Qu’est-ce que lutter ? Critique du militantisme haïtien au temps du désarroi

 

Essai de repenser l’expérience politique haïtienne

 

La vérité est une lampe tèt gridap.

Quoiqu'on fasse elle ne peut pas être sous le boisseau.

À le mettre sous le boisseau,

On court le risque évident d'incendie.

 

HECTOR RETAMAL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE,  7 février 2019.
Je ne sais pas la raison pour laquelle il me prend l'indomptable besoin, en ce temps très dangereux - toute prise de parole risque d'être frappée de malentendu et faire le jeu de chacune des parties qui se battent ignoblement pour les privilèges du pouvoir - de me poser la question de la lutte pour la liberté ou le bien-être dans la société haïtienne actuelle, de sa nature, de la manière de la mener et de son sens. Mais si je me pose cette question, ce n'est nullement pour la récuser en montrant son impertinence. J'ai plutôt le sentiment qu’autant qu'il est pertinent de se battre pour la liberté, il est autant important de savoir comment mener cette lutte afin d'éviter d'être pris dans les entrelacs historiques et symboliques de ces luttes d'autrefois qui se sont tissées une structure d'énonciation théorique et pratique et se sont donc constituées un tissu de sens qui risque d'être une soupape de sûreté à tous ceux qui se refusent à penser.

J'avoue – surtout à ceux-là qui se vantent d'être « militants », d'avoir une lutte en vue, une cause à défendre pour l'institutionnalisation d'une praxis émancipatoire – que je ne suis pas un « militant », du moins, je ne suis pas le militant d'une cause qui serait elle-même l'effet d'une cause plus profonde. Toutes les luttes menées jusque-là ainsi que les enjeux pratiques qu'elles ont ouverts ont pris forme dans le paradigme colonial de la couleur de la peau, de l'accès à la propriété, de la domination par la finance et de l'appauvrissement au sein de l'État (structure fondamentale de colonialité). En effet, la militance, telle que je l'ai découverte depuis 1986, quelques temps après la chute salutaire de la dictature, ne m'a jamais fait vibrer, même lorsque j'ai admiré le courage, l'audace de certains, ceux-là qui se sont donné parfois sincèrement, souvent naïvement, à la cause[i]. Aujourd’hui encore, j'éprouve très peu d'affection pour le style de militance qui s'arc-boute à un folklorisme béat qui, selon moi, est toujours pris dans les rets d'un sensationnalisme de naïfs ou de bluffeurs, qui se bluffent croyant bluffer tout autour d'eux. Ce militantisme sensationnaliste adopte la contestation -à coup de slogan- comme forme discursive qui se veut par enchantement transformation du monde. Un relent magique habite cette posture : les militants sont aussi de grands contemplateurs du salut qui soit venir des yankees. Tous attendent comme ceux qui sont au pouvoir le dénouement de la politique américaine pour se faire une « idée » précise de la « situation haïtienne ». Cette posture traduit bien la formule consacrée de la relation américano-haïtienne : la toux américaine résonne en grippe haïtienne. Aucune militance -que ce soit de la militance des oppositions ou de la militance des défenseurs du pouvoir, ne fait preuve d'imagination, de créativité pertinente et constructive en vue de tester de nouvelles hypothèses, de tracer de nouvelles voies vers la libération véritable. Ils sont tous là à remâcher les vieilles théories de la lutte des classes, de l'accumulation et de la reproduction du système d'exploitation, de la domination des dominés par les dominants, du renversement des rapports de pouvoir, etc., alors qu'ils sont incapables, dans leurs vies quotidiennes, de se défaire des réflexes du dispositif capitaliste. Ils convoitent tous en dernière instance la nécessité de prendre le pouvoir, d'occuper les appareils de l'État. En attendant d'accéder au pouvoir pour tout changer, faisons comme tous les autres : enrichissons-nous au moyen de cause dans laquelle nous ne croyons pas. Aucun, par ailleurs, ne s'est demandé, dans une société telle que la société haïtienne, veut-on s'embarrasser de l'État (instrument, dit-on, de la bourgeoisie pour consolider ses privilèges et les renforcer et augmenter), de cette réalité qui rappelle les exigences colonialistes d'exploitation, de répression, de prédation, d'enfermement ?

Pourquoi cette indifférence ? À cette question, je réponds, pour la simple et bonne raison que les luttes sont déjà menées, les dés ont été déjà pipés : on utilise les mêmes arguments de ceux-là qu'on prétendait combattre. Ceux-là, dans la courte histoire des mouvements sociaux de 86 à aujourd'hui [je pourrais remonter plus loin en me servant des constats de l’historien Michel Hector, qui remarque que les mouvements populaires ou paysans sont souvent trahis par les leaders (les militants)], qui s'enorgueillissaient d'être des militants et ne savaient même pas prendre soin de leurs misères partagées avec des frères d’armes, particulièrement avec les filles du quartier en lesquelles ils voyaient la jouissance facile sans se demander si, elles, elles voulaient de ces jouissances intempestives de corps souvent violentés. Bref, nombre d'entre ces militants extorquent, sous forme de dettes, les marchandes de misère et les filles de ces marchandes -comme certains extorquent l'État haïtien à coup d'expertises ou de consultations ou se font responsables d'organisations non gouvernementales ou d’organisations internationales distribuant aux copains des rentes au nom de l'émancipation, mais au détriment de cet État, que l'on sait, affaibli, « failli » par ces ONGs ou OIs. J'ai toujours eu le sentiment que ces militants ont raté leurs cibles, et qu'ils se sont pris à eux-mêmes, à leur « classe » (si je dois rester dans leur réseau lexical), en s'en prenant aux filles et aux marchandes de leur propre « classe ».

 Cela dit, voilà ce que je tiens à exprimer aujourd'hui de manière relativement explicite : nombre de ceux-là qui prétendent lutter pour la cause du « peuple » n'ont jamais eu le sens véritable de la lutte du fait qu'ils luttaient avec les catégories logiques, sociales, anthropologiques et scientifiques de ceux qu'ils entendent combattre. Ils se sont salis avec la même eau dont ils prétendent se laver. Ma thèse contre cette tactique d'une militance en double teinte, prise qui croit prendre, est que lutter c'est savoir faire des « pas de côté ».

Tout face-à-face dans la lutte ne vise que le « renversement des rapports », qui est, à son tour, par ironie de la posture dualiste (celle qui pose la division de la société en deux classes, bourgeois et prolétaire, paysan et intellectuel, etc.), la reproduction du même. Ainsi, ces militants n'auraient-ils été pris dans les mailles du dispositif de la domination qu'ils ont eu le cœur net de combattre, mais qu'ils ont eu le grand chagrin de reproduire sans oser se demander quel fatum historique ou anthropologique a conduit la lutte toujours à sa case de départ faute d'avoir obtenu de résultats pertinents, solides et valables, puisqu'aujourd'hui encore on lutte pour le manger quotidien, on lutte pour la dimension la plus animale de la vie, le «se nourrir», le «rester en vie»; on lutte contre la mort ? Leur erreur réside dans le fait qu'ils n'ont pas su faire ce « pas de côté ». Ils étaient tellement obnubilés par le cadre discursif de l'autre, le « bourgeois », le « blanc », ils n'ont pas senti qu'ils portaient en eux les germes d'un ordre sociopolitique autre. C'est pour n'avoir pas su choisir entre ce qu'ils contemplaient et ce qu'ils vivaient que certains d'entre eux ont enfanté des monstres : contester le pouvoir pour y accéder par n'importe quel moyen ou défendre le pouvoir par n'importe quel moyen. Or, lutter ce n'est pas nécessairement combattre de manière frontale, dans un corps à corps superflu, le discours de l'autre (l’« ennemi» ou l'«adversaire») au moyen de son propre discours en inversant les termes: prolétaire versus bourgeoisie, paysannerie versus intellectualité, liberté versus asservissement, appauvrissement versus enrichissement, etc. Il faut sortir du discours de l'autre, puisque lutter c'est se défaire d'un discours qui, par sa forme englobante, enferme même son contestataire se voyant contraint d'utiliser sa syntaxe, sa grammaire et souvent sa sémantique et sa pragmatique. La perspective première de la lutte exige le pouvoir déterritorialisant de l'imagination. Lutter c'est habiter les mondes possibles (de l'imagination) et non les mondes déjà existants. À bien voir ces militants n'ont pas de mondes possibles, ils s'accrochent tellement à ce monde actuel : ils y construisent comme ils y gâchent des vies, ils montent des intrigues pour préserver les privilèges des leurs et profiter du statu quo.

Ma constatation a un enjeu majeur : le corps, la corporéité est toujours absente dans la prise en compte théorique du militantisme haïtien qui, pour s'être souvent versé dans un matérialisme famélique, n'en est pas moins en contemption du corps. Or, le corps étant textualisé par le discours qui le prend en charge devient présence du discours même dans les pratiques de contestation. Une fois la lutte est contenue dans les anciennes pratiques, devenues ainsi surdéterminations, il est donc incohérent de penser le fait de lutter par le simple acte de prononcer des slogans oppositionnels incantatoires, du style, « nou pa vle », « aba lenjistis », « leta pèpè », « boujwazi lakras », etc. Lutter c'est créer, sortir du cadre routinier d'interprétation pour instituer de nouveaux mondes. Ce qui veut dire qu'il ne suffit pas de s'opposer, de se mettre dans l'opposition pour mener un acte de libération et penser améliorer sa condition et celle de tous les autres. Il faut se défaire de la grammaire, de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique des pratiques d'asservissement, d'exploitation ou de manipulation qui ont pris le corps en otage et le convertissent en machine à reproduire du même. Dans le cas contraire, lutter n'est qu'un prétexte politicien pour se substituer à ceux qui sont au pouvoir. De telles luttes sont récurrentes dans l'histoire politique contemporaine de la société haïtienne.

