou à un autre. Même compris dans cette ambivalence, le nous n’est vraiment pas clair et devient difficile à cerner. Il est versatile, puisqu’il peut prendre, par appropriation mémorielle ou stratégie anthropologique, plusieurs configurations et cohésions internes. Il peut aller du groupe de famille à l’humanité en passant par les groupes d’amis, de pays réunis sous un continent, une religion, une idéologie et des intérêts bien pesés. Pour dissiper ce malentendu, nous entendrons dans le cadre de cette intervention par «nous» la commune incertitude, la commune fragilité, la commune misère existentielle qui travaille l’ensemble des hommes de notre planète. Liés par la dimension sphérique de la planète et sa configuration désormais ubique, qui fait que tout s’y passe en même temps, du moins par résonance, par ondes portées ou par choc en retour, les hommes, riches ou pauvres, occidentaux ou autres, etc., sont soumis à l’irréversible condition de la fragilité partagée, de l’incertitude liée au défi auquel la raison est soumise, du manque d’intérêt pour les expériences en commun lié à la méfiance et au peu de prises que la majorité des hommes ont sur les décisions politiques, économiques et sanitaires.

Cette précision aurait été incomplète si nous ne faisons pas intervenir dans la définition du «nous» l’aspect historique, celui que propose l’herméneutique de la réception. En effet, nous retenons de l’herméneutique de la réception deux enseignements, entre autres: les générations sont en dialogue entre elles et par-delà d’elles-mêmes; et dans ce dialogue se joue toute la question du sens et de la constitution de la vérité. Mais il s’agit d’un sens qui reçoit des déclinaisons liées aux préoccupations présentes des générations. Cela donne lieu au sens comme tissage de sens, comme textualité ouverte qui témoigne de la détermination du passé dans la textualisation du présent, dans les tentatives de produire le présent comme unité anthropologique, comme ordre symbolique; ou de la détermination du présent dans l’ouverture du passé au sens, à son actualisation, à la mise en œuvre de ce qu’il porte comme promesse d’agir ou d’être.

Donc le “nous” aussi bien que l’action qu’il entreprend sont à prendre dans une relation d’aller-retour entre passé et présent ouvert sur l’à-venir. Cette dynamique de phénoménologie historique, nous l’avons nommée ailleurs structurance. Elle marque la rencontre, à partir de la phénoménologie, particulièrement celle celle de Derrida, de la “structure” et de la “genèse”; de la “structure”qui offre un cadre au jaillissement, à l’impétuosité de la “genèse”; de la “genèse” qui insémine constamment la “structure” capable de tuer la créativité. Le “nous” et l’action sont donc pris dans une temporalité historique surdéterminée par du sens constamment renouvelé au présent et au passé au regard de l’à-venir, compris comme le temps du sens en gestation.

En quel temps vivons-nous est à entendre enfin: quelle réception l’humanité fait-elle du passé aujourd’hui  (en son présence) et en vue de quel avenir? À cette question, nous tenterons de répondre en supposant que ce qui caractérise notre temps[i], et à partir duquel nous agissons, est l’insuffisance de certaines de nos certitudes qui sont ruinées par la mondialisation des dominations et des luttes de résistance, par les défis inédits à la rationalité moderne qui avait nourri une certitude arrogante à la science positive et par la privatisation de l’État (moderne) qui ne porte plus les idéaux de l’égalité, de la liberté, mais qui est subordonné aux projets privés des multinationales, aux caprices des grands de ce monde. La mondialisation étant l’accélération du flux ayant provoqué la concentration des espaces en un monde-village –nous revenons encore une fois à la temporalité- produit une ambiance apocalyptique d’incertitude, de désespoir ou d’inespérance et de tumultes généralisées. En fin de compte, notre temps fait appel à un temps autre, un temps nouveau qu'il faudra nommer.

 

De l’enchaînement historique des actions

Pour le besoin de notre argumentaire, nous proposerons une conceptualisation spiraliste de l’histoire. Cette conceptualisation articule le passé historique comme structure déterminante et le présent historique comme moment de créativité qui génère les potentialités en gestation dans le passé. Elle est spiraliste du fait que cette relation entre passé et présent, avec le futur en arrière-plan, ne se déploie  pas selon la logique dialectique du dépassement des contradictions, mais plutôt selon la belle formule du grand écrivain haïtien Frankétienne, lorsqu’il décrit la spira le par l’ouverture et la fermeture des “vrilles irrégulière”, des “boucles”, des volutes qui s’entrelacent de manière surprenante ou imprévisible. Une telle conception ne nie pas la détermination historique. Toutefois, cette détermination, devenue condition des actions, n’est pas un déterminisme, une exigence contraignante. Elle est condition de possibilité des choix. Non des choix du présent qui s'accompagnent toujours 'une impulsion qui ne dépend en rien du passé historique, mais du “passé immémorial”, de la “part sauvage” qui fait que chaque présent est unique, créateur et déroutant puisqu'imprévisible.

L’herméneutique de la réception à laquelle nous avons fait allusion ci-dessus nous permet de comprendre l’histoire comme un long cours de dialogues incessamment renouvelés à chaque questionnement, autrement dit à chaque besoin de comprendre son présent qui se révèle en même temps besoin de se comprendre par-delà son propre présent. La compréhension dans ce cas est un complexe temporel qui mobilise passé, présent et avenir. Cette articulation n’est pas réglée par la logique de l’histoire, au contraire, qui fournit après coup à l’histoire sa logique spécifique. Elle se déploie en spirale, en boucles qui s’ouvrent et se ferment de manière irrégulière.

