Se soutenir : La capabilité haïtienne à l'épreuve.


 Essai d'anthropologie philosophique en terre post-esclavagiste


« Dès lors, entre les "deux sociétés " qui se sont développées, l'une méprisant et exploitant l'autre, il n'y a pas eu de liens suffisants pour cimenter un sentiment généralisé de fierté nationale, pour engendrer un sens de solidarité dans la lutte quotidienne pour des réponses valables aux problèmes communs , pour encourager la reconnaissance de vrais leadership sans considération de classes et de couleurs, enfin pour catalyser les efforts et les énergies nécessaires à la réalisation du bien-être collectif ». François Latortue, " Préface"   à "Lyonel Paquin, Les Haïtiens.  Politique de classe et de couleur, Port-au-Prince, 1988.

 



On lit généralement Gouverneurs de la rosée comme un grand livre de littérature dont les thématiques de la résistance, de la lutte contre la désolation de l'existence humaine et de la promesse des formes de solidarité sont traitées dans leurs extrêmes conséquences. Pour nous, il est un grand livre pour d'autres raisons. C'est un grand roman qui met en scène un aspect négligé de l'anthropologie philosophique qui se fait souvent optimiste ou pessimiste, en laissant de côté la dimension poïétique de l'homme souffrant, de l'homme en prise avec les formes les plus brutales de la domination, de l'exploitation qui réduisent l'homme et la nature en rébus du monde capitaliste. La deuxième raison pour nous de considérer ce roman plus qu'un roman : sans s'y arrêter explicitement le roman de Jacques Roumain nous force à nous demander que s'est -il passé aux gens de "Fonds-Rouge" pour connaître cette lourde misère qui présente la mort collective comme évidente à la conscience de la vieille Délira Délivrance : "nous mourons tous...” ?

En réponse à cette question, nous avançons que Gouverneurs de la rosée peut s'entendre comme l'accusation implicite à la fois au système économique d'exploitation nationale ou internationale et à l'indifférence de l'État haïtien face à des citoyens abandonnés à leur misère, leur pauvreté et à la difficile union (entre les Haïtiens mus par des récits concurrents) qui aurait donné naissance à un semblant de communauté. En ce sens, en plus que le roman peut être lu comme une mise en forme esthétisée saisissante de l'histoire économique et politique haïtienne, il est -peu importe la forme de la mise en intrigue- une clé de compréhension de la société haïtienne prise entre la mort sociale du grand nombre, incompté, méprisé, voué à une mort certaine que Délira voit venir et un abandon assumé de l'État confisqué par les élites économiques et politiques sous le fond d'émigration des plus jeunes[i].

            De ces considérations liminaires, s'impose à nous une question d'une profonde gravité, qui a le relent du catastrophisme. Ce ne serait pas trop de verser un peu en ce temps propice à l'angoisse dans le catastrophisme ou l'alarmisme, vu le désastre sanitaire, symbolique, économique et politique qui traverse la société haïtienne, vu l'impuissance qui mine les citoyens exposés à la fragilité de leur condition d'existence, en proie à la décrépitude de leur être. Cette question nous invite à nous demander, vu l'état de la situation sociopolitique, économique, sociale et culturelle actuelle, si nous sommes capables de nous soutenir.  

En vérité, la question, telle qu'elle est formulée, renferme à première vue une redondance liée à la relation de l'auto-soutenance et de la capabilité. Nous devons la reformuler en la précisant. Être capable fait déjà signe vers le fait de pouvoir soutenir ou se soutenir. Donc, l'auto-soutenance renvoie à l'expérience anthropologique fondamentale, celle de l'épreuve de soi qui, elle, indique que certaines ressources phénoménologiques ou anthropologiques sont disponibles pour faire face à la "désolation" à laquelle nous imposent des leaders politiques sans grandeur d'esprit, des entrepreneurs économiques arrivistes, avares et sans grandeur d'âme. Il n'y a que la grandeur d'âme et l'ouverture d'esprit qui puissent nous faire rencontrer le sens de l'humaine condition et comprendre la nécessité éthique de ne pas appauvrir l'autre jusqu'à la mort, parce qu’appauvrir l'autre consiste à s'appauvrir soi-même et appauvrir le monde en le privant de toutes les joies possibles.

Or, il est question de cet appauvrissement dans l'histoire de la société haïtienne, que Jacques Roumain se représente de manière déchirante. C'est en étant conscient de ce travail d'appauvrissement du monde et des hommes que nous formulons la question sur la capabilité[ii] haïtienne. Lorsque nous observons l'aspect cuisant du dépérissement de l'humain dans la société haïtienne, il devient urgent -sans nous donner à une passion de l'urgence, ni à un urgentisme qui a du mal à prendre de manière sensée la mesure de ce qui s'impose comme urgent. L'urgence ici ne prétend pas suivre le cours de l'actualité et prend des allures changeantes au gré des actualités -, de penser ce dont sont capables les Haïtiens pour remonter la pente raide de la désinvolture en tournant le cap vers le respect de la dignité humaine, de la solidarité dans l'épanouissement. Mais, nous sommes certains qu'un tel changement de cap n'est possible qu’en dehors de l'épreuve propre de soi, c'est là selon nous le sens fondamental de la capabilité. D'où notre question reformulée, plus explicite : de quoi, nous, les Haïtiens contemporains, sommes-nous capables pour vivre en toute dignité ? Avons-nous assez de ressources ("intimes") pour honorer l'humanité en nous, pour contrecarrer l'épreuve de la déchéance en pariant sur la grandeur intrinsèque de l'homme (dans le sens de l'infinitude de l'homme reconnue par Blaise Pascal) ? Autrement dit, avons-nous assez de ressources (de culture de la grandeur, de l'immensité de l'homme) pour contrevenir à cette dynamique bestialisante qui nous assaille et nous fait patauger dans l'ambiance nauséeuse de la petitesse, de la corruption, de la chute vers l'in-humain ? Sommes-nous en mesure, si d'aventure nous serions la seule communauté humaine à survivre de on ne sait quelle catastrophe - comme Robinson Crusoé-, de sauver l'humanité ?

La dernière question entend suggérer que nous sommes aussi témoins de/dans l'humanité. C'est un devoir fondamental de ne pas laisser périr notre appartenance à l'humanité caractérisée avant tout par le sens éthique de la vie (la vie humaine comme grandeur absolue), et la vie bonne que nous devons réaliser ensemble. Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette question. Nous soutiendrons, pour y proposer quelques éléments de réponse, que l'impuissance (la difficulté haïtienne à se tenir dans la grandeur et à agir ensemble vers la mise en œuvre de cet idéal de grandeur) à nous raconter ensemble a produit des diffractions dans l'identité nationale-imaginaire certes- qui devrait conforter une expérience de la capabilité en direction du commun et favoriser l'institution d'une communauté politique d'existence et d'espérance, une communauté de puissance d'action politique. L'enjeu de cette difficulté à nous raconter, à produire des mémoires partagées montre une corrélation étroite entre récit, mémoire et affectivité d'une part, une autre corrélation entre difficulté à se raconter et impuissance d'action. Cet article entend proposer une voie de sortie par la mise en œuvre de la possibilité de se raconter à plusieurs.

 

 

I- Affectivité affectée. Le risque du raturage ontologique et le risque de devenir dans la créativité. Une courte anthropologie de la subjectivation asservie.

 

La formation de l'homme haïtien s'est constituée sous le fond de l'affectation, sorte de toucher brutal et incisif qui a produit à la fois le traumatisme de l'être fortement touché. Sa sensibilité, sa capacité à sentir, à s'ouvrir au monde, devient une complainte répétée et une forme de créativité politique qui favorise davantage la promotion d'une subjectivité souffrante, cramponnée à elle -même, à sa petite portion d'existence puisqu'il lui est difficile de s'ouvrir, puisqu’en de telle condition, l'ouverture à l'autre devient une déchirure douloureuse et insupportable de soi. S'il est vrai que la Révolution de 1804 a passablement occasionné la mise en commun (et de manière éphémère) des forces de résistance, il n'est pas incohérent de dire aussi que l'expérience de l'esclavage a produit un solipsisme social qui prend la forme de poches de relations de groupes ethniques ou historiques annulant au fur et à mesure l'institution d'un commun politique, compris comme le seul commun capable, même sous fond de conflictualité, de penser les différences et les identités. L'affectation fondatrice qui se précise par la prégnance de la douleur, de la souffrance, du mépris et de la violence conduit à une diminution de l'être, à une faiblesse d'être. Tel est le nœud principal à démêler pour comprendre l'impuissance politique de la capabilité haïtienne à se renforcer dans l'être, au lieu, au contraire, de s'enfoncer dans l'être diminué considérant. Nous devons démêler notre tendance à nous diriger vers le non-être, vers l'effacement de l'être au profit de l'insignifiance, qui prend la forme de l'expérience vécue de l'érosion de soi comme être signifiant.

Qu'est-ce que l'insignifiance ? L'insignifiance est la résultante des conditions sociales de destruction des sensibilités humaines qui deviennent incapables de rendre possible le toucher constructif de monde. Elle est donc incapacité, sorte de réalité paradoxale, puisque l'incapacité est capacité au privatif, capacité à se priver de ce qui restaure l'être dans le devenir. L'insignifiance est cette capacité privative qui produit des émotions destructives d'estime de soi. Détruisant l'estime de soi, socle de l'action dans le monde, elle est incapacité à produire de monde, du sens. Elle est impuissance.

Cela conduit à plusieurs considérations anthropologico-phénomenologiques. Le toucher brutale ne détruit pas la sensibilité, elle lui enlève sa force créatrice. Elle devient une sorte de moulin à vent qui tourne à vide, qui ne produit que du vent. Du point de vue politique cette sensibilité qui tourne sur elle-même dans une lamentation socialement improductive, même si dans certains cas ou domaines d'activité, on prétend déceler une grande productivité artistique ou culturelle. Alors que cette productivité observée ne fait que brasser quelques données de l'habitus collectif. Cette productivité n'est pas encore tout à fait l'exploration des possibles, la créativité émancipatrice, car la sensibilité créatrice est, elle aussi, happée par le toucher originel, qui donne à l'histoire, à la littérature, à la politique, à l'économie haïtienne sa course faite de passion de l'autre, le blanc, le chrétien, faite de rejet de toute tentative proprement haïtienne de faire monde, le vodou, le créole, etc. Nous épuisons notre créativité à mettre hors-jeu nos créations originales à la recherche du mimétisme. Price-Mars avait décrit cet élan à l'ambivalence par le "bovarysme".

La deuxième considération part de cette constatation : la créativité haïtienne, mise à part celle qui se donne à voir dans le vodou et en partie dans la peinture, promeut un réalisme (merveilleux ?), qui a l'air d'une complicité avec le réel quotidien (c'est la thèse de René Depestre qui définit le réalisme merveilleux par la prégnance du merveilleux dans la quotidienneté haïtienne). Donc, il accuse une forme d'impuissance à se décoller de cette quotidienneté pour libérer les imaginaires vers les possibles : en effet, la peinture naïve haïtienne présente de manière impressionnante le foisonnement bigarré la vie quotidienne haïtienne. L'absence de perspectives montre les décors par des formes d'indistinction, de fusionnement, qui traduit clairement le mélange spiraliste apportant au réel une perception de formes en gestation. Toute cette dynamique a la forme de volutes qui dessinent des formes   instables).

Enfin, c'est la troisième considération, nous avons du mal à explorer les possibles, à leur donner des formes distinctes qui seraient autant de manière de textualiser le monde haïtien. L'absence d'une textualisation formalisée autour d'une grammaire constituée présente l'expérience haïtienne du monde comme l'émergence de formes non précises. Du point de vue, phénoménologique, nous considérons que la subjectivité haïtienne s'englue dans la matière du monde, celle de la douleur, de la souffrance liée aux violences esclavagistes du capitalisme. La difficulté à explorer les possibles est donc la difficulté à textualiser ses souffrances vers des espérances libératrices.

Le possible est une catégorie du devenir, mais il a sa matrice ontologique au passé. Il n'y a de possibles que ce qui a eu lieu tout en cessant de se produire autrement. Le possible est l'être comme il a été mais autrement. Le comme qui marque la comparaison et non l'identification trace un écart entre l'être et l'avoir été et produit le possible comme l'être-autrement. Écart, mais non rupture. La créativité exige un travail préalable sur le passé, qui est un travail d'écart pour faire advenir autrement que ce qui a eu lieu. Créer c'est prendre de l'écart sur l'expérience des choses du monde, sur le passé pour ouvrir les perspectives possibles d'autres mondes. De cet écart doit venir l'être autre (ment) du passé. La créativité est donc capacité à créer des brèches dans les bornes du temps de façon à installer la dissemblance entre le passé et le présent, et rendre l'avenir comme promesse d'être autrement. C'est face au difficile avènement de cette créativité liée à l'affectation originelle, de la mise en œuvre de cette brèche que les haïtiens sont soumis aujourd'hui. Il est signe ou symptôme de quelque chose.