 

I-                  Lutter ce n'est pas seulement « dire non »

Albert Camus, dans L'homme révolté, propose la condition fondamentale de la lutte, entendue comme « révolte ». « Qu’est-ce qu'un homme révolté ? se demande-t-il. Il répond de manière lapidaire : « Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ?

Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non », « vous allez trop loin », et encore, «il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme ce non affirme l'existence d'une frontière.[ii]»

Camus s'est enfermé dans la théorie classique de la lutte ou de la révolte qui pose la lutte comme le fait de rompre avec un ordre politico-social et économique inacceptable du fait de son caractère corrosif. Le fait de dire « non » traduit le début de la lutte ; c'est la lutte annoncée. Dans ce « non » se met en place une rupture et une annonce, puisque « dire non » c'est dire aussi en même temps « oui ». En réalité, cette compréhension s'en tient au manichéisme qui nie l'existence d'autres mondes que celui de l'exploitation-loisir, de l'asservissement-libération qui se trouve divisé en « non » et en « oui ». Le manichéisme pose l'existence d'un monde où se battent deux principes irréductibles, le bien et le mal ; il s'agit du même monde compris comme une médaille à deux faces opposées ou différentes mais intimement liées. Dans la vision de Camus, comme dans celle du militantisme haïtien, le monde sociopolitique est régi par deux spatialités, celle du dominant et celle du dominé, chacune liée à des temporalités différentes. La spatialité du dominant est régie par la temporalité de l'enrichissement, de la jouissance et du loisir, etc., celle du dominé par l'appauvrissement, la complainte et la fatigue, etc. La logique de lutte proposée par Camus est celle d'un monde manichéen, un monde à deux principes, non et oui, vers le même idéal de liberté contre la domination ou inversement. Un « homme révolté » est donc un homme divisé entre le non et le oui, jusqu'au moment où il se résout à prendre la voix de la rupture, celle du non définitif qui débouche sur la révolte, et sur le renversement de l'ordre d'exploitation ou de domination. Une temporalité duelle décrit cette révolte qui trace la « frontière » entre un passé, celui de la domination-exploitation et un présent, celui du « refus » qui s'élabore vaguement en promesse construite. Cette temporalité de la promesse tient lieu d’une transition, d’un long processus qui, si je comprends bien, ne laisse pas le choix aux militants qui gèrent l’immédiateté. Comment ce non définitif peut-il se transformer en un oui définitif à partir de la promesse d’un monde sans exploitation ?

 Cette théorie de la lutte comme rupture présuppose une cosmogonie, source du cadre de conceptualisation de la lutte comme refus, comme négation ou dépassement. Elle entend promouvoir une logique dialectique où les contradictions peuvent s'annuler dans la promesse des jours heureux où l'exploitation sera entièrement abolie. D'une part, la théorie de la révolte, de la lutte contre les oppressions suppose un monde composé d'entités marquées, les unes par la bonté, les autres par la malfaisance. Un monde peuplé de forces opposées en lutte dont la fin est dans le renversement continu et alternatif. D'autre part, ce monde de division est celui de la confrontation, de la guerre, de la domination, de l'exploitation, de l'asservissement et du désir de liberté, de contestation, de revendication, etc. Pourtant, si la confrontation est décrite, elle est souvent montrée comme l'affrontement de deux camps, l'un a pour attribut le bien et l'autre le mal ; l'exploitation est mauvaise et la contestation est bonne. Le dualisme justifie le duel qui est irrécusable et qui se justifie par la vertu de civilisation des uns et celle de libération des autres. A l'arrivée, il est difficile de savoir où se trouvent le bien et le mal dans le mouvement dialectique de la civilisation et de la libération, puisque chacune laisse son lot de morts aux cimetières de l'histoire et se persuade d'être missionnée pour le salut de l'humanité. Toutes deux, procès de civilisation ou de liberté, se définissent selon le même principe du salut du genre humain. La théorie de la lutte est une théorie du miroir où celui qui regarde n'a de reflet que son propre portrait. Enfin, c'est une théorie du monde compris comme matérialité des relations à arpenter selon le bien, le vrai, le beau et le juste. Elle croit décrire et recenser toutes les formes de domination à partir d'une géographie de la spatialité des dominations, des exploitations. Elle croit aussi déterminer spatialement où se trouvent les pratiques de domination, chez les « bourgeois », les « riches ». Alors que la domination est une temporalité ; elle passe aussi par le corps ou la corporéité dominée ou asservie et peut prendre des formes diverses selon le corps en question.

 Il faut penser les dominations à partir du corps et du discours. Voir par où passe le discours de légitimation de la domination et comment ce lieu de passage ou de transit est aussi un lieu de re-production de domination. Le premier lieu de passage reste le corps dans sa plasticité qui sait sédimenter les pratiques pour les reproduire. C'est en étant attentif uniquement à cette économie somatique que la lutte peut être prise au sérieux, puisque cette attention permet aussi de suivre les modes de réactualisation par le corps, dans sa créativité labile, les formes de domination qui se déterritorialise en se reterritorialisant ailleurs de manière souvent surprenante. Dans le cas contraire, ayant à l'esprit les diverses luttes haïtiennes pour la libération, la lutte qui est refus est aussi assentiment et consentement à son propre contre-idéal ; son « non » n'est qu'une métaphorisation du « non » du système d'exploitation, son « oui » une antithèse à son « oui » véritable. La lutte dans la société haïtienne est, semble-t-il, frappée du tragique. Non du tragique propre à l'action à plusieurs décrit par Etienne Tassin, commenté par mon ami philosophe, Jean-Waddimir Gustinvil, non plus dans le sens de Myriam Revault d'Allones, qui a consacré de longues réflexions, à partir de l'expérience grecque, sur la «part maudite de la politique[iii]». Le tragique dont il est question dans le cas de la politique haïtienne est non seulement entretenu par ce qui est considéré par ces philosophes comme la part proprement maudite de la politique, mais aussi par la surdétermination de l'action par le discours « colonial » que cette action prétend déconstruire alors qu'elle se construit au moyen de ce même discours. Le tragique de la lutte dans la société haïtienne, comme ce peut être le cas des sociétés postesclavagistes ou postcoloniales[iv], prend forme dans la difficulté à sortir de la grande nuit coloniale malgré les optimismes des promesses d'émancipation, de « changer de système ».

En arrière-plan, il s'agit de suggérer (puisqu'il serait long de développer les linéaments de cette implication), que les luttes haïtiennes –particulièrement celles dans lesquelles la société haïtienne est prise depuis 2018- sont pauvres d'imagination et de conviction de faire du monde nouveau, puisque chacun tire ses intérêts de sa petite place dans le système. En fin de compte, je laisserai la question pendante aux engagements citoyens de chacune ou de chacun, il s'agit de savoir que veut dire « changer la société haïtienne ». Cette question est à entendre aussi dans ce sens « que veut dire changer pour les Haïtiens ?

 

II-               Les formes de luttes dans la société haïtienne

Les luttes haïtiennes historiquement héritent de la lutte fondatrice pour la libération de la colonie de Saint-Domingue de la domination des colons français. Elles ont entendu formuler une seule série de questions, celles, politiques, d'accès aux jouissances des biens collectifs selon le principe cardinal de l'égalité. Elles ont rarement pris forme de luttes pour des abstractions de la philosophie politique moderne, telles que la liberté ou la participation directe aux prises de décisions sur la gestion de la société. Elles se dressent souvent en revendications, en interpellation de l'État comme pourvoyeurs ou distributeurs de privilèges. D’abord, elles sont portées par des représentations qui se révèlent à l'arrivée peu crédibles, et se soldent souvent à des actes de trahison. Elles sont aussi souvent indifférenciées ; menées par des hommes au nom des hommes ou de tout homme, les femmes sont les grandes oubliées. Menées aussi par des gens de conditions psychologiques, physiologiques, considérées comme normales, elles oublient souvent les enfants, les handicapés, les vieillards, etc. Menées dans les grandes agglomérations urbaines, elles négligent les paysans ou les utilisent à des fins particulières. Menées contre le mode de gestion des biens publics, elles entérinent le statut de l'État comme source de dispensation de privilèges et de distinctions. Elles instituent le système de domination dans leurs propres styles de revendications qui se formulent dans le discours global de l'État comme instance de la généralité et de la communauté sans s'interroger sur les modalités du commun qu'il est possible d'instituer.