Nous allons prendre quelques illustrations dans les sciences modernes, la politique de domination et les luttes de résistance pour mettre à la fois en œuvre cette conceptualisation spiraliste de l'histoire et montrer le mode de constitution de notre temporalité actuelle.

 

L'histoire spiraliste de la science

L’histoire des sciences est loin d’être le déploiement linéaire de résultats qui font avancer, comme on dit, l’humanité vers les progrès et la paix. Elle est en partie faite d’avancées, de trébuchements, d’incertitudes. Comme pour l’histoire en général, il s’établit dans l’histoire des sciences un dialogue intense, vivace et continu entre les générations de scientifiques dans les tentatives de porter réponse à certaines questions.

Aristote a dit que l’étonnement est le commencement de la science. Il a reconnu aussi que l’étonnement donne lieu au questionnement qui lance le processus d’élaboration de connaissance. Cet étonnement inaugural a conduit à des questionnements qui ne cessent de préoccuper l’intelligence humaine. La science moderne est une forme de manifestation de cette intelligence. Elle est caractérisée avant tout par son mécanisme, qui pose que les phénomènes sont liés entre eux et que la nature est une machine, par son positivisme ou empirisme qui exige que les phénomènes étudiés soient positifs, sensibles, en d'autres termes, qu’ils tombent sous un de nos sens. Dans cette perspective, Kant admet que toute connaissance part de l’expérience, même lorsqu’elle ne s’arrête pas. Elle est enfin caractérisée par sa fonction de maîtrise et de domination. En dépit, de cet aspect utilitariste qui nourrit la technoscience qui consiste  à faire de la science un instrument de maîtrise et de domination, la science reste fondamentalement l’expression du sentiment d’étrangeté de l’homme dans la nature et de son souci de la rendre transparente à lui-même et réaliser le besoin d'y retrouver sa place véritable dans la nature.

Cet élan métaphysique n’a pas cessé de nourrir toutes les curiosités des scientifiques qui se trouvent dans un dialogue incessant autour de questions, de problèmes scientifiques. Les réponses à ces questions constituent des manières de recevoir les travaux des générations antérieures. C’est le cas de la mécanique céleste qui s’est développée de Newton à Einstein par des reprises de questions laissées pendantes qui ont trouvé ou non des réponses faisant avancer ou stagner la physique. Un tel exemple est présent dans toutes les sciences de la nature. La relation d’écoute ou de dialogue d’une génération de scientifiques à une autre produit un enchaînement non linéaire, mais sinueux, imprévisible, fascinant ou déconcertant des connaissances établies et des incertitudes. Malgré cette relation tendue entre la connaissance et l'incertitude dans l'histoire des sciences de la nature, un sentiment de confiance dans ses sciences s'est installé. Ce sentiment de confiance prend souvent la forme du scientisme qui devient la tendance à considérer les démarches comme les seules capables de fabriquer des connaissances vraies ou rationnelles. Il n'y a de discours vrai que celui de la science. Tous les autres discours ne seraient que des formes modernes de la mythologie, des affabulations, des délires, des ir-rationalités, des discours privés de raison.

Ainsi, malgré cette histoire faite de bonds (avancée dans les connaissances rationnelles) et d'impasses (questions restées pendantes), les sciences modernes ont pu offrir à l’humanité des prises stupéfiantes sur la nature, qui l'ont vraisemblablement libérée de certaines dépendances matérielles et intellectuelles. Étant donné que l’homme représente un élément de cette nature, ces prises n’ont pas manqué donc de le concerner. En dépit de nombre d’interrogations en friche, l’humanité, particulièrement occidentale, éprouve la liesse de la conquête, celle de l’espace de l’infiniment grand, celle de l’espace de l’infiniment petit. La terre, dans son apparence perceptible, est localisable, est réduite au jour le jour à une petite localité contrôlée, arpentée dans ses coins et recoins. Les hommes sont dans une ambiance de quasi ubiquité sur la planète. Nous en prenons pour preuve, notre intervention, sauf manque de planification, peut être présente à ceux ou celles qui le souhaitent en même temps, partout-ailleurs-ici-et-maintenant, sur la planète et même, par des ondes vagabondes, par d’autres êtres supposés existants dans notre système galactique. C’est l’euphorie, plus de vingt siècles de questionnements, de travaux assidus et de débats, de discussions qui prennent parfois l’allure du pugilat, le rêve de transparence de la nature à l’homme, le rêve de maîtrise semble se réaliser.

Pourtant, l’évènement de la covid-19 vient jeter quelques grains de sable qui tentent de casser cette euphorie, et de réduire la prétention cartésienne à l'humilité. En réalité, peu importe les causes de l’irruption de la Covid-19 dans la vie des hommes actuels, manipulation délibérée en laboratoire, mauvaise manipulation des données biochimiques, échanges entre certains hommes et certains animaux donnant naissance à la contamination qui s'est globalisée, etc., il est clair que le projet de transparence a reçu un coup de burin qui laisse l’humanité ébahie, étourdie et la rationalité scientifique désemparée tout en mettant au clair son impuissance (temporaire que soit cette impuissance). C’est le moins que nous puissions dire, si nous avançons que les sciences médicales sont dans l’étourderie. Soutenue par une étourderie plus grande, celle du capitalisme du profit ou de la rentabilité, elles se laissent aller à la mise en place de vaccins qui n’inspirent pas confiance. Certainement, nous devons nuancer en remarquant que l’histoire des sciences médicales est composée aussi de plusieurs défis sanitaires qui ont fini par être surmontés, et que les enjeux sont multiples. Il faut  néanmoins reconnaître qu'un souci d'enrayer cette pandémie inspire certaines décisions rapides ne sont pas dûment justifiées du point de la rationalité scientifique. Nous ne devons pas perdre de vue, malgré cette urgence sanitaire qui appelle des décisions pressantes, le besoin capitaliste de son armée de travailleurs pour continuer le dispositif d'enrichissement-appauvrissement.