Avant d'être écart au monde, la créativité est d'abord écart à soi. Elle est l'expérience d'un chiasme qui lie soi à soi-même en même temps qu'il maintient l'écart de la différence de soi à soi-même. La créativité est capacité à mettre en œuvre une identité différentielle qui est expérience de la difficile coïncidence de soi à soi, de l'impossible rencontre définitive de soi à soi que nous observons dans deux expériences limites, l'illumination mystique et la pathologie psychique de la sensibilité ankylosée. C'est cette dernière qui nous préoccupe.

La quatrième considération veut que la créativité soit écart dynamique, énergétique de soi à soi par lequel passe la dynamique créatrice de l'écart de l'homme au monde. Quand l'écart est annulé dans l'expérience traumatique du toucher, tel que nous l'observons dans l'expérience esclavagiste, l'écart au monde est réduit ; il y a risque de faire écraser du monde. Ce qui conduit à un faux attachement à soi et au monde. Ce qui conduit aussi à une difficile ouverture à soi et au monde. Le toucher traumatique entrave la subjectivation normale, qui se ruine dans la compulsion de répétition.

La compulsion de répétition propose un cadre d'interprétation importante de ce qui nous préoccupe dans l'expérience de l'auto-soutenance des Haïtiens de la génération actuelle et des générations antérieures. Elle sous-tend d'une part une compulsion, une énergie comprimée, un flux qui par nature devrait se répandre, mais se trouvant compressé par une enclosure qui produit un reflux continu sur soi. La répétition découle de cette enclosure qui fait tourner en forme circulaire (sous la forme du serpent qui se mord la queue en s'inclinent à coup sûr une souffrance sans fin si la circularité ne se brise pas) l'énergie qui se prend elle-même pour son propre objet. Sa force innovante devient réduite au profit de sa force répétitive et asséchante. Du point de vue de la psychanalyse, cette énergie bloquée, du moins qui tourne sur elle-même, arrive à cause d'une rencontre malheureuse (portée par une relation asymétrique de domination ou de violence -juridique ou morale et religieuse- imposant l'expérience de la mort à autrui), d'une malencontre qui entrave le destin créateur, l'élan créateur de l'homme. La force du blocage traduit la force du choc, et le trouble perturbateur qui en résulte.

La compulsion de répétition comprend en son origine une commotion, une é-motion qui n'a pas pu s'extérioriser ou s'ex-primer. Imprimée au départ, elle s'est comprimée faute de s'ex-primer. C'est encore l'idée de l'écart qui revient en montrant que l'expression est l'écart de soi avec soi. Le problème de la création est le problème de l'expression (Gilles Deleuze). Celui du déploiement de quelque chose qui s'est trouvé enroulé, enveloppé dont le propre est de s'exprimer, de déployer ou s'expliciter.

Le nœud conceptuel qui est en jeu dans l'expression est toute la question de la dunamis, de l'énergie créatrice, qui anime l'homme, à côté de la réflexivité éthique qui est au cœur de l'écart. En effet, la dunamis que nous définissons comme l'énergie vitale créatrice qui caractérise les êtres prend une forme spécifique chez l'homme. Elle est d'abord énergie, énergie vitale, énergie vitale créatrice qui renferme un élan proto-éthique. En ce sens, chez l'homme la dunamis est tension entre le simple élan vital et l'élan vital créateur, qui se manifeste par l'introduction de la dimension axiologique au sein de la vie, du Zoé. Chez l'homme le Zoé et le Bios sont en tension en attirant l'homme vers la naturalité biologique et vers l'éthicité du social -symbolique.

Le choc qui produit le blocage de cette dynamique et la rabat à la répétition, au tournoiement coupe en partie, cela ne se manifeste jamais de façon intégrale, l'énergie créatrice éthique de son soubassement biologico-affectif aussi bien qu'il coupe le biologique de son élan éthique. Telle est la source de l'impuissance. L'impuissance n'est pas l'absence de puissance ou sa privation. Dans un contexte anthropologique établi sur la dunamis l'impuissance est la neutralisation des forces se bloquant mutuellement ou la coupure interdisant aux forces de se nourrir les unes les autres des vertus respectives de chacune.

En réalité, ce que nous constatons comme difficile soutenance de soi des Haïtiens peut trouver son explication dans cette tension. Toutefois, il faut y ajouter un élément supplémentaire qui rend plus explicite ce que nous désignons de tragique haïtien, et qui pourrait expliciter, en reprenant la préoccupation d'Edmond Paul, les causes de nos malheurs et justifier ce qui a été vu de manière sommaire par Firmin, l’effort dans le mal. Nous avons montré que l'écart étant réduit, la créativité humaine devient plus maigre et cette situation place l'homme dans une proximité parfois crasseuse avec la terre qu'il peine à transformer en monde. Il se passe dans cette situation de tension dérivée quelque chose qui se joue au fond de l'affectivité humaine que nous avons décrite par la tension primordiale de l'énergie vitale et de l'énergie vitale créatrice. Le tragique se manifeste lorsque l'écart entre les deux formes de l’énergie disparaissent et font émerger une cassure entre la vitalité, la créativité et l'éthicité, laquelle cassure prend la forme du difficile passage de la vitalité à l'éthicité, du fait à la norme, de la réalité à l'idéalité. Quand cette cassure se produit la vitalité que nous plaçons du côté de la naturalité biologique tourne sur elle-même et perd l'ouverture de la promesse de l'éthicité (de la norme, de l'idéalité), qui est l'ouverture de l'homme à l'idéalité forcément émancipatrice.

La promesse ne peut pas être compréhensible sans l'articuler à la libération de l'homme des nécessités biologiques. Nous pensons l'éthicité comme pendant à la vie biologique bien qu'elle se trouve intimement liée. Sur ce point c'est le vocabulaire de Spinoza qui nous sert de point d'attache. Sans trop verser dans la scolastique philosophique qui consiste à commenter de manière fatigante les thèses et concepts centraux des auteurs, disons que chez Spinoza, ce que nous avons désigné d'affectation est définie comme un mode de rencontre de la pensée et du corps. Dans cette rencontre, il se passe parfois un quelque chose de l'ordre de l'événement qui diminue la puissance du corps et de l'esprit. Cette impuissance prend le sens d'une entrave à la liberté de la raison. Cette liberté qui se comprend comme aptitude à augmenter la puissance de la raison et du corps dans l'être, trame une attache intrinsèque de la liberté et de l'être qui exige que la liberté ait pour statut ontologique l'être, entendu comme réalité fondamentale par laquelle tout se tient et prend sens. Il est puissance, comme aptitude à augmenter son être de manière à rester dans l'être contre toute tentative de diminution de l'être. L'intérêt pour nous de cette transition par Spinoza est qu'elle permet de penser l'être déjà comme l'être fondamental, maximal, comme puissance ultime dont la modalité est l'augmentation d'être. En ce sens, il est résistance à la diminution d'être ou à l'impuissance. Tout de l'être résiste au risque de sa diminution, de son impuissance qui est moindre être. Du point de vue de l'anthropologie phénoménologique ou fondamentale que nous élaborons, l'impuissance est essentiellement souffrance et passion (passivité). Elle est avant tout souffrance puisqu'elle est tension entre désir d'être, conatus et vécue d'être diminué. Le nom propre de la souffrance est diminution de l'être au regard d'un désir d'être. Dit dans un autre langage, la souffrance traduit la contradiction in-surmontée de l'être et du mieux-être, du vécu et de l'idéal.

Cette appropriation que nous avons faite de Spinoza permet de porter un diagnostic plus optimiste tout en indiquant par quel endroit le problème haïtien se pose et où il faut commencer le travail de l'émancipation. Spinoza fixe la liberté comme modalité de l'être de raison. Ainsi il permet de dénoncer les formes de servitude en même temps qu'il justifie la nécessité de la liberté qui, d'une certaine manière, est irréductible à tout être de raison. En ce sens, le diagnostic que nous tentons sur la société haïtienne explicitant les forces négatives qui travaillent les structures sociales, politiques et culturelles de la société est aussi une manière d'en scruter les perspectives de libération. Prise dans cette perspective, nous pouvons déceler dans le trauma, dans ce que nous avons appelé la compulsion de répétition, à la fois la souffrance qui se vit et le désir d'être qui s'impose, à la foi la complainte qui prend la forme de l'autoflagellation et l'espérance de libération.

Cependant, nous ne devons pas prendre avec trop d'enthousiasme l'espérance spinozienne qui n'a pas suffisamment pensé les formes de sédimentation qui sont autant de modes corporels de la pensée ou de modes spirituels du corps qui s'affrontent dans une tension dont la temporalité n'est plus le flux qui se déploie sans reste mais la durée qui est circulaire et insistante. En introduisant la forme sédimentée des expériences de corps et de la pensée dans l'élaboration de la pensée de libération, l’anthropologie fondamentale complexifie certainement la question de la libération en insistant sur l'aspect "résistant" (Georges Devereux) de l'affection et invite en conséquence à une plus grande patience afin d'expliciter les entremêlements des expériences affectives et les divers procédés de les démêler et délivrer la force créatrice de sa matrice enroulante.

La compulsion de répétition est donc la manifestation d'une sensibilité prise de trauma qui coupe le lien de créativité entre vitalité et éthicité. À force de tourner à vide, elle tarit les possibilités d'inventivité qui se réduisent à une pratique d'auto-consumation, d'autoflagellation. Celle-ci traduit la phase au cours de laquelle l'impuissance se transforme manque d'estime et haine de soi, qui est l'affection d'une conscience incarnée qui ne se tolère pas dans la diminution de son être s'en prenant à elle-même au nom de l'être. La haine est la manifestation de la double conscience fanonienne, qui se fait un procès d'être au nom de l'être[iii] de la puissance de soi se trouve diminuée et la vie subjective pâtit. La subjectivation est à ce moment faux devenir d'un sujet enkysté dans la puissance affaiblie ou d'impuissance, le manque d'estime de soi, la difficile épreuve de soi dans la capabilité.

Par se soutenir, duquel nous tirons le titre du présent article, nous entendons prendre la mesure du "se" qui doit soutenir soi-même. Le "se" ou le soi renvoie à ce que Paul Ricoeur appelle l'ipséité pour traduire le fond essentiel de l'"herméneutique du sujet". En effet, tout ce que nous avons esquissé jusque-là dans cette section concerne bien une sorte d'herméneutique qui se veut le premier moment critique d'une anthropologie fondamentale, qui cherche à redresser les tords (les coups tordus) des violences esclavagistes et du despotisme de l'histoire sociale, économique et politique haïtienne et, en un second temps qui est le nôtre, déconstruire les sédimentations qui ont produit des corps sclérosés, des pratiques retorses qu'on parvient difficilement à défaire de leurs mécaniques  handicapantes. Là où Paul Ricoer[iv] s'est préoccupé de penser de manière positive les formes de "pouvoir" (pouvoir de dire "je", pouvoir d'"agir") qui rendent possible l'expérience de la subjectivité parlante et agissante dans la promesse, nous sommes au contraire en situation, dans le cadre post-esclavagiste de la société haïtienne, de penser non les conditions de possibilité de la reconnaissance, mais les impasses émancipatrices de la reconnaissance dans un contexte social, culturel et politique de domination, d'exploitation et d'extériorisation. Nous sommes avant préoccupé par les formes d'affectation qui ont diminué (la puissance d'agir des) Haïtiens dans l'être tout en maintenant la nécessité de délivrer les corps de leurs trauma ou entraves en vue d'inaugurer des expériences saines portées par l'acception de soi, l'épreuve de soi. Pour cette raison, au lieu de procéder à une phénoménologie de l'agir présupposant un pâtir nécessaire et fondamental qu'avait mis à jour la "philosophie de la volonté", nous avons procédé en sens inverse à une phénoménologie du pâtir en tant que celui-ci n'est plus la condition de l'agir mais ses mauvaises conséquences, ses conséquences malheureuses liées aux pratiques sédimentées. Mais, la préoccupation reste la même en dernière instance : proposer une herméneutique du sujet asservi, de la subjectivité serve, en vue de penser la possibilité de son émancipation, de sa subjectivation ayant retrouvé ses capacités, ses puissances, particulièrement ses puissances d'agir dans l'être défini comme promesse de plus d'être.

On comprendra qu'en réalité, l'histoire haïtienne telle que nous pouvons la lire dans les termes de cette anthropologie fondamentale présente un mouvement d'érosion de soi qui perd constamment son pouvoir d'agir, son pouvoir de parler. Ce mouvement scandé par différents tempos ou variations temporelles, les unes plus destructrices que les autres, semble tracer une courbe dégressive vers l'appauvrissement, qui est le nom économique et social de l'affaiblissement de la puissance politique d'agir.