Ces luttes, conduites souvent sous le label de la libération contre les formes d'oppression, et d’injustice au nom des « défavorisés du système »[v], de l'accès à certains biens sociaux ou économiques et symboliques, se conçoivent selon une grammaire de la dualité. Cette grammaire divise la société haïtienne entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les premiers se considèrent comme aptes à parler au nom des seconds qui, en conséquence, doivent se soumettre à leurs savoirs et techniques : les modalités de la lutte, le discours à mettre en place, la radicalisation ou non de la lutte et les négociations à entreprendre avec généralement le président de la République, reconnu, comme seul interlocuteur valable. Le plus important de ce descriptif représente l'incontournable présence du pouvoir étatique comme instance d'interpellation, malgré l'implication de certains leaders (des oppositions diverses) au sein du pouvoir. Cette dynamique de revendication ou d'interpellation suscite le sentiment que la société s'oppose de manière pathétique à son État, puisqu'elle est incapable de se penser sans les horizons de cet État, pour exiger de nouvelles redistributions.

Les luttes sociales et politiques haïtiennes entendent soutenir un ordre de partage dans la société haïtienne, leur objectif reste tout simplement de créer l'accès au pouvoir (devenu donc comme seule instance de réalisation de soi, de son épanouissement) à plus de citoyens. « Plus de citoyens » s'entend dans le sens haïtien de la citoyenneté. Qu'est-ce qu'être citoyen pour l'Haïtien (dépouillé de sa fine carapace obtenue durant ses formations académiques), en dépit de la prégnance d'un formalisme creux et criard qui définit la citoyenneté par la majorité juridique de 18 ans ? L'observation montre clairement que la juridicité de la citoyenneté est doublée par la représentation sociale qui présente la citoyenneté par son inscription dans le dispositif colonial des valences françaises : de tenue vestimentaire occidentale, de propos raffinés, jouissant de biens économiques spectaculaires, etc. La citoyenneté anthropologique, que je distingue de celle que postule le droit, surdétermine les revendications politiques en conditionnant les porte-parole en bénéficiaires ayant droit aux avantages des luttes. Cela explique la raison pour laquelle les laissés pour compte des quartiers populaires des grandes villes, les paysans des zones rurales sont souvent envoyés à la boucherie au nom de pseudo-convictions dans des idéaux mal compris ou difficiles à prendre dans l'imaginaire haïtien.

De cet amalgame résulte la conséquence importante de la trahison des paysans ou des gens de la « classe populaire » laissés pour compte dans les temps des réjouissances sous les feux des armes des soldats ou des hommes armés du « système ». J'ai montré avec Camus que la lutte est entreprise dans un monde duel où les hommes en lutte posent un « non » à la gestion du monde en faveur d'un « oui » qui prétend proposer une nouvelle manière de « gérer », de « transformer » (non de le faire, de le fictionner) le monde. Dans les luttes haïtiennes ce dualisme est souvent très vite escamoté par les meneurs de lutte qui se fondent dans les rangs des oppresseurs. Cette pratique qui se répète au fil de l'histoire politique haïtienne s'explique non pas par le fait d'une véritable trahison. Il y a trahison lorsque les agents détournent le mouvement vers son aspiration contraire. Or, il suffit de penser le lieu discursif de production des revendications pour se persuader qu'il y a davantage de malentendus que de trahison. Il y a malentendu du fait que les revendications formulées ont souvent donné le sentiment du nouveau, d'un monde nouveau alors qu'au fond qu'elles ne proposent que de nouvelles perspectives au sein du dispositif du monde présent (qui reste la forme sédimentée du monde passé). Ce qu'elles proposent n'est qu'une variation du système d'exploitation ou de domination qui doit tourner en faveur d'une minorité qui, pour s'être risquée la vie[vi], se convainc de sa légitimité à jouir du pouvoir, à reproduire les formes diverses de domination par la couleur épidermique, par les possessions économiques, etc. Ces « héros » de la dérision politique sont comme Œdipe-roi pris dans les filets du destin, du mauvais destin, celui qui ne produit pas la rédemption dans l'institution d'un ordre de partage, mais répète son passé comme un boulet au pied. Dans le cas de la société haïtienne, le destin n'est pas dit par l'oracle, mais par la structure coloniale qui semble profiter à plus d'uns qui se refusent à la déconstruire du fait de leur place ou des opportunités que leur place offre le jeu des redistributions. Cela explique, par exemple, l'ambivalence de la position de certains des oppositions politiques qui contestent l'ingérence de l’« étranger» dans les affaires haïtiennes, pourtant appellent souvent l'intervention de cet «étranger» pour défendre contre leurs compatriotes haïtiens leurs positions privilégiées dans le système. Dans le système colonial à dévoiler dans la société haïtienne, il est important de constater que lutte est souvent un remue-ménage pour faire de la place pour soi et ses proches.

En fait, la politique haïtienne se déroule par le même jeu de rôle, la même scène et les mêmes mimiques des acteurs qui s'entendent sur des jeux de rôle. Ce qu'on appelle souvent la « classe politique » dans les discours politiques haïtiens n'est qu'une corporation informelle d'agents qui mobilisent le « refus » comme modalité de contester. Leur jeu de rôle devient une variation des pratiques de corruption, de concussion, de mise à mort des plus vulnérables de la société haïtienne. Le traitement accordé au système éducatif en est l'exemple le plus éloquent qui ne saurait échapper à aucun observateur, même le moins averti : tous s'accordent à faire des écoliers, des étudiants les instrumentalisés d'une cause inavouable. Une cause en tout cas qui ne prend aucunement en compte l'amélioration des conditions de vie des appauvris. Les écoles, les universités sont fermées durant des mois sans pouvoir repérer les responsables politiques de cette fermeture irrégulière. À la surprise de toutes les familles, les oppositions et les responsables du gouvernement s'accusent réciproquement de cette fermeture. En fin de compte, plus de responsables et les parents ne font que subir les dépenses vaines et accepter impuissants leurs enfants qui passent du temps vide sans pouvoir passer en classes supérieures (alors que la majorité des responsables politiques qui donnent souvent les consignes de fermeture des classes ont toutes les opportunités en main pour assurer la formation de leurs enfants). Une chose est certaine, des oppositions ou du gouvernement, tous ont tiré profit de cette fermeture. Lorsque la « classe politique » se partage la fermeture de l'école comme butin de guerre, et met en péril l'avenir des plus jeunes, en quoi y-a-t-il lieu de parler de « changement », de « changement de système » ?

Cette concordance des manières de lutter, de « gauche » et/ou de « droite », ne se produit pas au hasard. Elle est l'effet d'une vision unitariste de l'État dont se nourrissent le pouvoir politique (par pouvoir politique j'entends l’espace de privilèges que procurent les institutions publiques que l’on met au service de ses intérêts propres ou de leur groupe d’intérêt) et la société haïtienne qui entendent soutenir la logique occidentale d'organisation sociopolitique en mettant en retrait d'autres modes de vivre-ensemble. Donc, cette concordance est une cohérence systémique, qui pourtant, est minée souterrainement ou inconsciemment par les pratiques mêmes des agents sociaux et politiques. Elle montre, toutefois comment la voie est difficile aux agents à produire une véritable lutte d'émancipation qui ne soit pas la répétition du système de domination, d'appauvrissement-enrichissement ; elle invite à sonder les discours « mineurs » qui sont en circulation dans la société haïtienne[vii]. Comment sortir de ce « système », décrit comme un système d'exploitation outrancière, de corruption à tous les niveaux de la société ? Il faudra opérer un « pas de côté ». Sortir d'un lieu, celui du système actuel, c'est entreprendre la latéralité grâce à laquelle on rompt avec la routine de la régularité quotidienne faite de colonialité pour tracer de nouvelles voies, de nouvelles orientations, perspectives.

 

III-            La lutte doit être un « pas de côté » : inventer son propre chemin

Qu'est-ce qu'un « pas de côté » ? Le « pas de côté » suppose une régularité, une linéarité directe qui traduit la voie normale ou régulière que l'on tient dans la mise en œuvre de quelque chose. Cette régularité est peut-être l'ordinaire, le quotidien, toujours pris par l'urgence qui fait l'économie de l'invention, de la rupture. Il y a donc la voie régulière, normale, le chemin qu'emprunte le grand nombre et qui dessine ainsi la tendance, l'orientation habituelle, la ligne droite. Le « pas de côté» est ce pas «latéral» qui dessine une nouvelle voie, une nouvelle orientation en parallèle à la voie ordinaire qui devient secondaire ou superflue. Dans la géométrie de la voie habituelle qui offre la facilité d'accès à la finalité ou but préalablement fixé et conditionnant chacun à prendre le chemin le plus court, le chemin habituel qui diminue les surprises et les fourvoiements, le « pas de côté » apparait comme une nouvelle tracée. Étant telle, cette tracée nouvelle creusée dans la terre en friche effectuée par le « pas de côté » fait appel à la patience de l'œuvre à achever ou à parfaire, à la créativité de l'imagination et de la liberté et à la force de construction de l'intelligence.