Dans la situation de la pandémie actuelle, il s’agit plus d’espérance à une réponse prochaine qu’à l’expérience réelle de réponses au désastre humain auquel conduit la Covid-19, qui se transmue en des variants les uns plus inquiétants que les autres. Cette expérience, qui n’est pas inédite dans l'histoire de l’humanité, crée toutefois une brèche dans la grande confiance nourrie dans la rationalité scientifique et forcé à se poser des questions sur le rationalisme scientifique et sa toute-puissance à offrir aux hommes la sérénité et la maîtrise de la nature.

L’aspect le plus important de cette situation concerne moins l’échec de cette rationalité (que nous souhaitons qu’il soit temporaire) que le sentiment d’impuissance des hommes et du monde scientifique face au ravage mondial de la pandémie qui déconstruit les relations sociales de convivialité et enferme l’homme dans le confinement ou le retranchement. L’imminence de la mort qui guette les humains comme l’envers de l’«ange de lumière» - l’«ange de la mort»-, dit-on, réduit les potentiels d’espérance de l’homme, sa foi dans l’avenir et affaiblit sa vitalité et sa puissance d'agir.

Cette expérience vécue par l’homme abandonnée par la rationalité scientifique fait apparaître un tempo  que certaines sociétés sous-développées ont déjà connu, c'est le tempo de la misère d'être et de la mourance. À présent, ce tempo s’impose au monde développé, au capitalisme avancé. Cette globalisation du tempo de la misère d'être et de la mourance rythme la vie humaine au sentiment de futilité, qu'ont exprimé les Italiens qui ont jeté par la fenêtre l'argent qu'ils ont, comme tout homme, épargné. Ce geste qui devient symbolique et très significatif du manque de confiance que les citoyens nourrissent au système capitalismo-rationnel et scientifique montre clairement que les espérances sont ruinées, l'ordre symbolique de la vie entretenue par l'argent ou le capital et non la solidarité et la chaleur des relations humaines de convivialité s'estompent. L’argent, symbole du dispositif technico-scientifique du capitalisme prédateur et consumériste, ne sert pas dans les expériences limites de la vie, celles de la mort imminente, celles de vivre, impuissant, la disparition annoncée de ses proches et  celles de ne pas pouvoir les honorer par des rituels funéraires auxquels les sociétés ont habitué leurs membres.

Cette expérience vécue de l’impuissance devant la mort de ses proches, de l’impuissance devant sa propre mort éventuelle face à un spectre à la faux tranchante et impitoyable, marque une temporalité d’angoisse, d’insignifiance et d’inespérance. Une première réponse à la question de départ consiste à constater que face à l’impuissance que produisent le ravage de la Covid-19 et ses variants, notre temps se déploie au rythme du sentiment de incertitude et de perte de confiance dans les promesses de la rationalité scientifique moderne, qui avait habitué à la prétention de la domination et de la maîtrise de la nature. 

 En retour, un tel sentiment semble conforter la politique et l’économie politique qui s'empressent de mettre en place de nouveaux dispositifs de contrôle, de surveillance et de profit.

 

Politique de domination

Platon, dans Protagoras, a mis Socrate en difficulté concernant sa compréhension de la politique et les capacités à la pratiquer. Selon Socrate, l’activité politique requiert des compétences particulièrement intellectuelles qui rendent certains citoyens plus aptes que d’autres à faire de la politique. Cette thèse défend sans le nommer un élitisme traditionnel dans l’expérience politique occidentale. En effet, l’anthropologie historique révèle que depuis la nuit des temps une corrélation est établie entre pouvoir politique et sa fondation mytholoico-théologique originant le pouvoir politique dans les dieux ou Dieu. Ceux-là qui sont aptes à diriger se trouvent dans la filiation directe ou dérivée (par affiliation) des dieux ou de Dieu, laquelle filiation-affiliation fait défaut chez la majorité des citoyens. Et même lorsque quelqu’un, venu de nulle part par la grâce de la «fortune», parvient à occuper le lieu central du pouvoir, il est immédiatement anobli. Le pouvoir, par sa nature théologique ou mythologique, dégage un halo mystérieux ou mystique qui se répand sur ceux-là qui le détiennent. Pureté de sang, culture intellectuelle  ou spirituelle, courage guerrier –force divine se faisant chair dans la chair du général/prêtre- constituent les attributs du détenteur du pouvoir. Le pouvoir est lié aux dieux et non peuple des hommes[ii]. Il faut reprendre cet imaginaire fondamental de la politique occidental, si nous entendons la déconstruire.

Protagoras a contesté cette thèse de Socrate. Et inévitablement ses présupposés anthropologiques. Pour lui, la politique ne requiert que le sens de la justice. Ce que possède tous les citoyens. Cette position annonce en partie l’expérience démocratique moderne qui fonde la politique sur les capacités de chaque citoyen à prendre part à la chose politique de sa communauté. Pourtant, cette mobilisation démocratiste de l’égalité des compétences s’est révélée une illusion.