Pour répertorier ces tempos historico-sociaux qui traduisent les dégressions ou progressions[v], de la logique historique haïtienne vers une plus grande impuissance, nous explorons en survol les différents moments d'effervescence sociale et politique, désignés généralement de révolution ou de mouvements sociaux par l'historiographie haïtienne. Le constat supposé est qu'une dynamique sociopolitique et économique corrosive est constamment à l'œuvre dans l'histoire haïtienne, il est urgent et important de penser à la remontée vers l'humanisation, vers la puissance d'agir ensemble, en dépit de la conflictualité intrinsèque, mais au profit de l'institution d'un ordre d'humanité. Il s'agira, pour y parvenir, de procéder, dans la continuité de cette anthropologie fondamentale critique, à l'institution d'une "culture de soi" qu'exige le souci de se raconter, de constituer une trame signifiante des mémoires. Ce qui est important, d'autant plus que la critique et la culture de soi s'entretiennent une relation indéniable, mise à jour par Michel Foucault, et rendent possible l'institution de la traditionalité. Toutefois, nous devrons montrer que concernant la société haïtienne la culture de soi devra se livrer non au moyen des techniques mystiques ou religieuses de soi, des exercices de dressage des corps, mais dans les épreuves mêmes de l'action collective ou politique où la mémoire occupe une place indispensable. Le problème que pose la piste tracée par Foucault est qu'elle propose du point de vue de la généalogie le mode d'institution du gouvernement de soi et de l'autre en ignorant les formes de perte de soi, situation dans laquelle se trouvent les Haïtiens. Il faudra tenter d'un coup deux effets : faire advenir un soi capable en même temps qu'il répond de soi et de l'autre. La tonalité a changé, elle part non du contrôle, de la maîtrise ou du gouvernement de soi et/ou de l'autre, mais de la capabilité, de la responsabilité comme capacité à répondre de soi et/ou de l'autre. Au lieu de penser les styles de gouvernement qui ont pris forme, nous nous intéresserons au style de la possible communauté responsable d'elle -même.

 

 

II- Relire philosophiquement l'histoire haïtienne. De l'affectation des corps et de l'impuissance d'agir en vue de plus d'être.

 

Toute l'histoire d'Haïti peut être comprise comme le déploiement de l'impuissance d'agir des Haïtiens, malgré le grand exploit de la révolution de 1804 ayant conduit à l'indépendance. Par impuissance d'agir, nous entendons la difficulté, posée par l'individu ou la société, à mettre en place un projet d'action et de répondre de manière adéquate, c'est -à -dire de répondre en vue de l'augmentation de la puissance d'action des citoyens, aux problèmes divers de la communauté. Elle manifeste l'existence d'un trauma collectif ou individuel qui entrave l'élan vital et créateur, étant la faculté principale d'innovation, d'ajustement des ressources disponibles aux nouveautés du temps présent par anticipation sur l'avenir.

Dans cette section nous tentons de montrer, en reprenant quelques lignes analytiques des mouvements sociaux les plus significatifs de la société haïtienne, que l'échec de ces mouvements est la manifestation de cette impuissance. Les échecs accusent une incapacité haïtienne à inventer des réponses appropriées aux revendications sociales, politiques apportant de meilleures conditions d'existence aux citoyens.

Nous retenons trois cadres d'interprétation de ces mouvements pour saisir le fonctionnement de cette hypothèse. Nous la mettrons à l'épreuve de la nature des revendications, de leur forme de mise en discours et des formes de réponse qui leur sont apportées révélant l'esprit créatif ou non de la société dans l'invention de nouvelles expériences collectives susceptibles de favoriser l'épanouissement de chacun. Ainsi, de manière liminaire, nous pouvons remarquer que les revendications sociales ou politiques haïtiennes aussi légitimes qu’elles paraissent sont élaborées de manière spontanée (et sporadique), même lorsqu'elles font émerger des attentes anciennes. Cela montre que les citoyens ne se sont pas formés à la chose politique, puisqu'ils ont toujours été écartés de l'espace public de décision. Ce qui provoque la confiscation de l'ordre sociopolitique par une minorité de lettrés se définissant les élites de la société[vi]. Le dissensus entre les citoyens mis hors-jeu et les élites génère l'improductivité politique que nous ne cessons d'observer dans l'histoire politique et sociale haïtienne.

 

 

a) la nature des revendications

La nature d'une revendication n'est pas son essence, comme si la revendication aurait une identité essentielle qu'il reviendrait au chercheur de débusquer sous les apparences des prises de parole et des formes d'action. La revendication en tant qu'action sociale et politique est relation. Si nous parlons de sa nature, il convient de trouver dans la dynamique de la relation les formes d'entrecroisement ou de répulsion et leur entremêlement donnant lieu à une logique interne, que nous désignons dès lors par le sens de la revendication, sa nature qui peut être économique, sociale, politique ou socioéconomique ou politico-économique. En général, les revendications que portent les mouvements sociaux haïtiens présentent une dynamique relationnelle marquée par la prépondérance de la politique comme partage du commun. La préoccupation première prend racine dans une posture qui se veut redressement d'un ordre qui a été vécu comme injuste dès le départ. Il s'agit d'un ordre de civilisation fondé sur la racialisation des rapports économiques, sociaux et politiques enfermant un nombre considérable de citoyens dans l'apartheid au nom du savoir, de la couleur épidermique, de leur espace de vie devenant lieu d'assignation, marqueur social. La légitimité sociale et politique s'est construite autour et au moyen de ce partage préalable du sens fournissant du même coup à la société sa grammaire de fonctionnement normal et le style de textualisation des mécontentements, incapables de dépasser le cadre de ce qui est revendicable. La société en général, la société haïtienne en particulier, produit dans l'organisation même de son ordre de légitimation les objets sur lesquels doivent porter les revendications. Ainsi portent-elles, dans le cas de la société haïtienne, souvent sur la possession des terres (la propriété), sur l'accès aux biens tels que l'éducation, voie royale pour accéder aux biens : le pouvoir politique, la richesse économique ou le capital culturel. Un mimétisme travaille cette manière de revendiquer et laisse apercevoir l'ambivalence des revendications qui réclament des privilèges qui sont autant d'instruments de domination mis en place dans la ligne droite du dispositif colonial : rendre les valeurs du dominateur désirables afin de se perdre dans l'émulation.

Comme autrefois, l'esclave ou l'affranchis singeaient les modes d'être du colon qui s'est posé en pattern social, le paysan haïtien, généralement en lutte contre une classe dominante, n'espère pas moins être admis, du moins par procuration (c'est pourquoi il se défonce pour envoyer ses enfants aux "bonnes" écoles), à la "haute société". Donc, il s'agit souvent de luttes pour ressembler à l'autre, pour être comme l'autre, qui conduit en fin de compte au point de départ. L'enjeu est qu'il est difficile de gagner l'adversaire sur son propre terrain. Vouloir devenir lettré, dans ce contexte précis, n'est qu'une manière naïve de reconduire le système de discrimination par le savoir et l'enrichissement, renforcer le dispositif du pouvoir par la propriété (la couleur, la terre ou l'argent, etc.)

Le paysan qui revendique l'école pour ses enfants a besoin de porte-parole pour traduire dans le langage du pouvoir, de la civilisation ses attentes. Le besoin de traducteur donne naissance parfois à une armée de traducteurs improvisés pour l'occasion qui constituent autant d'attrape-nigaud. Ils avancent à pas mesurés et s'interdisent de pousser les revendications à leur radicalité effective. Mais, aussi la position de ces traducteurs dans une anthropologie économique globale de la société haïtienne conditionne la conviction molle qui porte généralement la traduction, dévoie la radicalité des attentes en penchant réformateur qui se révèle autant de mirages aux luttes. Nous pouvons constater donc que les revendications sociopolitiques se produisent sous fond d'une grammaire qui n'est autre que chausse-trappe : C'est-à-dire un ensemble de règles qui consistent à simuler le leader qu’on n’est pas et à dissimuler l'imposture qu'on entretient. C'est une véritable tartufferie. Les citoyens s'aventurent sur un terrain miné par les artefacts du dominateur, et sont pris à la logique de l'ambivalence de la tartufferie. C'est comme lorsqu'on se fait traduire dans une langue étrangère : difficile de s'assurer de la qualité de la traduction. On mesure la bonne ou la mauvaise intention du traducteur aux réactions de l'interlocuteur. Parfois, le dégât est déjà perpétré. Les citoyens haïtiens exclus dans le montage de l'ordre social, prédominance de la langue française, de législations d'inspiration étrangère, sont appelés malgré eux à se faire entendre, à se rendre audibles dans une langue qui n'est pas la leur. Les mouvements sociaux haïtiens, dans leur mise en relation interne, renferment un tragi-comique comparable à ce qui se passe dans le Tartuffe.

 

b) les formes de mise en discours des revendications

Par forme de mise en discours, nous entendons la manière dont les revendications ont été formulées dans la langue officielle de compréhension ou d'auditibilité. Elle est le mode de stylisation langagière de ce qui est d'une part vécue émotionnellement comme injustice ou souffrance manifestant l'indignation ou la colère des citoyens. Ces émotions contenues dans la chair des citoyens ont besoin d'un mode d'expressivité dans l'espace public sociopolitique pour se faire entendre et devenir objet de discussion. Ce qui porte à la fois sur la forme de mise en forme des vécues d'injustice et le contenu de cette souffrance qui apporte la matière même aux revendications. La mise en forme des revendications comprend la forme et le contenu des expériences qui constituent le fond des mécontentements sociaux et politiques

Dans l'histoire politique, sociale, économique et intellectuelle haïtienne cette mise en forme se présente sous les modalités de la violence des revendications interprétées souvent par le moyen des luttes de classe ou couleur. Évidemment, l'objet fondamental reste la juste redistribution des ressources nationales : la terre ou ses dérivés financiers qui sont susceptibles de conduire à l'acquisition d'autres biens : éducation, santé et meilleures conditions matérielles d'existence.

Les luttes sociales et politiques sont souvent marquées par le déchaînement de la violence[vii] que nous définissons comme le recours aux relations non médiées par les règles de jeu politique ou social, laissant les agents dans une relation imminente de corps à corps où la vie devient l'objet immédiat exposé à la force expéditive et consomptive de la violence.

Cette violence toutefois tient d'un lieu anthropologique, celui de l'absence de véritables règles de jeu sur lesquelles on s'entend. Et cette absence elle -même est conséquence d'une méfiance foncière qui travaille certains aspects (les plus importants) de la société haïtienne : elle est l'expression d'un asymétrisme sociopolitique qui montre que les relations marquées de grande inégalité sont incapables de consensus. Le jeu de relations est déjà truqué par l'expérience de mépris, de déni de reconnu auquel sont soumis les dominés. Cette méfiance génératrice de la violence sociale peut être vue à l'œuvre durant les élections de toutes sortes.

Historiquement, les revendications se font sous le fond d'une véritable dénégation sociopolitique du droit à l'égalité et à la liberté. En réalité, cette dénégation elle-même prend son sens dans la constitution anthropologique de la société haïtienne structurée autour du discours racialiste où l'être est attribué aux valeurs occidentales blanches et le non-être ou une sorte d'être par accident à tout ce qui est de l'Afrique. Les revendications sont formulées sous la base de cette dichotomie. Elles prennent du point de la culture deux formes. D'un côté, elles deviennent demandes d'accès aux facteurs occidentaux de reconnaissance. Cela passe généralement par la revendication de l'accès de tous à un système éducatif égalitaire. Les paysans veulent que leurs descendants puissent avoir accès à l'école pour qu'en retour ils puissent profiter des avantages de la civilisation, lesquels avantages sont définis par la possession ou la gestion des biens publics. D'autre côté, une autre forme de demande est formulée, nous la rencontrons chez la frange cultivée de noirs qui se montrent sensibles à la valorisation des apports africains. Du point de vue de la culture, l'ordre du discours haïtien reconduit l'ordre du discours colonial par le biais d'une passion à se faire reconnaître au regard de l'ordre de légitimation que nous pouvons décrire comme un procès d'accession à des valences positives pensées à l'aune des occidentaux. Qu'il s'agisse des revendications à l'éducation ou à la propriété ou à la valorisation de l'héritage africain, on se trouve en présence d'une même préoccupation : on se pense selon le schéma colonial mis en place par les colons.