L'aspect le plus fondamental du « pas de côté » est la latéralité qui désigne le geste en rupture à la normalité, à la linéarité de la voie quotidienne ou routinière des générations passées. Cette latéralité, entendue comme rupture, traduit en effet toute la puissance d'agir que renferme l'expérience radicale de la capabilité du corps. Abandonner un chantier battu au profit d'une voie à tracer qui exige créativité, intelligence et liberté, c'est se poser en corporéité créatrice, en intelligence perspicace et libre. En effet, la latéralité du « pas de côté » annonce l'institution d'une nouvelle expérience qui ouvre vers de nouvelles manières d'être, de nouvelles manières de faire. Mais c'est la rupture qui semble indiquer tout l'aspect « révolutionnaire » du « pas de côté ». Avec elle, le « pas de côté » devient non simple pas, un faux pas qui se serait exécuté par mégarde et par ignorance des vertus libératrices de cette voie qui se dessine dans ce faux pas. Avec elle, le pas de côté devient la tentative délibérée d'ouvrir des brèches dans les structures ordinaires de la voie déjà dessinées. La rupture comprend une décision consciente, volontaire et assumée qui fait du « pas de côté » une technique, une stratégie, un projet de construction, une autre vision du monde, un souci tenace de créer un nouveau monde écarté du monde ordinaire de la voie normale. Mise à part la force de discontinuité du « pas de côté » qui est force de créativité, d'intelligence pratique, quelque chose se présente dans le « pas de côté » comme un refus de se mettre en face de l'ordre ordinaire qui devient engluant, assommant. Le « pas de côté » donc signale une formule forte que la lutte doit faire sienne : la lutte d'émancipation qui n'entend pas reconduire les « restes » de l’ « ancien régime» doit cesser de faire face, puisque dans l'acte de faire face, on encourt le risque d'être pris par le charme du dispositif ancien, qui a su inséminer tous les nerfs du corps[viii].

 

a)      Le pas de côté et la raideur de la routine

Evidemment toute la question consiste à savoir comment contraindre ce corps structuré à partir de la syntaxe et de la sémantique du discours ancien, celui que l'on tient à changer en vue d'y écrire une nouvelle textualité. Comment construire une corporéité à partir du dispositif ancien ? Ou encore comment recréer la corporéité qui doit inventer la latéralité et s'y adapter ?

Si cette question se montre aporétique c'est justement parce qu'on se rend très peu attentif à quelque chose de très singulier dans les expériences de l'injustice. Il s'agit de la force de rupture de la souffrance, qui renferme une poïéticité radicale de mise à mal du système. Une phénoménologie de la souffrance que je ne pourrai même pas esquisser ici permettrait de remarquer que le corps souffrant, le corps en souffrance est un corps gros d'une promesse d'enfantement d'autre chose que sa souffrance, de délivrance, d'accouchement d'une réalité joyeuse. Il n'est pas habité par hasard par une temporalité tendue qui tient ensemble la douleur de la domination, l'in-supportabilité de cette douleur et le désir de s'en libérer même par la rêverie, qui prend la forme radicale de la manifestation du désir d'être pris comme être de dignité, comme « grandeur infinie ». Si le dispositif d’exploitation donne lieu à des corps souffrants, il inspire en même temps la voie de la rupture. Le « pas de côté » qui se dessine sous la forme du sentiment de mal-être, de malaise est autant de manifestations paradoxales, puisqu’il lie à la fois souffrance et espérance, mal-être et désir de bien-être.

Ce que le « pas de côté » est appelé à mettre en forme du point de vue théorique consiste à traduire cette émotion, ce sentiment de malaise en souci de se libérer entièrement et véritablement du dispositif. Or, il est incontestable que l'horizon visé par cette souffrance, par ce corps pris de fatigue, n'est nullement l'horizon de celui qui l'a généré. Autrement dit, la souffrance comme condition de libération invente tout un lexique fait de renversements, de colères, d'invectives qui disent le besoin de passer à autre chose que le système de domination, d'asservissement. C'est pour cette raison qu'elle invente une marge d'expressivité, une voie souterraine de circulation, une gestuelle faite de feinte, de simulacre que James Scott décrit sous les pratiques des arts de la résistance[ix]. Toute cette nouvelle sémiotique qui ne trouve pas de traductibilité dans la grammaire du dispositif à combattre ébauche le besoin d'une part d'exister autrement au sein même du dispositif générateur de souffrances ; d'autre part, elle annonce le dessin d'un monde nouveau. La résistance est à la fois passivité et activité. Ce qui se révèle problématique prend forme dans le mode d'appropriation discursive de cette nouvelle sémiotique par la frange lettrée, qui se pose en porte-parole des souffrants. Au cours de ce travail de traduction s'impose une dynamique de dévoiement et de confusion où les lexiques se mêlent sans le travail préalable de restitution de sens nouveaux. Cette confusion est à mettre sous le compte de l'inattention manifeste plutôt que sur le retour du dispositif au sein du travail qui se veut révolutionnaire. Ce retour, par ailleurs, n'a rien à voir au retour du refoulé. Au contraire, il marque l'insistance de la vision du monde de l'ordinaire que les traducteurs se révèlent incapables de se défaire, trop éblouis ou fascinés par le besoin d'occuper les places du pouvoir. Incapables de créer parce qu'ils sont pauvres de saines imaginations, ils s'emmurent et font avec les moyens du bord, lesquels moyens du bord sont les ressources affadies du système de domination, d'exploitation. Ce qui se trouve refoulé cette fois c'est le projet de « pas de côté » dont est gros le sentiment de souffrance des pauvres gens.

Je prendrai pour illustrer la modalité première du « pas de côté », comme la forme que doit prendre la lutte si elle entend se défaire du dispositif qu'elle se propose de combattre et d'en arriver à bout pour le projet d'institution d'un monde nouveau. L'exemple qui me paraît le plus clair pour donner une vue saisissante de la latéralité orientant la lutte vers une voie parallèle à l'ordinaire du dispositif concerne la réflexion épistémologique de Thomas Kuhn sur la « structure des révolutions scientifiques», qui s'est préoccupé du changement de «paradigme» dans le champ de la science. Cette réflexion, à mon avis, peut servir de point de départ pour décrire le sens de la lutte comme tentative de changer de paradigme politique, c'est-à-dire de changer les cadres d'interprétation du pouvoir comme ce qui est à prendre ou à conserver au profit d'une minorité dominatrice ou violente alors qu'il devrait être une manière de se légitimer par la promotion du commun ou des communs ou de l'intérêt général.

Kuhn propose lui-même le « parallélisme » entre « développement politique » et développement scientifique ». Le nœud du parallélisme se dégage du concept de révolution souvent utilisé dans les sciences politiques pour désigner un changement de « dispositif » ou « paradigme », défini indistinctement comme cadre général d'interprétation du monde donnant lieu à des convictions et des manières de faire. Selon Kuhn, les « révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer.[x]» Ce même « sentiment croissant » qu'un « paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante » débouchant sur le « non » aux structures habituelles, s'observe aussi dans les sciences. Donc, « dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable pour aboutir à une crise et est la condition indispensable des révolutions.[xi]»

Kuhn poursuit le « parallélisme » de la révolution politique et scientifique en se montrant attentif à un aspect très important du changement des institutions qui ne sont plus capables de répondre aux aspirations de réalisation de soi des citoyens[xii]. Le plus important à prendre en compte dans ce deuxième aspect du parallélisme porte sur la tension déclarée entre les révolutions politiques et la résistance des institutions existantes. « Les révolutions politiques visent à changer les institutions par des procédés que ces institutions elles-mêmes interdisent. Leur succès exige donc l'abandon partiel d'un ensemble d'institutions politiques en faveur d'un autre et dans l'intervalle n'est vraiment gouvernée par aucun système d'institution.[xiii]» Le moment de la révolution, de la lutte ou de la crise est celui de l'indétermination du système d'institution. Si l'indétermination porte davantage sur la confusion, le manque de clarté ou de circonscription dans l'ordre politique, étant grosse de nouvelles perspectives, elle est aussi promesse d'un nouvel ordre d'institution. En ce sens, on se trompe souvent de croire que la lutte est simplement fulgurance, jaillissement des revendications. Les résistances des institutions, politiques, sociales, économiques et culturelles tiennent par des raisons diverses à l'ancien paradigme[xiv]. A ce niveau de l'interprétation du changement de paradigme, de la « révolution des structures scientifiques » et politiques, je retiens l'idée cardinale que le changement de dispositif dérive d'une adéquation entre les aspirations des citoyens ou des scientifiques et les institutions qui se révèlent au jour le jour insatisfaisantes. Il s'agit d'un « sentiment croissant » d'insatisfaction qui inspire aux «individus» les impressions d'être «étrangers à la vie politique», lesquelles impressions augmentant au jour le jour, elles conduisent les individus à «s'engager dans un projet concret de reconstruction de la société, au sein d'un nouveau cadre institutionnel.» De cette insatisfaction exacerbée, Kuhn constate qu'à ce « stade » d'insatisfaction intolérable, « la société se trouve divisée en camps ou partis concurrents, l'un s'efforçant de défendre l'ancien ensemble institutionnel, les autres, d'en instituer un nouveau. Et une fois cette polarisation effectuée, tout recours politique échoue. Parce qu'ils sont en désaccord sur les fondements institutionnels à partir desquels ce changement politique doit s'effectuer et être évalué, parce qu'ils ne reconnaissent aucun cadre supérieur aux institutions auquel reviendrait les compétences de juger les différends révolutionnaires, les partis face à face dans un conflit révolutionnaire doivent finalement recourir à des techniques de persuasion de masse et souvent même à la force.[xv]» Ce même paradigme, selon Kuhn, structure les révolutions scientifiques où «chaque groupe se sert de son propre paradigme pour y puiser ses arguments de défense.[xvi]» Ce long détour par les considérations de Kuhn sur le changement de paradigme dans les sciences et dans la politique sert à m'interroger sur la difficulté à changer de dispositif dans la société haïtienne.