Contre la tradition de la philosophie politique qui fonde l’avènement de la société politique sur le contrat, sur l’égalité des contractants, il faut nous diriger vers la sociologie historique de la formation des états-modernes pour mieux comprendre le sens de la politique, sa relation à la domination, à l’exploitation, l’extériorisation et l’inventions des altérités viles ou racialisées[iii].

La formation des états-modernes n’a pas eu lieu à partir du «contrat» qui reste une hypothèse de travail que l'histoire ou l'anthropologie n'ont permis de vérifier, mais de «guerre» entre les seigneuries qui se sont agrandies en annexant des terres seigneuriales vaincues. La formation des états-modernes a dépendu aussi de l’invention des terres coloniales qui ont facilité leur consolidation interne et leur enrichissement. Deux conditions centrales interviennent dans la formation des états-modernes: l’unification des territoires européens et extériorisation des violences dans les colonies et annexion des terres coloniales à l’augmentation de leur puissance (grandeur) interne. Ce contexte social, politique et anthropologique a conduit à un régime politique de double extériorisation, interne et externe et du déplacement des guerres ou violences de l'Europe dans les mers au-delà de la «ligne d'amitié». Interne, la politique des états européens consiste à faire travailler les appauvris, à les exploiter au bénéfice des “nobles”. Externe, les sociétés européennes, blanches et chrétiennes, se considérant supérieures aux sociétés non-européennes, contraignent des peuples à travailler au profit des Européens. La politique prend en conséquence une forme racialiste dont elle ne se défait pas. Elle prend partout la forme dichotomique de séparation selon les critères de sang ou de capacités spirituelles («rationnelles»).

À présent, nous observons dans ce schéma la structure politique de l’ordre international établi sur la supériorisation déclarée de l’occident blanc et de l’infériorisation du reste du monde, qui devient grenier et atelier qui produisent le confort des occidentaux. Pour réaliser cette dynamique d’exploitation à grande échelle, les Européens ont mis sur pied l’esclavage, la colonisation et la biologisation ou naturalisation de réalités culturelles, la relation entre les cultures et les peuples par un dispositif hiérarchisant. Ils ont d’abord procédé à l’invention des altérités infériorisées, dominées et exploitées. C’est le sens fondamental de l’économie politique moderne qui exige d’une part l’invention d’un autre, d’autre part son infériorisation en vue de son exploitation outrancière.

L’histoire de la politique moderne devient avant tout celle de la mise en place des dispositifs de protection des capitaux ou des intérêts des sociétés occidentales, de l’exploitation des ressources naturelles ou humaines des sociétés non occidentales et la mise à mort des hommes et des femmes, qui ne peuvent rien apporter à la dynamique d’enrichissement. Le système politique moderne, dans sa fondation économique et utilitariste, produit un eugénisme sournois qui était déjà observable dans les pratiques de jaugeage de la robustesse des Africains fraîchement arrivés, qui se voient tâtés en tout sens par le colon-acheteur.

Au regard de la conception spiraliste de l’histoire que nous développons, la politique moderne, constamment arrimée à l’économie, prend l’allure de l’invention des autres (serfs, esclaves, prolétaires et immigrés, etc.), leur exploitation par des dispositifs économiques (mercantilisme, capitalisme industriel, capitalisme numérique, etc.), leur mise à distance que nous appelons extériorisation, la colonie, la banlieue et les camps de rétention.

L’autre caractéristique de la politique, particulièrement moderne, est son incapacité à produire un discours généralisant à application concrète. L’universalisme politique est frappé de contradiction performative. Il postule l’universalité des droits, en même temps qu’il contrevient à un ordre de «partage du sensible» entre «eux» et «nous», entre les «citoyens» et les «étrangers», entre les «esclaves» et les «maîtres», entre les «blancs» et les «non-blancs», etc.

Face à cette «amphibologie», c’est-à-dire cette difficulté de l’universalisme formel ou postulé d’être en adéquation avec sa mise en œuvre, sa concrétion, la politique se détache de la vérité pour se constituer en régime de séduction, de manipulation et d’usage édulcoré de la vérité, appelée aujourd’hui la «post-vérité».

La post-vérité est moins un concept d’épistémologie qu’un usage de la vérité comme trompe-l’œil dans un contexte d’effritement des légitimités politiques ou de la politique, qui érode la confiance citoyenne. En ce contexte d'effritement la politique se trouve contrainte de faire flèche de tout bois afin de mobiliser les passions fanatiques des citoyens. Son horizon est l’efficacité et la rentabilité. La logique de la politique devient celle du capitalisme; la politique est devenue servante de l'économique. Elle n'est structurée autour du bien-être commun, mais au nom de l’intérêt particulier ou privé qui s’affuble du projet d’améliorer les conditions de vie de tous. Ce qui compte désormais ce n’est plus le souci de dire vrai mais celui d’un dire vraisemblable.

La conception de la politique que nous élaborons contrevient à la lecture traditionnelle qui montre comment l’expérience politique prend la forme diverse de régimes allant du régime aristocratique féodal à celui de la démocratie élitaire. Cette lecture exhibant la politique moderne comme l'expérience modulée des régimes ou systèmes politiques semble réfuter l'idée que nous exposons selon laquelle la politique est un dispositif d’extériorisation, d’altér(is)ation, d’exploitation et de mise à mort. Elle a su créer des citoyens-autres, de seconde zone ou des zones d'exception, elle a su créer aussi des territoires-autres, tous au profit des pratiques d'exploitation, de profit, d'enrichissement et de jouissance. Certes, cette politique de la domination a suscité des répliques, des réactions des groupes altérisés.

