Le Campus se meurt faute de Responsables et de vision d'ensemble. Misère de la légitimité au CHCL

 Depuis quelques semaines le Campus de Limonade connait un temps d'arrêt marqué par un bras de fer entre le Conseil de Gestion et quelques étudiants autour de la question de la baisse du prix de la restauration. Forts de leur revendication ces étudiants, déroutant les négociations en cours, ont fait irruption à la cafétéria, se sont servis et ont distribué à la grande surprise des employés, de la nourriture à bon nombre d'autres étudiants. Il est clair qu'un tel agissement ne saurait être toléré, puisqu'il est posé contre le bon fonctionnement du Campus et contrevient à un principe important dans toute négociation : celui de la crédibilité de l'interlocuteur, lequel exige d'épuiser toutes les perspectives promises par le dialogue avant de passer à une autre étape de la revendication. En d'autres termes, du moment que l'on accepte de discuter, il devient impératif d'arriver au terme de la discussion moyennant une rupture annoncée et assumée donnant lieu à d'autres agissements. Or dans le cas des discussions entre le Conseil et les étudiants, aucune suspension des discussions n'a été avancée lorsque les étudiants ont investi la cafétéria pour distribuer de la nourriture à qui en voulait. Dès le début j'ai condamné vigoureusement cet acte et ai compris qu'il est nécessaire de le sanctionner.

Pourtant une certaine rumeur circule faisant état de mon soutien à ce dérapage. Il paraît que je soutienne financièrement le « mouvement » des étudiants contre le Conseil. Une telle allégation n'a aucun fondement et tient de la supercherie des contempteurs paranoïaques qui voient la persécution ou la poursuite partout alors que le véritable enjeu est la gestion inefficace, incohérente d'une institution qui a été appelée à fournir une formation d'excellence en vue de recadrer l'enseignement supérieur en Haïti. Je tiens à préciser pour l'opinion publique et pour la communauté universitaire uehienne en particulier ma véritable position sur cette affaire, mais surtout sur le mode gouvernance du Conseil de gestion et les formes de lutte souvent menées par les étudiants. Je m’arrêterai à la nécessité de penser le statut du Campus dans le grand corps de l’UEH et à la pertinence de la gouvernance du rectorat qui minimise la force de légitimation des professeurs, des étudiants et du personnel administratif au profit d’imposition autoritaire.

Je commence par les différents mouvements menés par les étudiants. Le Campus est intégré dans le paysage universitaire public, celui de l'UEH, en 2012. On parlait en ce temps d'université d'excellence. Il devait proposer des offres de formation de qualité qui auraient pour objectif d'une part de rendre l'UEH compétitive et capable de répondre aux problèmes sociaux et régionaux notamment. L'ironie du sort, au premier temps de son lancement le Campus n'a pas tenu sa promesse et a laissé un nombre important de parents, d'étudiants déçus. Beaucoup de ceux-là qui réussissaient le concours ont abandonné en cours de route. En effet, le Campus a commencé ses formations dans une confusion exceptionnelle : absence de cursus précis et orientés, manque de professeurs et une administration titubante. Tout laisse à observer soit de l'amateurisme, soit de l'incompétence ou de la mauvaise foi des dirigeants. Une chose, toutefois, a été clairement relevée concerne la manière haïtienne de monter les institutions par improvisation : absence d'objectifs clairement définis, absence de stratégie de mise en œuvre, absence de vue d’ensemble sur la place que devait occuper la nouvelle université, etc. C’est pourquoi on a repris par réflexe les configurations facultaires des entités de Port-au-Prince. Tout devient donc un carnaval où chacun joue sa partition selon son humeur et selon son sens esthétique. Cacophonie, débandade, telle est la manière dont j'ai décrit l'ambiance du Campus qui se cherche durant ses deux premières années. Des revendications étudiantes ont été formulées, les réponses inadéquates ou à l'emporte-pièce ont calmé temporairement la colère des étudiants qui ont repris par intermittence jusqu'au départ du premier Conseil remplacé sans consultation par des membres de l'UEH.

Un nouveau Conseil a été installé en 2015 dont la mission fondamentale était de structurer le Campus et d'y réaliser des élections. Trois années plus tard, le Conseil a été reconduit sans avoir exécuté sa mission. Bien entendu, il faut lui reconnaitre quelques tentatives qui ont donné des résultats à demi-teinte. Le Conseil a pu, avec l'aide des responsables de Filière, le dynamisme des professeurs et la coordination du directeur aux affaires académiques, mettre en place un ensemble de cursus élaborés de manière plus ou moins appropriée. Depuis, il faut dire qu'aucun travail important n'a été réalisé sur les cursus qui devaient connaître un moment d'harmonisation afin de réduire la disparité de certains cours transversaux (par exemple, il était question d'harmoniser le cours de méthodologie, de français, etc.). Une tentative de définir les Filières en Facultés et de regrouper les huit Filières en cinq Facultés et un Institut a été mise en branle sans succès, à cause du fait que le Conseil de gestion n’a pas su imposer son leadership. Il en résulte que ledit Conseil a subi l'opposition solitaire d'un des responsables de Filière qui n'a pas accepté de perdre son statut de responsable pour se trouver sous le contrôle d'un conseil élargi. Sous la menace de mobiliser les étudiants de sa Filière, le Conseil de Gestion a fait profil bas et machine arrière. On s'est rabattu sur une organisation nouvelle avec les premières années appelées EUF, seul vestige d'un projet de structuration mort-né.