Il faut comprendre aussi, mais d'un autre point de vue, que cette forme de revendication dissimule un état psychologique qui, seul, peut nous aider à comprendre la tendance à radicaliser les revendications. Du point de vue de la psychologie, individuelle ou collective, une faille anthropologique mine la société. Cette faille se manifeste par l'existence de l'ambivalence qui traduit la difficulté du discours haïtien à se construire selon l'unité. Bien évidemment, le discours haïtien a un semblant d'unité que nous désignons d'unité tendue entre deux valences en tension. Celle-ci est à comprendre comme la mise en vis à vis des deux valences qui s'entrechoquent sans s'unir, c'est -à-dire qui ne parviennent pas à produire un dépassement, lieu de l'unification synthétique. La faille, que nous avons appelée ci-dessus l'écart, est la conséquence ou la cause de cette tension qui, socialement, produit un mouvement de balançoires qui va du mulâtrisme au noirisme ou inversement, entre les deux pas de moyen terme. Nous pourrions tenter cette hypothèse en reconnaissant que toutes les politiques publiques de l'histoire politique haïtienne représentent des formes de prise en charge de l'un ou de l'autre, donc elles constituent des formes politiques d'exclusion qui creusent résolument des fossés entre les groupes d'haïtiens. 

Par ailleurs, l'enjeu fondamental de cette faille reste la haine réciproque des groupes en vis-à-vis, laquelle est préalablement inspirée de la haine de soi qu'a créé le mépris du racisme colonial ou de l'anthropologie de la race où "africains" et "mulâtres" ont été résorbés sous la catégorie de "noir". L'esclavage est un dispositif de destruction psychologique et affective, et de formations de clivage symbolique, social et culturel. Les esclaves et les mulâtres ont subi profondément les effets de cette destruction dans la formation de leur complexion anthropologique. La société haïtienne a hérité de cette fragilité qui laisse son empreinte dans les pratiques sociales, politiques, économiques et anthropologiques.

La complexion anthropologique nous permet de revenir à la question de la méfiance pour mieux l'expliciter. En fait, nous avons posé qu'une méfiance travaille fondamentalement les relations sociales haïtiennes. Cette méfiance trouve son explication dans ce que nous venons de proposer de la haine réciproque, de la haine de soi et de la faille, de la fissure anthropologique. D'une part, nous remarquons une défaillance d'être chez l'Haïtien qui éprouve une honte viscérale à s'affirmer en présence d'autres citoyens haïtiens ou étrangers. Nous constatons aussi une tendance à l'autoflagellation. Toutes ces manifestations traduisent un malaise ou un mal-être à s'accepter, un refus de soi dans sa propre autoreprésentation. D'autre part, cette affectation douloureuse serait le témoignage d'une rencontre qui a mal tourné, celle de la colonisation et de l'esclavage, deux dispositifs à produire des êtres affectés et dépouillés de l'estime de soi, de la capacité à se soutenir. Enfin, la difficulté à se soutenir est l'expression d'une intériorité divisée, qui ne parvient pas à instituer un lieu de synthèse mais vit de la tension, de la fissure anthropologique qui socialement prend la forme du mépris partagé, de l'entre-soi et de la tendance à vouloir effacer l'autre à chaque occasion de rencontrer. Tel est le sens de la violence qui structure les luttes sociales et politiques, aussi les politiques économiques, les politiques publiques de manque : système éducatif ou sanitaire au rabais, économie de subsistance donc de prédation, fonctionnement au moindre coût de l'État.

Face à l'État pris d'assaut par les élites de toutes les couleurs encapuchonnées dans leur haine du "peuple " conséquence de la haine vécue des blancs ou de la communauté internationale, le peuple, pris dans le jeu, nourrit sa haine-admiration, manifestée par aussi la création de son entre-soi, de la violence. Dans les deux cas, nous observons une psychologie sociale d'anéantissement de l'autre, qui montre la difficile institution du commun, d'un ordre de généralité. Le lieu de la négociation est absent ; non encore inventé les relations sociales et politiques se règlent à coup d'invectives, d'injures ou de trahisons.

Tout ce complexe anthropologique explique la manière répétée de formuler les revendications. D'un côté, le peuple démuni veut prendre au mot les dispositions légales de l'État. Souvent trompé, il développe une méfiance qui se résout dans les luttes armées, dans la méfiance aux institutions politiques à satisfaire à ses revendications. D'un autre côté, les élites s'attirent la plus belle part des richesses publiques en se convainquant que le peuple peut se passer du nécessaire. Dès lors, les formes de discours qui structurent les revendications ont du mal à s'élaborer selon la grammaire politique de la discussion, qui suppose l'égalité des agents, et une éthique minimale de la discussion, qui aurait mis des balises au nom du respect de l'autre, de l'interlocuteur. Ce dispositif éthique étant forclos, l'affront, le corps à corps devient le style de formulation et de résolution des revendications sociales et politiques de la société haïtienne. 

 

 c) les formes de réponses politiques aux revendications

L'historien Michel Hector, pour s'être intéressé aux mouvements sociaux haïtiens est le premier à faire une présentation synthétique des formes de réponses souvent apportées aux revendications populaires ou paysannes. Il en a recensé trois formes de réponses qu'il nous expose dans ce passage.

Nous tenterons, tout en reprenant cette typologie, de proposer une autre grille qui doit avoir la vertu d'être plus claire.  Michel Hector a pris la question par le biais de la relation des groupes sociaux à l'État. En ce sens, il s'attache à la distinction de l'État et de la société, particulièrement, de l'idée récurrente dans l'historiographie, de la sociologie et de l'anthropologie haïtiennes de l'État contre la nation ou société. Il y aurait une division sociale entre l'État et la nation qui explique cette forme de domination de l'État sur la société. Toutes les luttes sociales ne seraient que l'expression de cette division. En retour les réponses en demie teinte, les formes diverses de répression ou la trahison constituent autant de modes de résolution par l'État des revendications populaires. S'il n'est pas inopportun de maintenir cette dichotomie, il faudrait la complexifier en proposant qu'il existe au sein des groupes sociaux des tensions qui souvent favorisent les modes d'intervention de l'État.

Souvent les répressions sont réalisées par la frange armée du peuple ou de la paysannerie qui pour se distinguer ou se démarquer s'adonne impitoyablement à la répression. Voulant tirer son épingle du jeu, se mettre du côté de l'État, se préserver des répressions de cet État, se dresse contre le peuple avec lequel elle partage tout. D'un autre aspect, il serait important de faire une typologie des élites haïtiennes qui sont aussi divisées qu'il y a des conditions pour s'y frayer un chemin. Il est vrai que malgré leur hétérogénéité liée à la mémoire, à l'héritage, leur inscription dans le patrimoine légitimateur, elles ont toutes l'administration publique comme lieu de réalisation de soi. Cette compétition ne peut être que le déploiement d'un jeu macabre d'éviction, d'alliance ou de mésalliance où chacune se sert de l'autre pour avoir accès au pouvoir ou l'état.

Les formes de réponse proposée par l'État aux mouvements sociaux dissimulent davantage la constitution anthropologique de la société haïtienne et la dynamique sociopolitique qui prend vie à partir de cette anthropologie. Mépris réciproque de chacun des groupes justifiés par la non inscription de l'autre dans le procès de civilisation, souci de mystification comme condition de son être social valorisable ou valorisé. Plus clairement, la politique haïtienne, comme gestion du pouvoir, sa conservation et son accession, est entravée dans une anthropologie économique des biens symboliques que nous avons présentés : la propriété, l'éducation, l'enrichissement éhonté au moyen des ressources publiques, etc.

La rareté de ces biens liée par leur confiscation outrancière d'un groupe hermétiquement fermé se protégeant de tout intrus ou parvenu, génère des luttes à mort. En réalité, ce n'est plus l'État qui réprime mais des visions sociales de soi et de l'autre qui deviennent cadres d'interprétation des luttes, de leur enjeu, c'est -à-dire des réaménagements qu'ils risquent de susciter dans l'ordre des partages des avantages.

Cette politique économique de la redistribution souffre souvent de grandes faiblesses éthiques, liées à l'absence d'un cadre social de définition de la distribution. Une vue inclusive de la société est absente, et conduit les justices sociales vers le renforcement des inégalités et des exclusions. Il s'agit en clair d'une société d'exclusion où la préoccupation à intégrer devient secondaire par rapport aux propensions à exclure. La politique haïtienne est une machine à produire de l'exclusion. Cela explique l'absence répétée de politique sociale, la concentration des avantages collectifs à un groupe respectif et la balkanisation intolérable de la société toujours aux prises à la dissémination des forces violentes au service des groupes ou du groupe au pouvoir. Est-il possible de sortir de ce marasme et instituer, en retour, une société politique fondée sur d'autres présupposés anthropologiques ? En effet, nous sommes parti du constat qu'une complexion anthropologique nourrit cette manière d'être ensemble dans l'effort malheureux d'être ensemble dans l'exclusion, d'être ensemble dans le souci d'effacer l'autre, donc de s'effacer par mégarde. Pour renverser cette perspective politique, il faut changer d'expérience anthropologique. Ce qui passe par l'invention de la capabilité haïtienne, source de l'expérience de la responsabilité, individuelle ou collective et de l'institution d'une nouvelle communauté politique.

 

 

III- Communauté de responsabilité. Capabilité versus gouvernementalité

 

La communauté de responsabilité s'entend dans le sens d'une responsabilité qui se manifeste de manière commune ou collective. Elle reprend à une autre perspective la préoccupation de Karl Jaspers[viii] qui a voulu déterminer la responsabilité collective du peuple allemand dans ce qui s'est passé avec le nazisme. Nous pensons la question d'un autre point de vue qui cherche à savoir si la communauté politique haïtienne est en mesure de répondre d'elle-même. Là où Jaspers a eu une idée claire delà capacité du peuple allemand à répondre et s'est intéressé à savoir les modes de manifestation de cette responsabilité, nous nous préoccupons à la possibilité même de la responsabilité haïtienne comme possibilité. Cette question appelle plusieurs choses. D'une part, elle appelle une manière nouvelle d'instituer qui doit partir de la nation imaginée à l'État comme forme de réponse à une communauté de souffrance ou d'espérance. D'autre part, cette communauté d'espérance ou de souffrance ne peut pas advenir sans un travail préalable de mémoire et de narration. Sachant avec Paul Ricœur l'importance de la narration dans la constitution de l'identité, qui est immanquablement narrative, la communauté en question devra faire le pari de l'avènement d'une mémoire, minimale soit-elle, partagée. Nous montrerons en lisant la pièce théâtrale de Franketienne, Pèlentèt, les problèmes auxquels nous risquons d'être confronté dans la mise en scène des expériences vécues, des mémoires, et des récits. Toutefois, cette confrontation sera utile à l'invention d'un sens commun, d'une éthique minimale susceptible de guider le vivre en commun. C'est une voie théorique de conceptualisation de la communauté comme institution d'une mémoire partagée en-deçà des mémoires particulières ou singulières. Vue la charge éthique implicite que renferme le récit, puisque le choix de l'angle à raconter mobilise de manière implicite des normes de justification, une éthique minimale non formulée explicitement travaille l'acte de se raconter.  Par exemple, dans Pèlentèt, une éthique de la solidarité se dégage du croisement de récit entre Piram et Polidor qui, à force de se raconter dans le heurt, le malentendu, la douleur, sont arrivés à s'entendre sur leur souffrance partagée infligée par la dictature. Ils arrivent du même coup à éprouver la communauté de leur souffrance et la nécessité de se mettre ensemble pour réaliser leur rêve de liberté. Une proto -communauté se met forme dont l'égalité et de la liberté qui en constituent les idéalités sous fond du refus de la domination et de la souffrance.

 

a)      De la communauté comme communauté de mémoire /récit

La question s'impose à nous sans que nous puissions l'évacuer. Qu'est-ce que la communauté ? L'imposition qu'elle nous fait vient de son ambivalence qui porte parfois à parler de plusieurs choses dès qu'on énonce la notion de communauté. Sans par ailleurs nous attarder longuement sur le projet de définition auquel nous consacrerons à l'avenir une étude, nous proposons de penser la communauté ici comme l'ordre de mise en commun d'un ensemble d'individus ou de citoyens portés par un souci partagé qui n'est pas le simple fait d'être ensemble, que nous observons dans la meute, la foule, etc. Souvent on décrit la communauté par la mise en commun d'un objectif qui a pour fonction d'assurer le bon train de la communauté. L'objectif commun n'est pas en reste dans la mise en œuvre d'une communauté. Souvent on commence justement par la création d'un objectif discuté et partagé enfin.

Nous pensons toutefois même si la finalité est à prendre en compte, il faut partir d'autre chose.  Il faut partir de la communauté d'expériences vécues pour penser l'institution de la communauté, politique ou religieuse, sa structuration ou cohésion, sa dynamique propre et ses modalités de mise en œuvre en vue d'une fin. Donc nous partirons de la mémoire comme condition du récit : les deux, mémoire et récit, deviennent modalités de restitution ou de constitution de sens des expériences vécues. La communauté advient par la manière dont les expériences racontées les uns aux autres produisent du sens commun, du sens qui est à la fois signification, sens et orientation. C'est justement au fait que le sens mobilise des ressorts anthropologiques fondamentaux et dévoile la direction que le récit qui le restitue en même temps le sens d'appartenance et l'engagement éthique vers des finalités (orientations).