D'une part, il faut supposer que la rationalité scientifique, par sa constitution réductrice des affectivités ou des « irrationalités », se veut une construction bien circonscrite de la raison. Sa cartographie mesurée de bout en bout favorise le changement comme rupture radicale, même si, souvent cette rupture n'est pas immédiatement consommée. Elle appelle, elle aussi, une temporalité plus ou moins longue pour s'établir. C'est là tout le sens des « résistances » des institutions scientifiques à admettre à première vue un changement de paradigme. Dans les expériences sociales, culturelles ou politiques, les institutions sont plus imbriquées et sont portées par des couches de sédimentation imaginaires et symboliques plus denses. Dans ce cas, leurs changements se révèlent plus difficiles, du moins, exigent un travail plus ardu d'imagination qui consiste à se défaire de ces imaginaires, de ces symboliques pour faire advenir des cadres d'interprétation nouveaux. Or, -c'est un autre aspect de la difficulté de changement de paradigmes symboliques ou d’imaginaires-, en plus que les cadres d'interprétation prennent dans la chair des individus informant du même coup leur manière d'appréhender le monde, ils participent même aux modalités d'interprétation du changement. C'est le cercle de la « précompréhension » de l'herméneutique heideggérienne. Il montre que les individus sont toujours dans la compréhension préalable à toute compréhension réfléchie ou consciente. Kuhn a été conscient de ce « cercle herméneutique » chez les scientifiques, mais il n'a pas su le mettre à jour concernant les révolutions politiques: « le raisonnement circulaire qui en résulte ne diminue  évidemment pas la valeur ou même la force des arguments.» Ce qui est vrai, mais le cercle montre qu'au fond le changement de paradigme dans les sciences n'est pas un changement du paradigme de la science, formé à partir du récit de la rationalité, de la positivité des objets, de l'objectivité ou de la falsifiabilité, etc.

Dans le cas qui me préoccupe, il faut partir du paradigme de la politique dans la société haïtienne, pour comprendre dans quel cercle de précompréhension est pris ce qui est appelé par le discours politique haïtien, la « classe politique ». J'emploie sans distinction paradigme ou dispositif pour désigner le cadre d'interprétation ordinaire, l'imaginaire qui structure les pratiques du pouvoir politique et ses relations avec les citoyens, lesquels ne sont pas indépendants de cette interprétation. Il faut dire que la société haïtienne propose une compréhension de la politique qui se trouve confortée et renforcée par les pratiques des agents politiques qui, incapables de proposer de nouvelles perspectives, s'agglutinent à ce qu'ils ont sous la main. Cette compréhension peut prendre cette formulation : d'abord, elle se fonde sur l'absence d'un commun apaisé, d'un commun institué formellement. Le commun haïtien est un commun fondamentalement dissensuel, qui se manifeste dans le lien des oppositions, des tensions ou des conflits. Pour mieux comprendre cette thèse dérangeante, je dois poser que des liens se tissent aussi dans le conflit, dans les oppositions. Mais il s'agit de liens paradoxaux, de liens qui lient en séparant. Si le lien social se construit sur la durée, il appelle en même temps la durée comme vecteur indispensable. Dans le cas que je décris, le lien est lâche et sporadique ; il se fait et se défait au gré des émotions soutenues par des intérêts, des récits construits souvent pour les besoins de la cause. J'admets que tout cela mérite un développement plus structuré. Cela viendra au moment opportun. Pour le moment, il est important d'avancer, pour la clarté de mes propos suivants, que la communauté haïtienne est une communauté dissensuelle et son seul lien est le dissensus ou la méfiance. Même lorsque je reconnais que toutes les sociétés humaines comportent des moments de dissensus ou s'organisent sur le dissensus comme modalité de créativité culturelle ou de dynamique sociale propre. Dans la société haïtienne, le dissensus prend au contraire l'aspect structurant de fondation. La question du récit est la preuve centrale de cette difficulté à faire lien au niveau macro-sociologique, puisqu'au fait aucun récit partagé ne tisse les relations sociales et politiques globales haïtiennes.

Ensuite, faute de mémoires ou de récits partagés au niveau macro-socio-logique, la dynamique sociale et politique s'organise autour de poches de relations définies par la famille (la familia). Il faut prendre la notion de famille très au sérieux et la construire en concept. Il ne s'agit pas de la famille parentaire, liée par des liens de sang et affectifs. Du moins, il ne s'agit pas seulement de cela. La famille dans la dynamique sociale et anthropologique haïtienne peut s'étendre des membres de sa famille biologico-culturelle à son tokay, aux enfants de son parrain et sa marraine jusqu'aux voisins (vwazinaj se fanmi). Pris dans ce sens renouvelé, la famille désigne un spectre plus large de relations et de liens que celui qu'on croit comprendre lorsque l'on se réfère au sens courant. Et on peut supposer la raison pour laquelle un parti politique peut se désigner de fanmi, on peut aussi saisir le sens de la tendance des Haïtiens à désigner le chef de l'État haïtien de papa, papa bon kè. Ce n'est nullement cet aspect qui m'intéresse le plus amplement. Mon intérêt, lorsque je mobilise de manière rapide l'herméneutique de la culture haïtienne, est de montrer que la famille ainsi comprise est une structure sociale et anthropologique qui permet d'organiser les relations sociales et politiques haïtiennes en donnant lieu davantage à des relations spontanées, émotionnelles qu'à des relations régulées ou astreintes à des règles d'intérêt général. Socialement, cela donne naissance à des pratiques de proximité ou de promiscuité qui minent toutes les structures de l'administration publique au profit du clientélisme. La politique, comme lutte pour l'accès ou la conservation du pouvoir politique, n'est pas épargnée. C'est plus précisément cet aspect qui me préoccupe le plus.

Les effets de la famille comme structure anthropologique globale dans la société haïtienne convertissent la politique en une pratique de réseaux de « frères » et de « sœurs » que l'on observe souvent dans les sociétés secrètes et les sectes religieuses, ou encore en des groupes ou d'«amis» et d'«adversaires» que l'on rencontre dans les champs de bataille. Ces rapprochements aux sociétés secrètes et aux champs de guerre ne sont pas anodins, ils renferment le sens profond de l'activité politicienne dans la société haïtienne. Ils introduisent les aspects de l'émotion, de liens affectifs, liens de cœur qui se trouvent en jeu dans la politique haïtienne. Cela, me semble-t-il, a plusieurs conséquences.

Du point de vue administratif, le réflexe de recruter ou de se faire recruter selon des critères autres que ceux des compétences académiques, professionnelles et expérientielles, et selon le principe du concours qui aurait im-personnalisé le processus de recrutement et diminué les relations d'influence, de clientélisme et de népotisme, etc. Pourtant, actuellement, on recrute par les connaissances, les liens de fanmi, « fanmi politik ». C'est plus rassurant, puisque les linges sales se lavent en fanmi.

Du point de vue de la dynamique sociale, les relations se sont établies à partir des liens de parenté ou de relations de proches en proches. Pour faire un retrait dans une banque, pour s'inscrire à l'université ou ailleurs, les Haïtiens ont besoin constamment de quelqu'un qui a un droit d'entrée dans ces institutions publiques afin de lui faciliter les accès.

Enfin, du point de vue de la politique, les biens publics sont compris comme les biens du chef de l'État (qui peut être celui qui est au pouvoir, élu, ou un grand homme ou groupe d'hommes du secteur privé des affaires ou des oppositions politiques). Pour arriver à cette acquisition familiale des biens publics, il faut remarquer que ce que l'on appelle la « classe politique » se construit sous les modalités de la famille, par des liens de sang, des connaissances de proches en proches. Lorsque parfois certains recrutements se font im-personnalisant les relations, le parti politique dans ses relations extérieures devient une grande famille. Face à la société, la classe politique, comprenant l'ensemble des organisations politiques et sociopolitiques, se dresse en une grande famille qui a pour ambition de se partager les biens publics (on appelle ce style de partage « partage du gâteau »). Du point de vue de l'anthropologie politique haïtienne, il faut penser que la politique est l'activité d'une « famille élargie » qui se sert du pouvoir public comme instrument de préservation de «sa » famille, de son renouvellement à l'identique, en dépit des alternances apparentes. Ainsi comprise, la classe politique, peut-elle mener la lutte, telle que je l'ai définie par le « pas de côté » ?