 

La politique de résistance

La difficulté de la politique de sortir de son imaginaire élitiste de noblesse, d’aristocratie et d’invention d’altérités viles dont dépend l’enrichissement a suscité des réactions des infériorisés, des subalternisés ou des appauvris. Qu’il s’agisse des révoltes des esclaves, dont celle de Saint-Domingue est emblématique et paradigmatique, des révoltes des ouvriers européens au 19e siècle et des vagues de revendications de nombre de peuples dans le monde contemporain, la politique des résistances marque aussi le temps dans lequel nous vivons, mais permet de saisir la difficulté de la politique de réaliser son projet d’émancipation et de réalisation de soi des citoyens.

Nous avons soutenu que la politique moderne articulée à l’économie capitaliste produit des territoires d’exploitation et de d’enrichissement. Ces territoires enfermés dans l’exceptionnalité se mobilisent pour exiger parfois leurs reconnaissances à part entière ou leur intégration dans l’ordre de généralité des droits de l’homme et des peuples. Ces revendications, ces mobilisations exigent parfois, quand elles atteignent une certaine efficacité, la réaménagement de la politique élitiste et élitaire. On parle souvent à ce moment de démocratisation de l’accès des citoyens à certains privilèges considérés comme la chasse gardée du petit groupe de privilégiés. On parle aussi de massifcation, peut-être, pour dire que la “masse” pervertit les valeurs aristocratiques de la politique. En tout cas, une fois les revendications sont prises en compte le pouvoir politique réagit par le délaissement des espaces de privilèges accordés aux esclaves, aux prolétaires et aux immigrés (l'école en est un bon exemple pour suivre cette forme de désertion des privilégiés qui instaurent de nouvelles structures scolaires privées et coûteuses qui sont en même temps dressées en lieu d'un savoir plus authentique, plus vrai, plus noble). Par ailleurs, les structures scolaires abandonnées aux «peuples» sont décrépis, en ruine à la fois dans leur consistance physique ou matérielle que dans la qualité des savoirs dispensés et aux compétences des professeurs affectés. C’est le délabrement. Les mesures de replâtrage sont des demies mesures.

Les illustrations les plus frappantes sont l’autolibération des esclaves de Saint-Domingue et la vie des immigrés qui dans les pays occidentaux, généralement sont entassés dans des zones extériorisées; ils sont donc saisis par des décisions discriminatoires. Ces mesures en demie teinte font que les luttes pour exiger la mise en œuvre de certains droits à ces citoyens délaissés reviennent constamment.

Les esclaves de Saint-Domingue se sont battus et ont conquis de forcé leur liberté contre la politique mercantiliste de la métropole française. Pourtant, cette liberté a été vite entravée par les politiques coloniales de répression mises en place par les élites politiques, économiques et intellectuelles haïtiennes qui, s'étant de bonne heure liguées avec la bourgeoisie internationale, continuent les pratiques d’extériorisation, d’exploitation, d’altération/altérisation contre les anciens esclaves. Aujourd’hui ces pratiques prennent la forme d’un terrorisme d’État (l'état n'est plus le lieu vide de la mise en œuvre de la généralité du droit, il est devenu le lieu d'accumulation et de jouissance, inversement, il est la structure d'expropriation et d'appauvrissement) contre une société désœuvrée d’appauvris et d'arrivistes. Nous observons, à quelques nuances méthodologiques et épistémologiques près, le même phénomène dans les sociétés à «capitalisme avancé», à un haut niveau de développement technologique et scientifique, où les immigrés, les descendants colonisés et esclavisés sont retenus dans les «périphéries» de la «haute société», sont exploités et minés par le gangstérisme, le terrorisme qui y trouvent un terrain favori pour recruter les plus vulnérabilisés par le système d'injustice et de consommation. Cette politique d’extériorisation, d'exploitation, d'appauvrissement et de jouissance a la vie dure. Les luttes, les résistances peinent à s'en libérer.

Dans son aspect extériorisant, la politique moderne ne produit pas seulement la résistance comme réaction mais aussi le terrorisme et le banditisme.  Elle produit le terrorisme qui se déploie sous deux formes apparemment différentes mais à la finalité identique. Le terrorisme proprement dit d'État qui consiste à maintenir un dispositif de terreur ou d'intimidation ou de peur de l'État, monstre froid, dans la société.  Quand le terrorisme d'État se voit contesté par les organisations des droits de l'homme qui deviennent, à certains égards, la voix critique de la société, les responsables de l'État et les familles bénéficiaires des rentes invente un terrorisme depuis la société extériorisée: la société se livre la guerre contre elle-même. Ces responsables, au service des «bourgeois» rentiers, arment la société contre elle-même et créent ainsi pour eux-même la sécurité, la paix et le rapt ou le kidnapping, la peur au ventre pour les citoyens ordinaires des «classes moyennes» et des plus pauvres.  Ces citoyens, étant trop absorbés par cette réalité de peur qu'impose les exactions des «bandits» ou des «terroristes», deviennent peureux, angoissés, dociles, fuyards et impuissants. Encore une fois, sans mettre en perspective les nuances méthodologiques dans la construction de l'objet ici étudié, nous reconnaissons qu'étant une modalité de l'État moderne (haïtien), le banditisme que nous vivons ici a son pendant dans le terrorisme d'ailleurs.  Gangstérisme et terrorisme sont tous deux des manifestations de la politique de l'extériorisation et de la politique de la mourance, qui visent à administrer les citoyens par la misère, les déplacements des familles, délogées, déracinées, la faim, le viol, bref la mort à petit feu[iv].