 

b) De la mémoire et du récit

Le récit est la mise en ordre de la mémoire qui est de l'ordre de la trace et de la structure sociale d'élaboration. Étant trace la mémoire renvoie aux expériences passées qui pour continuer à déterminer les activités présentes méritent d'être présentifiées pour mieux se constituer psychologiquement, socialement et anthropologiquement. Comme le dit bien Édouard Glissant, la trace n'est pas seulement de l'ordre du passé, en ce qu'elle serait l'expression de tracées des pas ou parcours révolus. La trace annonce aussi le prolongement du parcours par les générations futures. Nous en venons à la mémoire non seulement pour éclairer notre passé, individuel ou collectif, mais aussi pour ouvrir nos actions sur des perspectives futures que nous sommes appelés à élaborer et à prendre en charge.

On comprend vite que le récit déjà plus complexe et comme mise en intrigue de la mémoire, procède de ce mouvement à double détente : se tenir au présent pour expliciter le passé et l'avenir au service de l’action (créatrice, dirions-nous), laquelle action qui au demeurant se réalise au présent.

Paul Ricœur est le philosophe qui a le plus creusé la problématique de la mémoire, du temps, mais aussi du récit[ix]. Il s'agit de concepts imbriqués, malgré la marche progressive qu'impose l'analyse qui part du temps à la mémoire et au récit. Qu'est -ce que le récit ? Chez Ricœur, le récit vient pour répondre à un problème crucial, celui de l'articulation de deux types de temps que la tradition philosophique occidentale a traitée, mais de façon séparée, le temps cosmologique qui s'intéresse à l'aspect physique ou mondain du temps dénombrable en unité arithmétique et le temps psychologique, défini comme distension de l'âme. Selon Paul Ricœur, il est important de concilier les deux temps, donc relever cette difficulté abandonnée par les deux traditions : l'une, inaugurée par Aristote (le temps du monde), l'autre, par Saint Augustin (le temps humain). Le récit est donc cette manière de mettre ensemble temps du monde et temps humain, puisque raconter c'est se raconter à partir de ce qui a eu lieu dans le monde. Le récit a pour objet l'action humaine, il est la temporalisation-spatialisation de l'action. Comment procède ce travail de spatialisation -temporalisation-spatialisation de l’action ?

D'un autre point de vue qui est aussi celui de Paul Ricœur, il est important de faire cette considération sans laquelle notre propos perdrait sa clarté et ne restituerait pas le fond de la thèse de Ricœur.  En plus que le récit s'est vu insérer dans une problématique du temps, il est aussi lié à un autre pan de l'œuvre de Paul Ricœur, celui de la créativité que porte la langue par sa fonction poétique que traduit d'une part la métaphore vive, d’autre part le récit. Comme la métaphore qui est un jeu de création de la langue qui consiste à procéder à des déplacements, le récit produit une reconfiguration du monde par l'imitation des actions et l'agencement des faits. Le récit se construit par la mimesis, l'imitation ou la re-présentation et le muthos, la mise en intrigue, l'organisation des actions en une unité d'action.

Le récit est, selon Paul Ricœur, la mise en intrigue de l'action. Il organise les actions dispersées en unité de sens, d'où l'usage du terme latin muthos pour décrire cette activité de création d'unité qui est à l'œuvre dans la mise en intrigue où du sens nouveau advient pour constituer de nouveaux mondes. Ricœur hérite de la définition d'Aristote de la tragédie comme imitation de l'action pour penser le récit. En réalité, même si la tragédie donne à voir l'action contrairement au récit qui l'organise selon l'axe temporel, tragédie et récit partagent le même mouvement de reconfiguration.

Toutefois, si le récit organise c'est en vue de l'imitation de ce qui s'est passé dans le monde. Le muthos organise les faits en unité de sens. La mimesis traduit l'imitation des actions. Mais cette imitation s’organise au moyen de la mise en intrigue qui apporte à la reconfiguration son unité interne, et fait en même temps du récit un travail de composition de sens et de monde. Nous concluons de manière provisoire que le récit permet de reconfigurer le monde social en agençant autrement les expériences vécues. Toutefois, un aspect important est à dégager du récit, que suggère Jean-Marc Ferry : les expériences vécues sont porteuses de charges affectives fondamentales. Donc, il s'agit de montrer le lien interne entre récit et affectivité dans la constructive de l’identité (narrative).

 

c) récit et affectivité. Identité comme capabilité

La philosophie de Jean-Marc Ferry propose, à partir d'une intuition de départ selon laquelle la constitution de la compétence grammaticale et communicationnelle requiert un apprentissage dont les étapes de complexification vont de pair avec la complexité de la communication et de la relation au monde, un ensemble de registre de discours dont le récit constitue le moment premier, à côté de l'interprétation, de l'argumentation et de la reconstruction[x], chacun de ces registres fait appel à un niveau de généralité allant de l'expérience personnellement vécue de la narration à la prétention à l'universel de l'argumentation pour arriver à la constitution d'une entente à deux dans la reconstruction.

Jean-Marc Ferry n'a pas pris cette orientation, qui consisterait à dégager de chacun de ces registres de discours le mode de capabilité qui en résulte. Nous avons jugé utile de prendre cette voie pour suivre la montée en généralité qui ne doit pas être comprise comme une expérience proprement individuelle. En effet, chaque niveau de discours donne lieu à un niveau de capabilité, affective, interprétative, argumentative et reconstructive. L'enjeu principal de notre orientation est qu'elle permet de suivre la montée en généralité et saisir le mode d'implication dans l'institution d'une capabilité reconstruite présupposant la participation active d'autrui, aussi l'institution d'une vision partagée, apaisée pouvant ouvrir sur la "rédemption " collective, et faire advenir la possibilité d'une communauté qui pourrai trouver en elle -même assez de ressources pour se préserver de dissensions sans issue. C'est particulièrement à ce stade de la rédemption que nous devons placer l'éthique, qui consiste à fixer les conditions dans lesquelles la communauté doit se protéger de toute éventuelle désintégration anthropologico-éthique devra nous permettre de sortir de cette gouvernementalité fondée sur la gestion des corps, des vies en vue de leur contrôle, de leur docilité vers une politique des capabilités soumises à une éthique intrinsèque formulée dans les termes de la capacité des citoyens à se raconter et s'expliquer en vue de se reconstruire au risque de malentendu, de controverses interminables portant chacune la promesse de l'apaisement. Vu sous cet angle, c'est tout le dispositif de la politique qui méritera d'être revu. La politique se passant de la gestion des corps, cessant d'être un art de gouverner où l'intérêt tient à savoir comment gouverner ou bien gouverner, pour se poser la question, quelle promesse la reconstruction annonce-t-elle à laquelle la politique devra se faire attentive ?

Il se passe deux choses dans le processus discursif de la reconstruction. D'une part, il faut partir du principe phénoménologique que le récit renferme une force de capacité liée au fait que se raconter n'est pas seulement raconter ses vécus mais avant tout se sentir en mesure de se raconter. Le récit présuppose une capacité primordiale qui est à la fois épreuve de soi et constitution de l'identité. Celle-ci se présente dès le discours narratif où s'impose la singularité, le sentiment d'être singulier, du moins d'avoir vécu quelque chose de singulier ou encore d'avoir une histoire personnelle différente des autres. Jean -Marc Ferry reconnaît la difficulté de cette singularité à passer au niveau argumentatif qui exige un point de vue universel. D'autre part, vu que la singularité prétend à l'explication, par ruse même de la raison, elle se voit entraînée vers le souci d'explication qui cherche cause ou raison, abandonnant du même coup l'enfermement de la singularité vers un souci de compréhension, faisant appel lui-même au besoin d'argumenter. Tous ces moments discursifs contiennent une forme de la capabilité, que nous avons comprise comme la montée en généralité de la capabilité. De la capabilité construite sur la singularité, nous passons aux capabilités à s'expliquer et justifier aux autres, enfin à la capabilité à s'éprouver mutuellement vers une entente possible. Du récit à la reconstruction, la capabilité se fait solitaire, simple épreuve de soi, pour devenir épreuve avec l'autre au risque de conflit, de mésentente ou malentendus auxquels les interlocuteurs ont accepté de se soumettre. Enfin, face à la capabilité singulière ou subjective du récit de soi du discours narratif, la reconstruction propose une capabilité intersubjective, faite d'entente minimale, mais assez suffisante pour inaugurer une communauté d'entente, telle que Franketienne le présente dans Pélentèt. À la fin, Piram et Polidor se sont mis d'accord pour s'entraider dans la lutte contre les pratiques d'abêtissement de la dictature. Par ce passage, Franketienne souligne que la responsabilité sociale et politique doit passer par la capacité à répondre de la mémoire, donc à se raconter, raconter avec les autres aux confins de l'entente. 

 

d) La responsabilité sociale et politique comme capacité à répondre de la mémoire

Nous définissons la responsabilité de son sens étymologique de capacité à répondre de quelque chose, et répondre de quelque chose ou de quelqu'un c'est se poser en instance inaugurante de l'action. La responsabilité est liée à la liberté, qui s'entend comment capacité à commencer. Il faut pouvoir commencer, même dans le cours des choses, pour être responsable. Donc, liberté et responsabilité se lient à la capabilité, qui traduit cette expérience fondamentale du soi qui commence par l'épreuve intime de soi. La chaîne de détermination se rompt dans l'auto-affectation, par quoi nous commençons quelque chose.

La relation entre responsabilité et capabilité passe par la mémoire ou le récit dont l'élaboration met à jour la manifestation de la liberté par le choix des faits à raconter et leur mise en intrigue. Tout le processus de la narration, des expériences retenues aux agencements et au sens qu'on veut mettre en circulation montre l'existence d'un souci de se libérer des déterminations historiques en vue d'être créateur de sa propre histoire.

Cela ne va pas sans évidemment des lieux sociaux et politiques que nous mobilisons afin de se construire ou se représenter de tels points de vue. C'est l'enjeu du récit de vie, c'est aussi l'enjeu de l'historiographie, où l'historien ou le citoyen n'en vient pas à l'histoire d'un non-lieu.

 

La mobilisation de la mémoire qui se fait nécessairement par le récit romancé, sans souci de vérité, mais avec souci de sens, ou historiographique, portant un souci de vérité et de sens, engage une appartenance sociale et politique qui peut être revue et corrigée. De ce point de vue, il est possible de diagnostiquer les problèmes sociaux du point de vue de la mémoire, même silencieuse, qui contribue au maintien du dispositif politique. Ce qui offrira en même temps l'occasion de dégager à quel niveau se trouvent les capabilités qui organisent la politique.

Ce que particulièrement révèle cette approche concerne sa capacité à mettre au clair d'une part les formes et contenus de mémoires disponibles dans la société hattienne et la façon dont elles se sont saisies de la politique comme gestion ou production de corps dociles sous le fond d'un élan foncier de destruction des espérances. Ce sont des mémoires singulières qui ont souvent la mauvaise vertu de s'enfermer sur elle-même, d'où la formation sociale des entre-soi. Ce sont des mémoires qui n'éprouvent pas encore le besoin de s'expliquer. Elles sont loin du souci de se justifier et de s'entendre. Le sous-racisme, forme dérivée et édulcorée du racisme européen, mine l'élan vers l'explication, puisque les acteurs sont assommés par le sentiment pesant de supériorité ou d'infériorité. Autrement dit, l'explication qui exige un lieu horizontal de rencontre même conflictuelle se révèle impraticable du fait de la hiérarchie qui s'installe entre les acteurs. L'affectivité qui nourrit la capabilité dans ce contexte social, anthropologique et politique est la haine de soi et de l'autre. Or se trouver prisonnier de la haine, c'est se situer au stade de la narration où l'on n'a besoin de personne pour s'ouvrir. C'est un soliloque qui porte une tendance à l'accusation ou à la dénégation. La capabilité, le sentiment de capacité que génère cette expérience singulière de l'auto-narration, est la capacité à s'aduler ou à humilier l'autre.

La responsabilité politique et sociale portée par cette mémoire primaire prend la forme d'une course à la jouissance au détriment de l'autre, ou à la jouissance de l'autre. Le véritable nom anthropologique de cette pratique politique et sociale de la fiction de soi excluant l'autre est l'anthropophagie ou le vampirisme. Celui -ci consiste à se nourrir de l'énergie de l'autre pour se maintenir en vie ou dans l'être. Ce qui peut passer par des pratiques d'envoûtement, que représentent les idéologies et l'économie consumériste ou des pratiques de consommation explicites, tels les assassinats, les massacres. Tout cela nous conduit à la gouvernementalité comme forme de mémoire dont le nom est la gestion de la vie, depuis le lieu narratif de la singularité, sa vampirisation, sa propension à épuiser les corps, à les vider d'une part de leur sentiment d'être capable, à se raconter et à raconter avec les autres. C'est aussi une machine à individualiser en vue d'affaiblir les affectivités et annuler les mémoires et la possibilité qu'elles se reconstruisent réciproquement au nom de la pluralité et de la communauté. 