Kuhn a décrit avec clarté et perspicacité la dynamique interne du changement de paradigme. Il a fourni quelques indicateurs pour comprendre la crise haïtienne mue par l'opposition apparente entre ceux qui veulent en finir avec le « système » (autre manière de faire référence au « paradigme » politique) et ceux qui veulent maintenir le système. Kuhn a manqué une vue anthropologique indéniable pour penser non la dynamique interne de la science, mais ses relations externes qui la forcent à se distinguer du mythe, de la religion, de l'art. En dehors de ce point de vue plus englobant, il est difficile de constater que tous les scientifiques, malgré leurs désaccords qui donnent lieu parfois à des affronts importants, partagent le paradigme central de l'objectivité rationnelle ou expérimentale comme condition fondamentale de la science, par opposition à la magie, à la religion et au mythe. Un tel point de vue me place à une hauteur surplombante pour observer qu'au fond, selon le récit de la construction du pouvoir ou de l'État haïtiens, la « classe politique » haïtienne partage avec elle-même une communauté de compréhension du pouvoir politique comme répression. Elle soutient aussi que ce pouvoir doit être soutenu par un État unitaire au service de la communauté internationale et de la bourgeoisie rentière de contrebande au détriment de la société. En effet, on analyse souvent une tendance dans la société haïtienne présentée comme une tendance de la société à se résister à l'État, la « société contre l’État ». Cette tendance est pourtant une réactivité de la société comme les pratiques répressives et prédatrices du pouvoir enveloppé dans son imaginaire colonial qui consiste à agir selon la formule tout par et pour les colons et la métropole. Aujourd'hui, la reformulation donne : tout par et pour la communauté internationale et la « classe » économico-politique.

Certaines réalités politiques se présentent aux leaders politiques comme des évidences. Ainsi sont-ils inattentifs ou indifférents à ces réalités. Aucun parmi eux ne s'est interrogé, entre autres exemples, sur le sens de l'État haïtien, produit d'une victoire, qui s'est révélée au cours de l'histoire sociale et politique haïtienne une victoire à la Pyrrhus, celle de l'institution d'un État unitaire au cœur d'une société à communautés plurielles de récits, de mémoires et d'identités.

 Pour mieux éclairer mes propos sur ce point, j'invite le lecteur à être attentif à ces considérations historiques qui ne sont pas gratuites. L'historiographie haïtienne[xvii] s'étant enfermée à volonté dans le récit des décisions des hommes d'État et des contestations de ces décisions par d'autres hommes d'État (tout le livre classique de Claude Moïse sur Constitutions et luttes de pouvoir  en Haïti comporte la remarque que toutes les «luttes» politiques haïtiennes se réduisent à un bras de fer incessant entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, entre les «oppositions» et l'équipe au pouvoir), a fini par se constituer en propre récit de l'État, du pouvoir, en d'autres termes, de la «classe politique». Ce constat propose plusieurs voies d'interprétation. La première considère que la « classe politique » et le pouvoir politique se constituent du même récit, en dépit de l'irruption périodique d'un groupe d’« incomptés» parvenus et arrivistes, qui se sont vite formés à l'imaginaire «familialiste» du pouvoir politique. La deuxième, en tant qu'elle promeut un récit qui inspire une politique de la répression, de l'injustice, de la corruption et de la mise à mort, cette historiographie est aussi silencement d'autres récits, d'autres projets de société, d'autres institutions de la citoyenneté, d'autres modalités d'administrer le commun et de le définir. Enfin, il y a clairement une identité de la « classe politique » haïtienne, sclérosée dans les pratiques de clientélisme, de mystification et de trahison des mouvements sociaux populaires. Cette identité, si je dois la nommer, prend le nom de la colonialité, qui est un mode de « partage du sensible » à partir de la vision du monde occidental, divisant le monde en noir et blanc, chrétien et païen, civilisé et barbare. Ces attributs sont construits comme des marqueurs sociaux et politiques de redistribution ou de justice. De cette vision du monde découle la constitution des mondes avec la dynamique duelle ou duale, d'où s'érige la politique d'abrutissement de la méthodologie dualiste des sciences sociales haïtiennes. Dit autrement, la classe politique haïtienne, constituée dans les bornes de la philosophie de l'histoire des Lumières, toujours en vigueur dans le monde occidental en dépit des critiques à la suite de la Shoa ou à Auschwitz, définie par le progrès, produit une extériorité à exploiter, à écorcher vif au nom de la « culture » ou de la « civilisation ». Le lieu de l'imaginaire de la « classe politique » haïtienne est cette philosophie de l'histoire du progrès, de l'exploitation, de la bestialisation et de l'extériorisation. Toute lutte, qui ne se veut pas manipulation de pauvres gens tus par l'historiographie de l'État, doit produire un « pas de côté » à cette vision du monde occidental. Par quelle latéralité doit-on s'y prendre ?  J'ai souligné au passage ici et ailleurs qu'il est important de partir des souffrances et des poïétiques de ces souffrances, des styles de création ou de créativité, auxquelles donnent lieu ces souffrances.

 

b)      Le pas de côté et la latéralité

La latéralité prend son origine dans le sentiment de malaise qui inspire le besoin de procéder au changement de paradigme. Étant simple sentiment au départ, si elle ne trouve pas sa maturation dans la réflexion, le débat et se laisse allée à des envolées fanatiques, pathétiques, elle n'a d'autres voies que de réutiliser la grammaire qu'offre le paradigme qu'elle se propose de changer. Toutefois, il faut théoriquement maintenir le fait que la latéralité est sentiment d'insatisfaction, de constat d'inadéquation entre le système de monde et les besoins d'épanouissement des femmes et hommes, qui appellent à un autre système de monde capable de réaliser cette adéquation entre dignité humaine et constitution de monde.

L'histoire politique et sociale haïtienne est donc la manifestation de cette inadéquation, de cette lutte entre monde et insatisfaction. Si inadéquation il y a eue, il est clair que celle-ci résulte de la dénégation des insatisfactions, et des projets de nouveaux paradigmes qu'elles portent par le système politique, qui institue ce monde d'insatisfaction, de mal-être. J'ai amplement, montré le soubassement anthropologique qui façonne la politique et l'inspire des pratiques de ségrégation. Dans cette section, je dois mettre à jour le dessin de la latéralité comme voie de la lutte, moyennant que ce qui se donne sous la forme de sentiment, d'impression se formule de manière plus explicite dans une nouvelle syntaxe, sémantique et pragmatique politique. À l'arrivée, on pourra procéder à la mise en place d'une nouvelle grammaire, de nouveaux axes paradigmatiques et syntagmatiques. On pourra mettre en place une nouvelle grammaire normative des redistributions du commun en prenant les nouvelles formes de reconfiguration proposées par les poïétiques des souffrances.

L'historien, Henock Trouillot, raconte au moment des luttes coloniales la tension qui existait au sein des noirs, entre ce qu'il désigne la « troupe coloniale » et les « vodouissaints »[xviii]. Cette typologie partielle de la société coloniale concernant le groupe des noirs libres offre une nouvelle compréhension de la configuration sociopolitique de la lutte anti-coloniale, particulièrement, eu égard à ses aspirations opposées, aux stratégies et tactiques. Le point de vue que je tiens à mettre à jour consiste à supposer que dès ce moment crucial dans le dénouement de la lutte armée contre le système colonial, se dessine la dynamique globale de la lutte pour la liberté dans la période nationale heurtée aux aspirations radicales des chefs de bandes et aux aspirations modérées reconduisant le schéma colonial des généraux noirs et mulâtres. Une logique tensionnelle traduit cette lutte : elle est menée au nom de la liberté par deux groupes socialement identiques, mais sociologiquement différents, celui des généraux noirs, pris dans la rationalité coloniale du pouvoir, celui des chefs de bandes, portés par l'élan religieux et une vision radicale de la lutte et de la libération ou l'institution d'une société politique différente de la structure sociopolitique occidentale de société politique avec un État unitaire ou fédéral. Le mode d'organisation de ces « bandes », leur autonomie relative les unes des autres, en dépit de leurs luttes communes, permet de supposer encore une fois que l'orientation était davantage portée vers un éclatement de la société en différentes communautés qui seraient soutenues par différents récits. En réalité, pour proposer cette voie de compréhension de la dynamique historique de la société haïtienne, faute de travaux d'historiens, d'ethnologues disponibles pour appuyer l'hypothèse selon laquelle plusieurs récits traversent la société haïtienne et la diffractent de manière irréversible. Pour n'avoir pas été conscient de cette dynamique diverselle de la société que l'on s'est efforcé à penser selon une dynamique unitaire du moins politiquement, elle se présente difficile d'appréhension. Ces récits ont pris forme dès l'expérience coloniale. Je constate avec regret l'absence de travaux sur les modes de reconfiguration des tribus ou ethnies africaines dans la colonie de Saint-Domingue. Mon hypothèse, qui entend davantage suggérer un axe de recherche que d'affirmer une certitude, soutient que même lorsqu'il y aurait de mélanges apparents des tribus africaines dans la société haïtienne[xix], des formes de reconfiguration par l'imaginaire se produisent. Les sociétés secrètes haïtiennes devront constituer en ce sens un terrain important pour observer ce travail de reconfiguration et la mise en place de récits différents du récit officiel soutenu par l'historiographie haïtienne et de projets d'organisations sociopolitiques originales se posant en véritable « pas de côté » du paradigme politique haïtien officiel. Une fois qu'il serait reconnu que les sociétés se reconstruisent sous le mode de reconfiguration des tribus africaines ou se seraient constituées en une forme communautaire particulière, avec des structurations particulières, il devient sans difficulté de penser qu'elles se sont en retour dotées d'un idéal d'organisation qui ne reprend pas nécessairement la logique coloniale, au contraire, entend revenir à des pratiques africaines d'organisation.