C’est le désenchantement, l’inespérance et la défiance aux autorités politiques qui sont souvent illégitimes et versent dans la manipulation ou la peur, la répression comme formes de gouvernementalité des espérances insatisfaites ou bafouées.

La covid-19 semble offrir une heureuse occasion aux politiques de l'insatisfaction ou des espérances bafouées pour  déployer à l’échelle du monde de cette gouvernementalité par la mort imminente, que nous avons appelé, au cours d’une réflexion sur l’état de la vie dans la société haïtienne, la politique de survie.

La politique de survie n’est pas une nécropolitique comme on pourrait l'entendre à première vue. La nécropolitique, dans le sens que le propose Achille Mbembe, décrit la culture de la mort comme une nouvelle forme de la biopolitique foucaldienne. En effet, il y a paradoxalement quelque chose de biopolitique dans la nécropolitique du fait que la mort perpétrée est donnée en spectacle de manière à produire une gestion des vivants, ceux qui sont en vie, par la peur de mourir. La politique de la survie, au contraire, n'est pas un dispositif de mise à mort, mais plutôt de la mourance. Elle se refuse, en contexte de droits humains, à donner la mort, elle laisse mourir à petit: on devient spectateur de sa propre mort dans la décrépitude la faim (par la destruction des structures de production nationale, sources d'autosuffisance et d'autonomie), de la maladie (par le fait de ne pas construire des hôpitaux et laisser les citoyens à la merci de l'assistance pernicieuse des ONG et des organisations internationales), etc. Elle choisit de faire des citoyens qui auraient dû mourir d’assister à leur propre dépérissement chronique. Elle ne donne pas la mort, elle produit du mourant. La mort n’est plus expéditive; elle devient sadiquement toucher, caresse mortifère qui dégouline la vitalité dans la décrépitude, la déchéance. La vie est réduite au souffle, à la respiration. Tel est la fonction qu'il faut reconnaître au dispositif qui produit les affamés, les sans-abris, les impuissants, les dépouillés de l’espérance dans la vie sociale.

La covid-19 intensifie cette politique de la mourance et facilite la mise en place du dispositif de contrôle symbolisé par le masque – la politique a toujours exigé une certaine visibilité et identité. Avec le masque tout cela est caduc. Que pourra être une politique de masques, faite de masques? Ce sera une politique de tous les coups sont permis.  La covid-19 rend réel un dispositif de surveillance. Dans de telle condition, c’est la liberté entendue comme le droit de se déplacer qui est hypothéquée ou confisquée. Confiner chez soi, c'est voir la liberté du déplacement comme l’affaire unique des autorités et de leurs sbires. Ce sont les terroristes qui se déplacent pour aller semer la peur et inspirer une politique de répression et d’intervention. Ce sont les chefs d’État qui se déplacent pour signer des traités de peur, puisqu’il est souvent question dans ses traités d’intérêts -de ce qu’on doit céder, de ce qu’on entend conserver. Si les autorités peuvent circuler ainsi que leurs bras armés intimidants, la majorité des citoyens sont confinés et sont sommés de se perdre dans la peur, l'angoisse et la manipulation qui s'ensuit. Plus de proximité ou d’intimité, plus de camaraderie ou d’amitié: la solitude forcée ou la vie distanciée devient la forme de vie des citoyens: à quoi peut conduire une politique de la solitude des citoyens confinés? À bien remarquer, amitié, intimité, camaraderie qui sont du registre de l’affectivité, que la politique avait du mal à contrôler, sont tombées sous le coup de la politique de la surveillance et du contrôle. C’est donc la vie, dans son expression la plus radicale et autonome, qui est saisie et mise sous contrôle; c'est le temps intime, le «sentir pur» (Michel Henry) qui sont entrain d'être réifiés pour faire advenir l'homme mou.

Michel Henry est le phénoménologue de la passivité, de la vie comme passivité. Pour lui, l'affectivité est la voie fondamentale qui mène l’homme au monde. Si elle est passive, il est à admettre qu’au fond de cette passivité gît une activité primordiale en dehors de laquelle passivité et activité ne sont plus possibles; la vie est ef-fort. Michel Henry appelle ce sens primordial le “sentir pur”, qui est un sentir sans objet; c’est le sentir en tant qu’il se sentit, qu’il se dresse en son objet propre. Il s’agit d’une réalité phénoménologique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une réalité psychologique ou sociale ou matérielle, mais d’une réalité qui pose les conditions de possibilité des choses du monde, lesquelles sont préalablement senties. Le dispositif de contrôle qu’inspire en le renforçant la Covid-19 tente d’agir sur cette faculté phénoménologique en la structurant dans les formes de l’impuissance. Il entretient la vie solitaire et recluse. Or ce style de vie risque de générer le sentiment d’être de trop[v], d'être superflu, d’inconfiance et de soumission. Nous assistons à l’institution d’une affectivité affectée, qui devient pure passivité, pure soumission.