 

e) La gouvernementalité comme gestion de corps, production de corps docile

Selon Michel Foucault la gouvernementalité[xi] renferme trois ordres de question se préoccupant du bon gouvernement. Cette question centrale à la gouvernementalité se décline sous trois aspects qui rappellent par certains aspects le gouvernement de soi, le gouvernement des autres (c'est là l'aspect moral qui a été élaboré par la pastorale chrétienne) et le gouvernement de la cité. Cette question reprise par une tradition différente de la tradition de la philosophie politique moderne s'intéressant à penser la fondation souveraine du pouvoir politique. Ce point de vue que Foucault ouvre sur la gouvernementalité permet de saisir d'autres intentionnalités de la politique que la philosophie politique nous aurait fait oublier. Par ailleurs, malgré cette avancée, Foucault n'a rien dit de la mémoire qui habite la gouvernementalité, alors que celle-ci se trouve prise dans une trame historique et conceptuelle qui indique clairement l'existence d'une mémoire (pastorale) de la gouvernementalité comme gestion du corps de soi et de l'autre en vue de la maîtrise comme condition de la paix intérieure. Nous nous adonnons à cette archéologie en soutenant que la gouvernementalité porte la double mémoire de la pureté du sang et de la pureté spirituelle, comme critère de la maîtrise de soi par la mortification du corps et la maîtrise de l'autre par son contrôle dont le vampirisme et le cannibalisme en constituent la finalité.

La gouvernementalité prend naissance dans la pastorale chrétienne. Au 16e siècle, elle devient une préoccupation politique différente de la problématique de la philosophie politique s'intéressant à la question de la fondation, de la souveraineté. Alors que la gouvernementalité se pose la question du bon gouvernement, la philosophie politique s'intéresse à ce qui justifie le pouvoir politique, d'où la fonction du "contrat social". L'aspect de la gouvernementalité qui est promu par la pensée politique prend racine dans la "pastorale chrétienne". Il y est question d'abord du gouvernement de soi en vue du gouvernement des autres où se formule un ensemble de techniques ou de conseils qui indiquent comment parvenir d'une part à la maîtrise de soi, d'autre part à celle de l'autre. Cette préoccupation a été jusque-là morale ou spirituelle et allait devenir au 16e siècle la préoccupation politique du gouvernement de la cité.

Quelque chose pourtant se joue dans cette préoccupation, qui n'est pas clairement exposé par Foucault mais que permettent de rendre explicites ces dernières publications aux éditions J. Vrin[xii], qui présentent la possibilité d'articuler toute la problématique du souci de soi à un projet de contrôle de soi en vue du contrôle des autres. Cette problématique peut être dès lors considérée comme le modèle anthropologique propre de la politique de la gouvernementalité. Certes, il faut tirer les implications et proposer une nouvelle organisation de l'œuvre de Foucault en considérant qu'à partir de ces nouveaux textes qui reprennent de manière récurrente le problème de la connaissance de soi l'œuvre montre la pensée politique s'inscrit, malgré la révolution machiavélienne proposée par les historiens de la philosophie politique dans la métaphysique de l'un et du pur. Cette métaphysique traverse la politique par un point proprement anthropologique, celui de la relation de la parenté, du pouvoir et du sang pur. Ce constat historico-théorique nous conduit à reformuler la problématique de la gouvernementalité, qui ne reçoit pas seulement la formulation du "bon gouvernement" comme question principale, mais renferme de manière implicite une compréhension du "bon" par l'articulation métaphysique de la pureté originelle et de la capacité à gouverner. C'est pourquoi la question n'est pas seulement qu'est -ce que doit être un bon gouvernement, mais qui est habilité à gouverner, c'est -à-dire qui est capable, par des qualités familiales ou anthropologiques, à instituer un bon gouvernement.

Le sang pur, telle que la question s'est posée d'abord en Espagne face aux juifs convertis (Los conversos), s'est étendu dans toute l'Europe, a repris l'imaginaire métaphysique au sein de la biologie et de la parenté. Il s'agit d'une réalité anthropologique complexe dont il faut expliciter le soubassement théologique et métaphysique.

D'abord, théologique, il est important de remarquer que la question de la divinité est toujours marquée dans la tradition judéo-chrétienne, et de la philosophie grecque par la passion de l'un et du pur. De l'un, il s'agit de penser le fondement théologique ou métaphysique sans altérité, comme fondateur et auto-fondateur excluant tout mélange, qui est compris comme signe de contamination, de dégénérescence. Le principe premier est un et pur. Tout le problème du manichéisme, repris malgré tout par le christianisme, est qu'il n'a pas su trouver un terrain théologique et philosophique propice de réception. L'inscription du christianisme dans le platonisme renforcé par le néoplatonisme a favorisé la consolidation de ce paradigme théologico-philosophique de l’unité, de l'attribut spirituel et pur de l'un. On aurait pu prendre en exemple la métaphysique émanationniste des néo-platoniciens pour illustrer les modes de contamination du principe spirituel en contact avec la matière, constituée d'éléments confus, obscurs.

Du point de vue anthropologique, la relation de la religion et de la politique, la situation primordiale du prêtre et du chef met en lumière la mise en œuvre concrète de la pureté et de l'unité devenue catégorie de la politique. Les rois, prêtres et/ou généraux, ont été souvent -et au départ des sociétés les plus anciennes- des descendants des dieux ou de Dieu, parés de certains de ses attributs : la préséance dans l'être. Quand la noblesse européenne s'est instituée dans le contexte historique et symbolique du triomphe du religieux et du théologique au Moyen-âge, elle a pris pour modèle l'ordre céleste pour se penser[xiii]. Elle s'est ainsi inscrite dans la continuité de cet ordre. En tant qu'elle fait partie de l'ordre céleste sur terre, elle détient les attributs divins ou délégation divin de gouverner (c'est le sens fondamental du "double corps du roi" que l'historien Kantorowicz a magistralement étudié[xiv]. La noblesse ainsi construite est préoccupée par la pureté biologique ou familiale qui devint l'une des conditions indispensables pour accéder au pouvoir. Les transmissions héréditaires, les mariages rangés fondés sur l'ancestralité et parfois sur les liens de consanguinité manifestent cet imaginaire théologico-anthropologique, qui donne sens aux pratiques de gouvernement et à leur renouvellement.

Tout ce dispositif qui mobilise l'anthropologie, la théologie et la philosophie, prend une forme politique complète dans la gouvernementalité qui n'est pas seulement une préoccupation sur le bon gouvernement mais aussi sur celui qui doit être gouverné et celui qui doit gouverner. Foucault a repris la problématique en subsumant les aspects théologiques, anthropologiques et philosophiques sous la question morale et politique, alors qu'elles ne sont que des dérivés d'un imaginaire plus subtile, celui de la filiation du pouvoir (politique) à la divinité dans la tradition judéo-chrétienne encore en vigueur au moment où les théoriciens du bon gouvernement déterminent les critères du gouvernement de soi, de l'autre ou de la cité.

Du coup, nous reformulons la problématique de la gouvernementalité en portant l'accent sur l'imaginaire qui consiste à admettre qu'il y a des critères pour gouverner : ces critères sont la maîtrise de soi qui passe par la culture spirituelle ou intellectuelle (d'où l'intérêt pour le principe de s'entourer des plus éminents savants), la maîtrise des autres qui se montre souvent par les hauts faits d’arme (le prince devait être aussi un guerrier ou un aguerri). Du point de vue de la filiation, le prince doit pouvoir se réclamer de la noblesse. La gouvernementalité est à ce moment un système anthropolgico-théologico-politique faisant de la politique une affaire de sang pur (noblesse) et de maîtrise. La gouvernementalité est la mémoire d'un pouvoir divin délégué à l'homme (l'"élu") qui divise l'ordre politique en noble et roturier. C'est un pouvoir de la distinction et de la mise à distance au nom de l'ascendance. Le pouvoir trône depuis cet imaginaire qui lui apporte une hauteur symbolique et réelle. Autant le pouvoir se fonde sur les rapports de noblesse autant il prend de la hauteur sur la société. Un fossé se creuse entre la catégorie de la "haute société" (soulignons le sens de la métaphore haute société) et le peuple. Le peuple et la haute société sont construits suivant cet imaginaire global, fait de mémoire séculaire se racontant dans les cercles fermés des grandes familles. Au sein de ce grand récit procède une séparation entre haut et bas, entre noble et vil. Le récit devient une forme d'arpentage des qui mettent en perspective et les reliefs des lieux sociaux. Il montre donc comment le peuple et les nobles ne partagent pas la même place dans la géographie de l'imaginaire du pouvoir, et comment ils ne se remémorent pas les mêmes lieux, les mêmes expériences. Ils détiennent des mémoires qui ne parviennent pas à se mettre ensemble, puisque les récits sont différents.

Ce long détour consistait à montrer que la gouvernementalité est un dispositif politique de gestion des corps à partir d'un cadre cosmologico - anthropologique qui produit un clivage au sein de l'ordre sociopolitique entre la noblesse et le tiers-état, entre les élites et le peuple, entre le bourgeois et le paysan. La syntaxe de ce dispositif présente un ordre dichotomique, un ordre tendu entre deux valences opposées : raison/émotion, civilisation/barbarie, christianisme /indigène, etc. Elle met à jour l'existence de plusieurs régimes de mémoire, de récit, malgré la force d'imposition d'une mémoire officielle souvent constituée des exploits des "individus historiques " de la noblesse, de la "haute société".

Certainement, il faut nuancer dans le cas de l'histoire politique haïtienne faite de la victoire des esclaves sur les blancs, des roturiers sur les nobles.  Cependant, malgré ce renversement, le dispositif gouvernementalitaire tel que nous l'avons compris, a été très vite réactualisé par le pouvoir politique haïtien en divisant la société en ville (espace de la civilisation) et ferme (espace de la barbarie). L'historiographie aussi devient le récit des hommes historiques, des élites (militaire, "intellectuel, économique et politique, etc.). 

L'histoire haïtienne n'a pas échappé à ce dispositif en dépit de quelque réaménagement tropical. Elle a donné lieu à une gouvernementalité qui prend le corps de l'autre (le paysan) comme ultime source d'énergie pour son propre entretien. Elle est devenue une machine à vampiriser, à broyer tout ce qui aurait maintenu l'autre -l'autre du pouvoir-, en vie. Le raturage de la mémoire des paysans dans l'institution de l'ordre politique est l'effacement de sa présence dans l'institution sociale. La surimposition des élites comme instances de légitimation, de reconnaissance est à la fois oblitération et publicité. Oblitération des pauvres gens, qui sont retenus dans les fermes afin de pourvoir économiquement les élites. Publicité : l'espace public haïtien est occupé par les élites qui présentent le "peuple" comme figure désagréable de soi qu'il ne faut pas exhiber aux étrangers. Enfin, tout ce dispositif d’oblitération de l'autre et de visibilisation de soi, constitue la mécanique de la gouvernementalité haïtienne phagocytant les capabilités des citoyens, les laissant avec des corps flasques et moribonds.

 

 

IV- Pour une politique de la capabilité comme structure anthropologique de la citoyenneté : savoir se raconter, structurer son monde et inventer l'avenir.

 

Nous voulons penser une politique de la capabilité en contrepoint à une politique de la gouvernementalité, une politique fondée sur les capacités attribuées indistinctement à tous par la nature, non une politique fondée sur des dons spéciaux que les dieux ou Dieu auraient attribués aux élus. Le projet est de substituer un ensemble d'occurrences à d'autres. Substituer un ordre hiérarchique fondé sur le sang ou le biologique à attributs sociaux. Mettre fin à aptitudes "innées" qui hypostasient des expériences sociales, historiques en substances métaphysiques ou théologiques. Cette substitution devrait conduire à la fois à déconstruire le substantialisme biologico-métaphysique vers des formes sociales et anthropologiques dynamiques de vie et produire les conditions de revitaliser les capabilités non autour du dualisme insurmontable du manichéisme mais vers la pluridimensionnalité de la relation, de la rencontre dont la poétique est l'avènement du nouveau, de l'imprévisible, du tremblement par les capacités. Cette nouvelle dynamique doit passer par le savoir se raconter à soi-même et aux autres, savoir se raconter aux uns aux autres où des récits enchâssés devraient advenir les perspectives nouvelles. 