Donc, il faut comprendre que la société haïtienne est une société plurielle dans sa dynamique souterraine, elle est traversée par des idéalités d'organisations sociales et politiques qui contreviennent au projet officiel qui, miné, peine à s'imposer définitivement. Telle est l'idée qu'il importe d'expliciter pour enfin me questionner sur la raison pour laquelle les «militants», les leaders haïtiens se tuent à instituer un ordre colonial de gouvernement alors que tout en eux trahit cet acharnement. Il suffit de remarquer leur difficulté à jouer le jeu de la démocratie, de l'alternance et du pluralisme politiques, de leur inaptitude à instituer une dynamique dialogique pour comprendre qu'un inconscient, lié à leur vision unitariste faussement assumée et paternaliste du pouvoir politique, de leurs pratiques despotiques, de leur clanisme familialiste travaillent leur imaginaire, leur corps.

L'idée de penser la dynamique anthropologique, politique et sociale de la société haïtienne à partir de la pluralité des récits me vient de ma lecture d'un ensemble d'articles de Christine Chivallon, anthropologue et géographe consacrant ses recherches sur la « Caraïbe » et de son livre sur les Amériques noires. Même lorsque ses travaux ne portent pas directement sur la société haïtienne, j'ai vite trouvé des échos dans ses argumentaires de certaines expériences haïtiennes qu'on s'empresse de rejeter comme irrationnelles ou qualifiées d'énigmatiques pour ne s'être efforcés de sortir du paradigme global de l'exogénéité qui consiste à se penser dans le spéculaire occidental. Tout le problème avec les chercheurs haïtiens est qu'ils ont pris la société haïtienne dans une dynamique unitaire, telle que l'historiographie, la politique et les pratiques de domination le proposent. Cela aussi est l'expression du choix qui consiste à étudier la logique sociale haïtienne seulement du point de vue des formes de domination et des luttes afférentes et non du point de vue des arts des créativités réelles face à ces formes de domination. Si l'on s'était donné la peine de changer de perspectives, il aurait apparu très vite que, d'une part, la société haïtienne est plurielle, d'autre part, de cette pluralité naît une tendance à raturer la communauté globale au profit de communautés diverses ou d'une « communauté a-centrée » ou « acéphale ». Les enjeux fondamentaux de cette thèse portent sur le sens ou la pertinence de l'existence de l'État dans une société soutenue par un imaginaire de l'absence de communauté. La même hésitation porte aussi sur le statut du chef de l'État constamment mis en jeu par les membres de la société, précisément de ceux qui ont la prétention d'occuper la place du chef et sa fonction[xx]. Formuler autrement ma thèse finale qui traduit la latéralité que doit prendre la lutte afin de sortir de l'ordre occidental de gouvernement devient : toute lutte véritable qui entend sortir de la colonialité est appelée à prendre en compte que les Haïtiens entretiennent de relations sociales, politiques qu'à l'horizon de leurs communautés. D'une part, il faudra savoir à quelle communauté on appartient, d'autre part, déterminer la circonférence symbolique, imaginaire de cette micro-communauté. Enfin, il faudra restituer l'ordre de pouvoir qui s'y installe.

Je me sers des travaux de Christine Chivallon pour illustrer le problème haïtien et indiquer la formulation qu'il peut prendre. Selon Christine Chivallon, il se développe dans les sociétés antillaises et chez les groupes antillais qui vivent dans les métropoles européennes et américaines une dynamique de constructions communautaires qui rendent difficile la construction d'une communauté globale. Les groupes se constituent selon des préoccupations culturelles, des intérêts différents au regard desquels ils formulent leurs attentes, leurs normes de vie et leurs modes d'organisation.

Les sociétés antillaises sont composées de plusieurs groupes historiques, ethniques ou religieux qui leur apportent une structuration diversifiante. Chacun des groupes portent des récits propres qui constituent leur vision du monde, leurs relations aux autres groupes. Ces récits deviennent souvent les conditions de ralliement des individus dans la formation des groupes qui adoptent des structures constamment renouvelées selon les intérêts. « L'exemple antillais nous amène loin du constat d'une identité immuablement mobile. Il montre que le social se construit de façon circonstanciée, vraisemblablement «en fonction des intérêts matériels et symboliques des protagonistes du jeu social.[xxi]» Plusieurs conséquences doivent être tirées du constat selon lequel, d'une part, les sociétés antillaises sont marquées par des identités mobiles qui semblent conduire à des intérêts divers et «circonstanciés» ; d'autre part, vu la relation qui s'établit entre identité et récit, ces identités diverses sont construites au moyen de stratégies narratives qui accompagnent la construction du social comme social diversel. L'enjeu le plus important de cette fractalisation du social mu par des « intérêts matériels et symboliques » divers c'est, du point de vue politique, celui de l'institution du commun. « À partir du moment où le politique est vu comme l'instauration « d’un monde commun », il faut comprendre qu'il ne se produit pas dans le cas antillais d'une telle élaboration. J. Dahomay parle de la « culture essentiellement polémique élaborée dans un espace déjà régi par le politique », cultures au sein desquelles, on retrouverait les espaces d'agencement aux sociétés dans État, et même « contre l'État, avec « une pulsion très forte d'égalité et le refus de toute accumulation : une culture de la contre-plantation. Les identités antillaises seraient riches « en stratégies diverses, voire contradictoires », mais rétives « à conférer un sens d’intégralité », « à se rabattre sur un tout du social ». Ce divorce du politique et du culturel serait à la base de ces trajectoires paradoxales qui font d'Haïti « une non-République » - l'État ne parvenant pas à s'accommoder de cette contre-tendance à la formation étatique.[xxii]» Il faut remarquer qu'en dépit de la pluralité des récits et des communautés, une tendance importante se forme qui consiste à mettre en déroute la figure moderne de l'État, structure d'accumulation, d'appauvrissement et d'exploitation. Sur ce point Christine Chivallon constate une propension des Antillais à refuser la figure du chef, l'instance unique ou personnelle de l'autorité. Un tel constat conduit Francis Affergan commentant la thèse de Chivallon à cette conclusion : « où se situe l'autorité dans ces îles au passé défait par la tyrannie sur les corps et par les contraintes des esprits ? Dans chaque individu, serait-on tenté de répondre à la suite de Christine Chivallon. Ni dans une somme qui annulerait les personnes, ni dans un collectif qui les combinerait. La crainte qu'exerce sur les sujets le récit communautaire est proportionnelle à la terreur de se voir discipliner par un ordre social quelconque, fût-il le leur. Tout «système culturel» devient dans ces conditions suspect de vouloir contraindre, fût-ce par la séduction ou par la crainte.[xxiii]» Un ordre sociopolitique qui ne se fonde «ni dans une sommes qui annulerait les personnes, ni dans un collectif qui les combinerait», ce devrait être un ordre de construction continue qui s'élabore dans les interstices de la totalisation et de la combinatoire qui les déplacerait, mais peut-être dans un associationnisme contigu qui les ferait exister les uns à côté des autres sans besoin de se faire coiffer d'une structure surplombante.

Il faut souligner que de pareilles études n'ont pas encore vu le jour dans les sciences sociales haïtiennes, qui s'engoncent dans le dualisme méthodologique que j'ai déjà critiqué dans le Problème haïtien. Le retard des sciences sociales haïtiennes dans l'exploration de la dynamique sociale, culturelle ou anthropologique entrave du même coup le politique et avec lui les revendications militantes, dans une passion de correction, de rectification comprise comme souci de moderniser la société haïtienne aux prises avec des restes barbares alors que le militantisme en question comporte des tendances à déstructurer la communauté au profit des pratiques familialistes, de pratiques d'associationnisme contigu[xxiv]. L'approche qui prend en compte la dynamique complexifiante de la diversité des récits, des identités et des projets politiques ouvre par ailleurs la voie à une plus grande compréhension. Elle permet de ne plus déplorer l'impuissance de l'État moderne comme incapacité, telle, par exemple, l'incapacité à moderniser les sociétés. Elle propose la voie nouvelle de l'existence de confrontation de plusieurs récits, de plusieurs communautés et d'une vision du monde portée par l'égalité qui met en panne tout dispositif hiérarchisé. Enfin, elle soutient la difficulté de déploiement de la macro-communauté au profit de la résistance des micro-communautés, de l'institution de macro-récit au profit des micro-récits. Cette approche est très stimulante. Je me soustrais en grande partie à son argumentaire global, même s'il y a lieu d'apporter quelques nuances dès qu'il s'agit de la société haïtienne.