Dans cette perspective, le capitalisme contemporain invente le style d’homo consumeris idéal, perdant sa faculté de discerner et sa perspicacité. Cette temporalité qui naît de cette dynamique est l’expérience d'un temps nu et vide. Elle se manifeste comme le sentiment de n’avoir pas de temps pour soi. En effet, le temps du confinement, devenu temps confiné, est saturé d’un instant d’angoisse. Il est couvert de l'ombre mortelle de sa probable évanescence dans létalité de la Covid-19, vu qu’aucune protection ne sauve certainement, mais écarté l’éventualité de la contamination, qui peut se produire au détour d'une petite négligence ou par un acte de bravoure qui tente de sauver ceux-là qui sont infectés.

 

***

Dans les deux cas recensés pour décrire et nommer le temps dans lequel l'humanité vit, nous avons constaté que la temporalité, l’expérience vécue fondamentale des hommes, prend les formes de l'incertitude, de l’angoisse et du dépérissement affectif de l’insignifiance. Dans les deux cas, la mort imminente devient la modalité de la vie humaine. Donc, notre temps est celui de la mort à petit, celui de la thanatophilie patiente et jouissive. Notre propos serait incomplet si nous nous étions arrêté à ce seul constat.

Cette temporalité est la conséquence ou le pendant d’une autre, celle de la rentabilité ou du profit. Max Weber est celui qui a eu la plus grande lucidité, lorsqu’il a caractérisé le capitalisme européen par le “profit”. Évidemment, il faut penser le profit à partir de la mystique ascétique protestante pour dégager toute la portée de son usage économique et saisir du coup l’aspect corrosif du capitalisme et sa façon d’épuiser la vie, d'éroder la vitalité. Cette analyse, nous l’avons tentée dans un article disponible en ligne (Critique caribéenne de la raison capitalistique…), nous précisons toutefois que l’ascétisme protestant qui est à l’origine du capitalisme prend ses racines dans une vision théologique de l’homme pécheur qui doit se racheter par le travail; de l’âme qui doit se libérer du corps par la domination de ce dernier ou sa mortification. Ce schéma théologique et métaphysique a inspiré l’anthropologie qui a inventé les altérités- corps-musculatures que le sujet (européen chrétien blanc)-esprit-raison doit dominer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Rappelons que la mort n’est pas la cessation de toute forme de vie, mais l’émoussement de toute vitalité volitive, intellectuelle offrant la mécanique du corps à la rentabilité du capitalisme. C’est à la phase ultime de ce processus de zombification que nous nous trouvons où la raison se fait incantation et le corps perd son affectivité volitive.

Il est urgent aux peuples altérisés du monde de se faire vigilants et intolérants. L’imaginaire haïtien où gît la mémoire vivante du capitalisme occidental permet de supposer que la phase de zombification - celle l'émoussement volitif - précède une autre plus désastreuse, celle de la bestialisation où la morphologie humaine est transmuée en morphologie de la bête, où le goût est transmué en saveur bestiale et bestialisante. C'est le capitalisme dans son expression la plus vraie, la plus irréductible, le cannibalisme. Enfin si notre temps est celui de la zombification-bestialisation traduisant la phase suprême du capitalisme, armons-nous du sel de la lucité, de la ruse pour contrecarrer ce qui advient et inquiète. Au temps du non-temps du sentir pur maintenons-nous dans la résistance, écoutons la voix de la vie comme débordement, jaillissement, irruption. Seule façon de déjouer la surveillance et le contrôle; soyons imprévisibles!

 

Edelyn DORISMOND

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH

Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris

Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education à la Citoyenneté)

 Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP



[i] Au cours des discussions qui ont suivi notre intervention, il nous a été reproché de prendre la question du temps dans une perspective déracinée, trop éloignée de la société, qui ne tient pas compte du «temps haïtien», du «temps de la militance», etc. Ces préoccupations qui sont légitimes n'ont pas retenu notre attention de manière explicite, mais sont présentes à la fois dans cette intervention et dans certaines réflexions que nous avons commises dans certaines de nos publications antérieures. Nous nous y sommes intéressé au temps de la militance pour suggérer que le militer haïtien se manifeste dans une temporalité coloniale qui consiste à reconduire les pratiques coloniales de la politique de l'État moderne, soutenu par des groupes familiaux ou des groupes d'intérêt qui, ayant la mémoire du pouvoir et la maîtrise de sa grammaire, ont toujours une coudée d'avance sur ces militants qui ont horreur de la pensée critique. L'histoire politique ancienne ou récente de la société haïtienne a fourni assez de données pour comprendre les pièges dans lesquels ont été pris nombre de ces militants qui sont devenus bras de lance de ce qu'eux-mêmes appellent avec un ton sado-masochiste la «classe dominante». Ces déceptions, auxquelles conduisent ces égarements souvent bien calculés, ont créé des défiances ou des désaffiliations des citoyens à ces «militants» qui ne sont même pas en situation de prendre la mesure de leur maigre provision politique et de ce qu'exige cette désaffiliation. Nous ne nous lasserons de leur conseiller de prendre la voie longue du questionnement et de l'autoanalyse, au lieu de se perdre dans des quêtes infructueuses de bouc-émissaire: le renouvellement du militantisme haïtien est à ce prix.