Nous avons montré le sens du récit dans la constitution de soi, de l'ipséité, de l'identité ouverte qui se produit par la narration. Cette même constitution de soi s'établit néanmoins sur une affectivité primordiale qui se résume au sentiment de pouvoir se raconter ou à l'ef-fort à se dire par le récit. La décision de se raconter s'enracine dans un courage d'être qui est résistance à toutes tentatives de se perdre dans le flux inexorable et confus du temps. Savoir se raconter c'est se sentir préalablement capable de se constituer en unité de sens existentiel, en unité dont la trame est son parcours dans l'existence. C'est aussi interrompre la continuité du temps, marquer une pause en vue de le scander selon son rythme, ses propres mouvements saisis après coup sur la rythmie du récit qui s'élabore : mettre en résonance temps du monde et temps de l'âme. Savoir se raconter c'est donc prendre sur soi le flux du temps (sans pouvoir le prendre sans reste. Le temps dans lequel on se raconte est la toile de fond du récit que le récit a du mal à prendre en charge moyennant par le journalisme qui est en mesure de proposer un présentisme ou un actualisme sensationnel) pour en fixer du sens, de la logique et s'arrêter à certains contenus existentiels pour en saisir l'épaisseur.

Donc le récit de soi contribue à la constitution de monde, à la structuration de monde, puisque le monde n'est pas seulement l'ensemble de ce qui nous entoure, et qui serait de l'ordre de la nature physique ou matérielle et leur loi de relation et de composition. Le monde est le sens donné à ce complexe naturel dans ses relations à l'homme. Le premier mode de structuration du monde est le récit, toutes les mythologies de l'origine qui racontent les premiers pas de la constitution du monde prend la forme du récit et témoignent de la primauté du récit sur les autres formes de discours qui ne sont que des reprises. Le monde est récit et sa constitution se fonde sur le besoin fondamental de l'homme à structurer les actions éparpillées, les événements en apparence isolés. En même temps que le monde se construit au moyen du récit qui relate les expériences passées de l'individu ou de la collectivité, il trouve dans cette forme de structuration du temps passé les formes de promesse de l'avenir. En racontant le passé le récit, mythologique ou historique, ouvre les perspectives sur l'avenir. Et le monde est la structuration des actions humaines dans le temps distendu en passé présent et futur. Se raconter, ce qui vaut pour l'individu aussi bien que pour la communauté, c'est s'ouvrir (au présent) au temps passé et futur, c'est se tenir dans le temps en lui imprimant du sens ou en y saisissant le sens qui y est à l'œuvre. Ce sens lui -même est marqué par la tension entre structure (sociale et symbolique de se souvenir, de raconter) et la genèse spontanée et créatrice de la pulsivité humaine. Toutefois, notre position doit être affinée en y ajoutant de nouveaux facteurs dans la constitution du monde.

Si nous avons posé partiellement que le monde est structuré préalablement par le récit, il est important de corriger en admettant que ce récit pour constituer un véritable monde, tel le monde haïtien par exemple, doit se raconter à plusieurs en reconnaissant que la pluralité est à la fois la condition de l'avènement du monde et de la politique, qui représente sa forme de mise en commun par la pluralité qui appelle la conflictualité des points de vue proposés par les récitants-agents et le besoin d'en arriver à une version partagée, apaisée des récits en compétition. Comment y arriver ?

 

a) Se raconter à plusieurs : la constitution du monde haïtien

Qu'est-ce que c'est que se raconter à plusieurs ? Se raconter à plusieurs présuppose l'existence de plusieurs récits ou de plusieurs points de vue sur une expérience ou événement collectif qui impose plusieurs points de vue se trouvant en concurrence. C'est aussi l'expérience d'une pluralité d'affectivités ou d'identités qui contreviennent au risque de l'occultation au profit d'un espace de visibilité pour son groupe. L'enjeu de la narration à plusieurs voi(e)x, de points de vue différents, consiste à rendre visible ou acceptable "son" récit. Ce qui risque de heurter d'autres points de vue. Comment concilier les points de vue ou les récits différents afin de constituer le monde haïtien ? Autrement dit, sachant que la société est traversée par plusieurs proto-récits qui sont souvent en tension ou conflit (l'historiographie haïtienne semble accuser un procès mulâtriste ou noiriste qui privilégie chacun une trame du récit collectif abandonnant la perspective collective (nationale et plurielle) du récit. À côté de cela d'autres micro-récits liés à la composition fragmentée de la société haïtienne travaillent souterrainement d'autres visions de l'histoire globale haïtienne ou de certaines régions ou approprient des éléments de cette histoire au détriment de la vision commune. La problématique d'un récit à plusieurs voix prend sens dans ce contexte de compétitions des récits ou des mémoires donnant lieu inévitablement à plusieurs constitutions identitaires au sein de l'économie symbolique générale de la société haïtienne. Comment produire une vue identitaire partagée malgré l'existence de plusieurs déclinaisons des identités de manière à rendre possible l'avènement d'un sens commun haïtien, d'une culture du commun, de la politique comme gouvernement du commun par les capabilités ?

Cette question n'entend pas faire le pari d'un récit collectif qui aurait la vertu d'annuler ou d'effacer tous les récits portés par des ethnies, des groupes socio-historiquement constitués dans la société haïtienne. Elle cherche une transversale par où passe une version partagée des récits de groupes susceptibles de devenir le récit de la communauté haïtienne ; c'est donc un récit à plusieurs tempos, à mouvements variables.

Pour construire notre argumentaire, nous ne prendrons pas d'exemples dans l'historiographie haïtienne qui dispose très peu de cas. Il y a urgence que les historiens, les anthropologues nous permettent de restituer l'existence de ces mémoires ou récits pressentis (par exemple, il serait utile de savoir comment les tribus africaines ont conservé leurs mémoires d'elles-mêmes, celles de leurs tensions ou de leurs solidarités et leurs avec leurs rapports avec la rationalité de l'administration publique de l'état haïtien). Ne voulant pas nous livrer à un tel exercice et qui risque de nous conduire à tenir pour des connaissances avérées ce qui ne sont que des hypothèses de travail, nous nous optons pour la perspective littéraire offerte par Frankétienne dans Pèlentèt[xv] où il est question de mémoires, de récits, de conflits de mémoire, etc.

La pièce met en scène les existences partagées de deux Haïtiens, Polidor et Piram, de conditions et sociales sociologiques différentes, vivant dans un appartement en sous-sol à New-York. Le destin les a mis ensemble dans le même appartement, mais chacun est arrivé à New-York pour des raisons différentes : Polidor, intellectuel et activiste politique et Piram, du gros peuple (de la paysannerie), a fui la misère haïtienne à la recherche d'une meilleure condition de vie. Rien n'est dit des circonstances de leur rencontre. La pièce commence par une didascalie qui explique le contexte de leurs miss en commun : " lan yon besmint Nouyòk, dé grenn Aysyin ap viv ansanm dépi twazan la minm apataman[xvi] « (dans un sous-sol à New-York, deux haïtiens vivent depuis trois dans (partagent) le même appartement).

Piram commence son récit par ses rencontres à la grande gare de New-York. Son récit contesté par Polidor prend à un certain moment l'allure d'une description du mode de vie de Piram et les différences sociales, esthétiques entre lui et Polidor. Cette description met aussi en lumière l'origine sociale de Polidor qui s'est acheté une baquette de viande de chien, qu'il n'a pas su identifier, du moins qu'il a acheté à bon marché. Le récit s'est prolongé sur la condition d'existence de Piram en Haïti. En contrepoint du récit de Piram, des éléments d'information sont restitués de la vie de Polidor. Intellectuel, avec les yeux constamment rivés aux livres, il s'occupe très peu de la vie sociale new-yorkaise même lorsqu'il aurait quelques activités publiques, étant, au dire de Piram, "professeur de français " à New-York. À la fin, après de long monologue Piram et Polidor se sont entendus pour s'entraider à leur retour en Haïti.

Du point de vue de l'éthique de la reconstruction, nous pouvons reconstituer la logique de la pièce selon les quatre registres de discours. Nous y rencontrons le registre narratif qui permet de saisir quelques éléments de la vie de Polidor et de Piram, le registre explicatif où Polidor et Piram, à force d'objections réciproques (en désaccord), se trouvent constamment en situation d'expliquer des zones sombres du récit de vie de chacun. Ce souci d'explication conduit déjà au registre argumentatif où chacun se voit appelé à justifier son point de vue en réponse aux objections de l'autre. Enfin, se dessine un "nous" qui unit Polidor et Piram dans une communauté à venir ou une communauté d'attentes d'une politique de justice et de liberté.

Laënnec Hurbon a compris la pièce comme la mise en conflit par Franketienne de l'élite (de l'"intellectuel") et du "peuple" (on l'entend dans le discours politique comme le groupe des laissés-pour-compte généralement mobilisables par les manipulations ou séductions politiciennes). Il y voit la fonction sociale de l'intellectuel qui occupe une fonction magique par sa capacité à manier l'écriture, particulièrement dans une société d'oralité et sa prétention forte de cette fonction, à occuper le pouvoir politique : pouvoir magique de l'écriture= compétences intellectuelles à diriger[xvii]. Cette interprétation, même en livrant quelques clés, est insuffisante. Elle s'est arrêtée spontanément à l'opposition classique de "peuple" et d'"intellectuel" sans suivre les récits qui construisent le sens de l'écriture dans la société haïtienne où toutes les compétences scripturaires ne reçoivent pas la même valeur, et où le sens de l'intellectuel lié à la performance de lecture et d'écriture dans une langue contribue à penser les caractéristiques de ceux qui ont droit au pouvoir politique. Elle mérite toutefois d'être complétée par ce souci de se raconter, de contester certaines versions du récit de l'autre, parfois avec la prétention de les corriger et parvenir au dessinement d'une communauté d'espérance: "intellectuel" et "peuple" se construisent leur récit propre au sein du récit implicite de la théologie chrétienne de l'histoire du salut et de la philosophie européenne du progrès par la science, la technique (le schème scripturaires européens) et les arts (les modes de faire européens). Face à ce récit officiel trame un contre-récit somatisé dans des pratiques dites paysannes ou folkloriques.

Le propre de cette lecture renouvelée est qu'elle nous permet de dépasser le dualisme répété souvent par les anthropologues et les sociologues de la chose haïtienne. Certainement, nous avons constaté des moments de tensions importantes entre Piram et Polidor où s'accusent des différences de point de vue liées à la position sociale de chacun. Des corrections sont portées par chacun aux versions que l'un et l'autre proposent. Les confrontations qui se présentent indiquent clairement que les acteurs ne sont pas en mesure d'accepter passivement la version donnée à la fois de son propre récit et du récit de l'autre. La volonté de se mettre ensemble en vue d'espérer un nouveau monde haïtien, fait de liberté et de meilleures conditions de vie, montre aussi que la mise en commun est possible ou est en puissance dans le risque même de se raconter en présence de l'autre (ou des autres). La seule condition importante que les acteurs doivent prendre en compte et qui est présente chez Frankétienne est la capacité à laisser passer le temps des malentendus, les prétentions à corriger le récit de l'autre afin d'écouter les résonances de la voix de l'autre dans son propre récit. La communauté devient alors les échos des voix de chacun dans le récit de l'autre laissant venir le sentiment que les récits ne sont pas entièrement opposés ou différents. Une communauté de tension abandonnant la conflictuel itératif au profit de la tension. Une communauté tendue mais éprouvée des souffrances mutuellement racontées et en voie d'apaisement par la découverte d'occurrences similaires qui, présentes dans chacun des récits, sont susceptibles de constituer l'éclosion d'une voix partagée, d'un sens commun à entretenir politiquement.

Toutefois, nous portons quelques réserves à la démarche de Frankétienne qui ne met pas en scène l'ensemble des acteurs-types haïtiens, donc ne nous propose pas une vue cohérente du problème qu'il a esquissé. C'est-à-dire du problème de la "discussion" des Haïtiens de toutes les composantes mémorielles. Pèlentèt met en scène le "peuple " et l'"élite" intellectuelle, qui s'opposent, les deux, aux hommes d'affaires et aux hommes politiques (autant que Polidor, en intellectuel haïtien s'intéresse au pouvoir, il faut dire qu'il s'oppose à une frange de la classe politique, celle qui est au pouvoir) qui détiennent les rênes du pouvoir économique, politique, etc. À un moment donné, Polidor et Piram ayant justement identifié leur ennemi commun, le système d'exploitation défendu par les hommes politiques au profit des "bourgeois ", ont dû même coup compris l'intérêt de se battre l'un à côté de l'autre. Cette réponse n'est que l'esquisse d'une réponse plus radicale qui appelle une nouvelle question : comment le peuple peut-il faire communauté (communauté d'espérance ou d'intérêt) avec le "bourgeois " ? Comment le "peuple" réconcilié avec l'"élite intellectuelle" (révolutionnaire) peut-il se mettre ensemble avec le "bourgeois", acteur de son exploitation, de sa domination ? Pour répondre à cette question nous pouvons reprendre la même démarche reconstructive. Cette fois-ci, nous devons trouver la transversale, la voie de liaison par laquelle peut passer le récit partagé par le peuple et la bourgeoisie ? Frankétienne nous a montré comment penser la conciliation du "peuple" et de son "élite" intellectuelle révolutionnaire. Nous devons trouver les formes de conciliation entre le peuple uni à son élite et le "bourgeois" haïtien, sorte de marchand de détail vivant d'expédients de la sous-traitance, de l'exploitation outrancière des ouvriers et des rentes de l'État. Comment mettre en vis-à-vis peuple et bourgeois afin de faire advenir une mémoire partagée, de dégager des occurrences communes dans leurs récits propres ? Comment entrecroiser les divers récits de chacun des groupes pour faire apparaître une résonance commune ?