Je reprends le constat que de telles études peinent à avoir droit de cité dans l'espace académique haïtien dont les travaux sont souvent nourris par des partis pris idéologiques qui guident le chercheur. On adopte aussi par réflexe des perspectives romantiques afin de se montrer proche de la masse souffrante contre une bourgeoisie prédatrice, et se targuer d'être défenseur ou porte-parole du peuple tout en reprenant à son propre compte les pratiques jouissives, rentières et prédatrices de la bourgeoisie. Cette incohérence manifeste accuse la grande ignorance face à la logique fondamentale qui consiste à imposer la structure de l'État moderne au nom du peuple qui invente constamment des stratégies pour mettre en échec le pouvoir étatique. Là où cette approche pèche par manque de variation de sa perspective qu'elle aurait dû déplacer du point de vue de la société (« des communautés ») vers celui de l'État, du point de vue de la psychologie des groupes sociaux vers la psychologie de l'État, ainsi elle aurait constaté que le refus du chef dépend du lieu où se situe le citoyen qui change son récit selon le lieu d'énonciation. En d'autres termes, le refus de l'autorité est contrebalancé par le souci de s'imposer, d'être le chef. En réalité, on n'assiste pas à un refus entier de l'autorité ou de toute autorité – on admet volontiers l'autorité du loa, du hougan, de l’« empereur» des sociétés secrètes, du prêtre ou du pasteur-, il arrive qu'on conteste un style d'autorité pour soutenir ou imposer son autorité propre ou celle d'un proche.

La relation du récit et de la constitution des communautés est révélatrice de cette manière de vivre l'autorité à l'horizon du récit qui fait lien et du champ communautaire qu'elle institue. Je comprends qu'en réalité, dans la société haïtienne, le chef jouit d'une légitimité circonscrite dans les limites de laquelle son pouvoir est efficace, celui de son réseau familial (la famille est entendue dans le sens anthropologique de structure de liens sociaux fondamentalement construits sur les états affectifs). En retour, elle éprouve plus d'intérêt, du fait de ses liens avec les membres de la communauté en question, à intervenir au profit des siens. Si l'hypothèse tient, elle amène la question centrale, celle qui part du fait que la société haïtienne est structurée par des stratégies de récits, d'identités et de communautés, et qui se demande comment se structurent les horizons de communautés, quelles sont les modalités pour instituer le chef ? Ces questions une fois formulées renvoient à cette question centrale, celle la plus fondamentale à se poser du point de vue politique à partir de la société haïtienne : s'il y a plusieurs communautés qui semblent porter chacune un projet d'organisation sociopolitique, comment les organiser toutes et autour de quel projet ? Telle est la question qui devrait guider toute militance. Mais avant tout, il faut commencer par l'expliciter, par en faire la théorie, par donner une forme plus compréhensible au « pas de côté » qu'exige une société où les micro-communautés peuvent faire valoir leur mode d'être au monde, leur manière de faire monde indépendamment de la colonialité vers une dynamique créatrice plus ou moins radicale et annonciatrice de mondes de liberté et de réalisation de soi.

 

 

Edelyn DORISMOND

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH

Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris

 Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education à la Citoyenneté)

Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP                                

 

 

 

 



[i] Cette cause, il faut le reconnaître, se trouve dénaturée par des prétendus ayant droit de la société haïtienne qui détournent tout ce qui a le relent d'amélioration de la condition matérielle, spirituelle des plus appauvris auxquels la misère enlève le sens de la dignité, la respectabilité de la grandeur humaine et se perdent dans la criminalité, dans la souffrance, dans l'inespérance.

[ii]Albert Camus, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, Les classiques en sciences sociales.

[iii] Myriam Revault d'Allonnes, « Le dépérissement de la politique », in Autres temps, Cahiers d'éthique sociale et politique, n° 66, p.83.

[iv] Je pense à la manière dont Aimé Césaire a formulé ce « tragique » dans Une saison au Congo et dans La tragédie du roi Christophe. Césaire souligne la manière dont les héros des indépendances ont été pris dans les tissus de l'imaginaire colonial et se sont trouvés dans la grande impasse de la sortie de la colonialité. Cette difficulté de la sortie qui se manifeste par la reprise de certaines pratiques coloniales dans l'ordonnancement politique, administratif des sociétés nouvelles libérées est l'expression même de ce nouveau tragique qui s'ajoute au tragique proprement du politique.

[v] Ce qui laisse entendre que ceux qui produisent ces revendications ne sont toujours eux-mêmes des « défavorisés du système », du moins ils sont en voie de transit entre la défaveur de leurs conditions sociales d'existence immédiates et leurs éventuelles promotions selon l'issue de la lutte : une place ministérielle ou de directeur général, etc.

[vi] Je reprends par une nouvelle formulation le cadre général de la thèse du philosophe Jacky Dahomay qui pense que l'histoire politique haïtienne est travaillée par l’ « héroïsme». Pris dans le sens hégélien le héros est celui qui a su risquer sa vie, étant sorti triomphateur de la lutte, il impose la même structure de réalisation de soi dans l'espace sociopolitique à quiconque convoite sa position. Ainsi toute l'histoire politique de la société haïtienne est une lutte héroïque pour le pouvoir, lutte héroïque lutte à mort qui rend difficile l'institution du commun politique. Voir Jacky Dahomay, « La tentation tyrannique haïtienne », in Chemins critiques, vol. 5, n°, La tentation de la tyrannie, 2001, 11-36.

[vii] J'espère que les sociologues et ethnologues ouvriront de véritables chantiers sur ce terrain afin que la thèse esquissée ici puisse prendre toute sa force argumentative.

[viii] Ce fut pour la première fois le constat de Tocqueville. Alexis de Tocqueville, L'ancien régime et la révolution française, Paris, Gallimard-Folio, 1985.

[ix] Voir James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Editions Amsterdam, 2019.

[x] Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 133.

[xi] Thomas Samuel Kuhn, op. cit, p.134.

[xii] Cette situation d'une double intentionnalité politique, marquée par le « non » aux institutions existantes, « oui » aux nouvelles à venir, prend la forme du temps de « crise ». Revenant au « non » de Camus, qui est à la fois « non » et « oui », on peut remarquer que ce moment est tendu entre deux attentes : « non » aux institutions qui ne répondent plus aux aspirations de la communauté en général (attente de la fin de ces institutions), en même temps «oui» à la mise en place de nouvelles institutions dont on a que le sentiment de leur efficacité (attente de l'avènement des nouvelles institutions qui seront la mise en œuvre d'un nouveau paradigme politique).

[xiii]Thomas Samuel Kuhn, op. cit, p. 135.

[xiv] Je décrirais ces raisons par la force de la sédimentation des pratiques institutionnelles dans la chair des citoyens, le système des intérêts des individus, des familles ou des groupes, enfin la peur de l'inconnu politique qui suscite le sentiment de s'agripper à ce qui habituel, déjà là, etc.

[xv] Thomas Samuel Kuhn, Ibid.

[xvi] Thomas Samuel Kuhn, op. cit, p. 136.

[xvii] Il faut signaler quelques efforts importants qui se font actuellement avec les travaux de Carlo Avierl Célius, Alix René, Délide Joseph et en partie Lewis Ampédus Clorméus, etc.

[xviii] Hénock Trouillot, « La guerre de l'indépendance d'Haïti. Les grands prêtres du vodou contre l'armée francaise », in Revista de Historia de América, Jul.-Dec., 1971, n° 72, pp. 259-327.

[xix]Pierre-Louis restitue le cadre sociologique de la société haïtienne au lendemain de l'indépendance. Par ailleurs, s'il s'arrête à montrer la tension qui existe entre les groupes, il n'a pris en compte la prégnance de la diversité effective de la société haïtienne soutenue par une logique officielle et des logiques souterraines avec lesquelles l'État compose. « Les travaux d'historiens, d'anthropologues, de juristes portant sur Haïti aboutissent à une même conclusion : les idées, les croyances, les usages, les pratiques sociales déterminés par le contexte colonial ne prédisposent  guère les différents groupes sociaux-anciens libres, mulâtres et noirs dits Créoles, nouveaux libres, dénommés Bossales- à trouver des terrains d'accord pour parvenir à coexister dans le cadre d'une société relativement intégrée.» Pierre-Louis Naud, « La juridicisation de la vie sociopolitique et économique en Haïti. Enjeux et limites », Droit et société, 2007/1, n° 65, p. 127.

[xx] Cela explique en grande partie les attitudes des membres des oppositions de s'en prendre à la fonction du chef comme s'il s'agit de la dernière tout en désirant occuper cette fonction. Plus haut, j'ai parlé des pratiques ambivalentes des hommes politiques haïtiens qui se préoccupent de faire table rase des institutions qu'ils veulent occuper. Cette ambivalence est clairement constituée d'une double logique qui s'affronte dans la personne unique du politicien qui veut et ne veut pas, selon son lieu d'énonciation, du pouvoir central, du commun ou de la communauté. Tel est le piège anthropologique dans lequel sont pris les militants politiques ainsi que leurs différents leaders.

[xxi] Christine Chivallon, « Du territoire au réseau. Comment penser l'identité antillaise », in Cahiers d'Études Africaines, vol. 37, n° 148, 1997. La Caraïbe. Des îles au continent, p. 789.

[xxii] Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe, p. 189-204.

[xxiii] Francis Affergan, « Caraïbe. Logiques de la diversité ou sociétés impossibles ? » in L'homme, n° 179, 2006, p.224.

[xxiv] Par associationnisme contigu j'entends le fait que les associations ne fédèrent pas sous la coupe d'un pouvoir surplombant mais existe en contigüité tout en établissant des relations de bon voisinage qu'exigent les nécessités du moment.


Source photo : HECTOR RETAMAL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE,  7 février 2019.

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