 En ce qui concerne le temps haïtien qui peut être abordé à partir de diverses perspectives, nous avons proposé, évidemment de manière allusive, par moment, et parfois de manière soutenue, que le temps haïtien est celui d'un temps contaminé. Lors de la première vente signature de notre dernier livre, Le problème haïtien, nous avons proposé une tentative de conceptualisation contre l'herméneutique existentiale de Heidegger qui décrit l'expérience de l'angoisse de la mort comme condition centrale de l'existence du dasein. Nous avons repris très rapidement cette analytique du dasein pour montrer que ce que les Haïtiens font comme expérience, depuis la câle du bateau, dans la fournaise coloniale et aux vicissitudes despotiques de la longue période nationale, répond à une imminence de la mort que Heidegger ne permet pas de nommer ni de comprendre. La mort pour Heidegger est certaine par sa possibilité, incertaine par le temps de son effectivité. Pourtant dans l'expérience politique haïtienne, elle est à la fois certaine par sa possibilité et son effectivité, du fait qu'elle est imminente dans la quotidienneté des citoyens haïtiens ordinaires, pris par le dispositif de mourance (manifesté par l'absence de politique agricole, de politique de santé publique, par la faim chronique de plus de 50% de la population pour laquelle on fait appel constamment à l'assistance alimentaire de la communauté internationale. Ce dispositif entretient la mort et la peur sous les feux des policiers, des bandits, et aujourd'hui, au moyen de la létalité de la Covid-19). Certes, nous admettons qu'une telle réflexion mérite d'être approfondie, mais on ne saurait ignorer la présence de l'expérience haïtienne dans ce nous tentons de mettre théoriquement en place. Un tel travail, qui sera amplement développé, est déjà en chantier et exige un temps de maturation pour mieux dégager les perspectives et leurs enjeux. Un enjeu anthropologique important se précise de cette réflexion. Il consiste à montrer le mode d'expressivité de cette expérience de la mort, de la temporalité post-esclavagiste, dans l'expérience vécue haïtienne, particulièrement dans la politique. Nous aurons à analyser la formule trayi la mouri la. Cette formule qui semble trouver sa mise en scène dans certaines sociétés dites secrètes, qui en font leur devise, porte une culture du temps comme urgence. La concordance entre les deux espaces («la») exprime une exigence immédiate d'en finir à la trahison par la mort en même temps. Dès lors, le temps haïtien n'est pas celui du référendum, des élections ou des résistances pour les entraver (certains nous ont fait croire qu'il s'agit des fondamentaux pour penser le temps haïtien), mais celui de se livrer dans une mise à mort, orchestrée par le «pouvoir» et les «oppositions» qui s'entendent en cherchant à s'annuler l'un l'autre, parce que chaque groupe se persuade que l'autre a trahi tout en mettant en danger la vie sociale. Donc, la question du temps est centrale dans nos réflexions qui exigent une certaine attention et fidélité à aller jusqu'au bout de nos argumentations.

[ii] Rappelons que cette thèse ne vise pas à casser les luttes légitimes des peuples contre le pouvoir prédateur. Au contraire, elle entend signaler qu'une vulgate démocratiste a habitué les uns et les autres à une vision du pouvoir comme bien du peuple souverain, alors que tout dans l'histoire politique contredit cette vulgate. Les formes diverses d'exploitation ou de domination d'un petit groupe s'autoproclamant «nobles» appartenant à une généalogie remontant aux dieux/Dieu sont l'expression d'un statu quo qui défend l'ordre politique contre le grand nombre au profit de ce petit groupe. Il est important de lire la politique dans son réalisme afin de mieux répondre à son dispositif lénifiant d'illusions. Lors que nous posons que le pouvoir est d'origine divine et que cela conduit à un régime d'exploitation, d'extériorisation et d'altérisation/d'altération, les luttes devront prendre plusieurs étapes pour arriver à son objectif. D'une part, il faudra commencer par déconstruire l'ordre narratif, mythologique, théologique et philosophique qui construit ce monde dualiste d'en-haut et d'en-bas. D'autre part, les «militants» devront se défaire eux aussi de l'imaginaire ancien du mythologico-thélogico-philosophique, en procédant à la mise en œuvre d'un nouveau régime narratif qui pense que la nature, mère commune, propose l'égale jouissance de ses biens à tous - les plantes, les animaux et les hommes-. Donc, c'est vers une écologie inclusive que doit tendre cet ordre narritif, qui devra aussi susciter en l'homme un nouveau sentiment d'appartenance, celui de la commune fragilité des êtres dans la nature. La nouvelle éthique se fondera sur la disponibilité entendue comme le mode d'être qui nous porte à constamment laisser une place vacante pour l'arrivée éventuelle d'un vivant quelconque.

[iii] Nous renvoyons le lecteur à Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l'Europe 990/1990, Paris, Aubier, 1992; «La guerre et la construction de l'État en tant que crime organisé», Politix, Revue des sciences sociales du politique, 2000, n°49, pp.97-117. Norbert Élias, La dynamique de l'occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975. Carl Schmitt, Le nomos de la terre,  Paris, PUF/Quadrige, 2012. Edelyn Dorismond, «Préface» à  Géraldo Saint-Armand, Politiques de l'insécurité, Port-au-Prince, Éditions Étoile Polaire, 2021.

[iv] Les déplacements des citoyens de Bel-Air, de Martissant, etc. résonnent aux déplacements des soudanais, des yémenites, etc. Ils sont tous produits par la logique de l'État moderne qui ne peut exister véritablement que par l'extériorisation des forces non contrôlables que le système de travail du capitalisme ne parvient pas à dociliser par le travail ou par leur mise à mort dans des pratiques de guerres intestines.

[v] Nous conseillons vivement au lecteur le roman d'Ivan Tourguenieff, Un homme de trop, qui illustre parfaitement l'expérience intime et pyschologique de l'homme de trop.

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