Tentons de restituer, du point de vue du "peuple", ce qui pourrait être les thèmes du récit bourgeois dans la société haïtienne. C'est un récit dont le fond thématique serait constitué : d'exploitation, de complicité avec les forces internationales[xviii], d'endogamie qui traduit le mépris de se mélanger au peuple, souci d'être ou de se rapprocher du blanc (du pur) par la couleur épidermique, par la culture. Enfin, le bourgeois haïtien serait défini comme détenteur du pouvoir politique et économique, et profiteur des ressources publiques par spoliation des fonctionnaires politiques, dénoncés par Piram: "nou minm entelektyèl ak politisyen lavil ki responsable dépi tan binbo tout dezagreman lóbèy tchouboum lan péyi Dayiti. " (p. 37). Le "bourgeois " pourrait se représenter dans la narration comme héritier de la race supérieure et détenteur des richesses du pays, pour que peuple doit travailler afin de maintenir un train de vie digne des héritiers du colon blanc. Son récit porterait la passion des grandes villes, Paris, New-York, Berlin, Londres et Amsterdam, etc., pour traduire son enracinement familial et son lignage.

Face à ces éléments constitutifs de la mémoire bourgeoise haïtienne, le peuple peut raconter ses misères, ses exploitations, ses humiliations, les trahisons subies, les souffrances liées aux espérances bafouées, l'absence de politique sociale, d'accès à la santé, à l'éducation, à l'emploi, bref à une vie bonne. Alors que dans le récit "bourgeois " du "peuple", reviendrait de manière répétée la superstition, la fainéantise, l'état crasseux du peuple, son illettrisme, sa barbarie, etc.

Le bourgeois haïtien ajouterait à son récit que l'inculture (congénitale) du peuple le rend inapte aux valeurs modernes, de christianisation, de démocratisation, de modernisation politique ou économique. Pour ce faire, il est difficile de se mettre en relation d'égalité ou de solidarité avec le "peuple". Il tourne en dérision la prétention du paysan à revendiquer la terre. Le bourgeois haïtien, comme autrefois le noble blanc européen et chrétien, se considère comme propriétaire des biens et des hommes de la terre d'Haïti.

Nous avons présenté de manière sommaire l'essentiel du récit de chacun de ces groupes et les perspectives que chacun pourrait tenir sur l'autre, en laissant de côté sciemment, la place de l'élite intellectuelle, supposons -le, qui se mettrait du côté du peuple. Par où se rencontreraient-ils, le peuple, le bourgeois et les élites (intellectuelle et politique) haïtiens ?

Il faut entreprendre un renversement pour saisir le contre -monde possible. Ce renversement est d'abord à penser à partir de la possibilité même du récit partagé. Les différents récits (de manière expéditive nous recenserions récit des mulâtres (le mulâtrisme), récit des noirs (le noirisme), récit des syro-libanais, récit de blancs européens, etc) devraient mettre en relief la capacité de chacun à se raconter tout en présupposant la capabilité fondamentale qui caractérise toute identité, tout désir d'être. Cette capabilité partagée devient dans un contexte pragmatique du discours une exigence éthique à rendre possible un lieu ou une instance de renforcement des capabilités et de la capabilité collective qui permettrait de se penser face aux altérités internationales.

Le monde haïtien devra prendre alors la forme d'un lieu idéel de constitution de subjectivités capables s'éprouvant les unes les autres dans le respect de l'autre comme respect de soi. L'institution du monde haïtien s'avère difficile et son passage par le seul travail de reconstruction se montre très compliqué. Il faudra avancer un autre élément que nous avons effleuré, la communauté internationale.

L'anthropologie du bouc-émissaire a permis de comprendre qu'une communauté ne se constitue pas de l'intérieur sans l'existence d'instance d'opposition interne ou externe. Frankétienne a compris ce principe anthropologique : dans Pèlentèt, Polidor et Piram ont su parvenir à l'institution d'un rêve commun en désignant l'ennemi commun, le bourgeois et ses politiciens corrompus et corrupteurs. Quel est l'ennemi commun du "peuple" et du "bourgeois "? C'est l'ultime question de la démarche qui tente de trouver un lieu commun des récits bourgeois et populaires. La dénégation ou l'humiliation répétée du racisme international (pourtant vécue différemment par le "peuple" et le « bourgeois" haïtiens.  L'un s'indigne de ces humiliations répétées, l'autre, complice, se terre dans le silence. Pourtant, ils sont tous deux saisis par le racisme occidental, qui les perçoit comme des "sauvages" ou "barbares". Le monde haïtien est un monde qui doit s'inventer contre le procès historique du racisme occidental anti-noir soutenu par le "sous -racisme" de la "bourgeoisie " haïtienne. L'invention de ce monde haïtien nouveau nécessite un nouveau récit qui court-circuite le sous - racisme haïtien.

 

 

b) Se raconter à plusieurs : ouvrir les brèches de la créativité.

Se raconter à plusieurs ce n'est pas seulement créer les conditions d'un monde nouveau reconstruit autour de récits entrecroisés, c'est aussi ouvrir les potentialités créatrices qui sont libérées au cours des narrations mises en dialogue ou en résonance. Il importe de penser les mises en forme institutionnelle des énergies libérées au cours de cette narration à plusieurs.

Les mémoires en compétition, surtout celles qui subissent les contraintes du silence des formes de domination, s'enferment dans des autocensures imposées par la mémoire officielle, celle de ceux qui sont au pouvoir. La possibilité de les mettre en vis-à-vis, en vue d'une reconstruction, libère des énergies créatrices qui participent à la reconstruction (ou la destruction radicale) du monde nouveau. Ces énergies étant elles-mêmes nouvelles ouvriront des perspectives inédites vers des élaborations sociales, économiques et politiques nouvelles. Libérées vers l'institutionnalisation de la capabilité haïtienne, elles doivent faciliter l'invention d'une nouvelle communauté de capables.

C'est dommage que Franketienne ne nous permette pas d'aller plus loin, là où nous avons besoin de voir à l'œuvre cette énergie créatrice libérée. L'histoire haïtienne offre toutefois, par sa réinterprétation, un exemple, le fait que les histoires relatent sous la dénomination de l'union des noirs et des mulâtres. Il faut dire tout de suite que cette union n'a pas été soumise aux principes de la reconstruction. Spontanée, elle a brûlé les étapes de la narration (les noirs et les mulâtres ne se sont pas racontés donc n'ont pas su inventer une universalité commune), de l'explication et l'argumentation. Ils étaient parvenus à une entente fragile, non établie sur les épreuves du récit de l'argumentation qui auraient contribué à liquider quelques contentieux majeurs et fait advenir une entente plus solide ou éprouvée.

Malgré ce défaut, cette union a su réaliser par libération de certaines énergies utilisées dans les luttes intestines à vaincre l'armée française, la plus imposante de l'époque. Cet exemple historique qui devra être corrigé des défaillances que nous avons relevées doit permettre d'une part la libération d'énergies créatrices pour inventer une nouvelle communauté (politique) portée par des mémoires en négociation, ouvertes les unes aux autres, conscientes d'elles-mêmes et des autres, enfin entrecroisées. D'autre part, il doit ouvrir les perspectives de libération, de l'autodétermination haïtienne.

Il est vrai qu'on peut objecter qu'aujourd'hui les récits des acteurs ont pris des formes plus complexes et hétérogènes, ils sont devenus plus protéiformes. En dépit de cette complexité nouvelle, l'exigence de reconstruction reste la même : libérer les énergies propres à l'autodétermination. Le sens dernier de l'autodétermination est de réaliser un ordre d'humain, un ordre de récits partagés en vue d'instituer une expérience de respect de la dignité humaine et d'inventer un espace de communauté capable d'inscrire la dignité non dans la simple sphère des idées mais dans celle des praxis des institutions sociales, politiques, économiques, etc.

 



[i]  Manuel est le "type" de cette jeunesse qui ne trouve pas de voie de réussite en Haïti, et se voit contrainte de partir ailleurs pour se former à de nouvelles visions du monde, de la société haïtienne et d'eux-mêmes.

[ii] Nous entendrons la capabilité dans un sens différent de celui de Amartya Sen qui en fait des droits auxquels doivent se règle les politiques sociales ou économiques. Par capabilité, nous entendons dans le sens littéral le fait d'être capable. Être capable, c'est avant tout, se sentir en mesure, faire l'épreuve de son pouvoir intérieur, de sa grandeur intrinsèque qui est la conditionnalité de toute action. De la sorte, chez nous la capabilité mobilise préalablement une phénoménologie de la vie, de l'affectivité et de l'effort où naissent chez l'agent les actions)

[iii] Pensé comme modèle de beauté, de bonté et de vérité. Ce que nous n'avons pas trouvé de manière explicite chez Spinoza se présente avec clarté chez Fanon : l'affectation qui rend impuissant suppose l'existence d'une altérité malfaisante, dénégatrice, etc., et d'un ordre social ou anthropologique de gestion des corps affectés dans la durée. C 'est en tant que l'impuissance, la haine de soi deviennent les modalités de la vie violemment affectée que le soi comme autoposition dans la liberté (intuition d'autodétermination, de son être de grandeur, de son élan à se traiter en être capable.

[iv]  Paul Ricoeur, “Devenir capable et être reconnu”, in revue Esprit juillet 2005; Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.

[v] Ça dépend du point de vue qui est adopté : il peut être celui de ceux qui s'enrichissent de la misère des pauvres gens, de ceux qui augmentent leur puissance de la diminution de la puissance d'agir des autres. Le point de vue peut être aussi celui de ceux qui assistent à leur dépérissement chronique et se rapprochent inexorablement, étant impuissants ou affaiblis, du bas -fond de l'in-humanisation.

[vi] Délide Josephe a fait amplement l'histoire de cette "catégorie " sociohistorique de la société haïtienne en montrant ses relations au pouvoir et à la défense dialectique d'Haïti. Délide Joseph, L’Etat haïtien et ses intellectuels. Socio-histoire d’un engagement politique (1801-1860), Port-au-Prince, 2017.

[vii] Les analyses de Fanon ont montré la prégnance de la violence dans la lutte de libération.  Cette violence, avec le temps, s'est institué en un instrument de luttes même dans la période nationale.

[viii] Karl Jaspers, La culpabilité allemande, Paris, Editions de Minuit, 1990.

[ix] Pour approfondir, le lecteur peut lire Paul Ricoeur, Temps et récit (Trois tomes), Paris, Seuil, 1983-1985; La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, seuil, 2000.

[x][x] Voir Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience 1 et 2, Paris, Editions Cerf, 1991; l’Ethique reconstructive, Paris, Cerf, 1996; La religion reflexive, Paris, Cerf, 2010.

[xi] Michel Foucault, “La gouvernementalité”, Sécuritém territoire et population, cours du Collège de France 1977-1978, Hautes Etudes/Seuil, Gallimard, 2004.

[xii] Michel Foucault, dire vrai sur soi-même (2017); Discours et vérité. Précédé de la parrêsia (2016); Qu’est-ce que la critique. Suivie de la La culture de soi (2015). Tous parus chez J, Vrin.

[xiii] Karl Ferdinand Werner, Naissance de la noblesse. L'essor des élites politiques en Europe, Fayard, 2012.

[xiv]Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard,1989.  

[xv] Frankétienne, Pèlentèt, 1978.

[xvi] Op. cit, p. 11.

[xvii] Laënnec Hurbon, Pour comprendre Haïti, Paris, Karthala, 1986.

[xviii]  Il faut dire que la "bourgeoisie haïtienne s'entend avec cette communauté internationale pour occuper une place de sous-traitance dans la division de travail international. Sur ce point précis, nous pensons à notre ami et collègue Bidalson Cadélus qui se fait très attentif à cet aspect de l'économie haïtienne. Il pense à juste titre qu'il est important de prendre au sérieux la dynamique globale de l'économie mondiale pour d'une part comprendre le choix de la "bourgeoisie haïtienne ". D'autre part, toute invention nouvelle de la politique haïtienne doit passer par cette question : quelle place est-il donné à Haïti d'occuper dans l'économie mondiale ?


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