 Ils se sont rabattus sur une organisation nouvelle avec les premières années appelées EUF, seul vestige d'un projet de structuration mort-né.

En 2016, une nouvelle réorganisation est proposée au sein de l'administration : le Conseil de gestion est secondé en plus de la direction aux affaires académiques, d'une nouvelle direction à la recherche et au partenariat composée du directeur, de deux directeurs adjoints et d'autres membres, de deux secrétaires adjoints qui accompagnent le secrétaire général, d'un administrateur adjoint et d'autres membres à la direction aux affaires académiques. Tout laissait présager qu'une telle structuration pensée pour être efficace ne pouvait que rendre plus lourdes les décisions administratives et académiques et a eu en fin de compte la fonction de protéger le manque de vision du Conseil. Cette structure existe encore, mais l'efficacité n'est pas au rendez-vous. Elle permet tout simplement à certains membres de s'absenter à leur gré. J'avais déjà signalé lors d'une prise de décision en 2018 pour contester la décision du recteur Fritz Deshommes de reconduire le Conseil de gestion le fait que ses membres s'offrent sur l'année cinq (5) mois de congé résidentiel (par congé résidentiel, j'entends le fait de se rendre obligatoirement dans son pays de résidence – Canada, Etats-Unis, etc., - de peur de ne pas perdre l'opportunité d'un pied-à-terre dans le pays d'accueil face à la situation délétère haïtienne). Cinq mois sur douze, certains responsables laissent le fonctionnement du Campus aux adjoints pour répondre à des exigences d’un autre État : il faut reconnaître qu’il s’agit de fonctionnaires indisponibles qui jouissent des privilèges aucunement prescrits par les règlements de la fonction publique et ce, avec la complicité des responsables hiérarchiques. Dans ce même ordre d’idée, il faut remarquer la longue absence du président du Conseil de gestion. Absence non justifiée ou expliquée à la communauté universitaire du Campus : ici, les responsables ont beaucoup de temps de loisir. Vraisemblablement, c’est là le sens de leur fonction jouir de temps libre et laisser croupir le Campus. C'est dans ce contexte que la situation actuelle est advenue et que, en conséquence, deux groupes d’étudiants se sont affrontés avec des cas recensés de blessures d’un professeur et d’étudiants.

Les étudiants auraient demandé au Conseil de revoir le prix de la restauration, vu que le dollar a connu quelques dévaluations. Le Conseil a résisté en expliquant qu'il devrait épuiser son stock. Autrement dit, le Conseil entend ajuster le prix à l'épuisement de son stock antérieur à la dévaluation du dollar. Les étudiants impatients ont décidé de faire entendre leur voix de la manière la plus cavalière en se distribuant à volonté des plats les uns aux autres. Deux d'entre eux ont été immédiatement identifiés et ont été enjoints de ne pas fréquenter l'espace du Campus attendant le résultat d'une enquête en cours. Pris de panique, flairant une probable expulsion de leurs camarades, un groupe d'étudiants issus de différentes filières ont organisé des activités de blocage sur la route nationale numéro 6 et ont vidé les salles de classe des chaises et des tables de cours. La situation a empiré, le bras de fer entre le Conseil de gestion et les étudiants mécontents se déroulant sur les réseaux sociaux, sur les stations de radio où certains responsables se livrent à une logomachie face à des étudiants tout aussi déterminés à faire valoir leurs positions. De cette logomachie, une seule chose a retenu mon attention : de part et d'autre, l'image du Campus a été encore une fois ternie en raison de l'incapacité des responsables -les plus importants sont absents depuis plusieurs semaines- à traiter avec tact une situation pour le moins simple, qui a pris par pourrissement des tournures tragiques. Hannah Arendt souligne quelque chose d'essentiel à l'action politique, du moins à l'action à plusieurs, le tragique dans lequel elle peut plonger l'agent : la dynamique de l'action n'est pas régie par l'intentionnalité laissant croire que l'acteur a le contrôle de ses actes. L'action déploie sa propre logique et y entraine les agents qui se voient constamment dépassés. D'où son aspect tragique qui donne à l'agent le sentiment d'être ravi par une puissance plus grande que sa volonté ou son intention.

Dans cette perspective, les étudiants pris de panique, dépassés par les événements, ont étendu leurs revendications à la mauvaise gouvernance du Conseil de gestion. Ce déplacement, je l'ai qualifié de démagogique et il n'est qu'amalgame. Justement, j'ai critiqué ce mélange de genre. Plusieurs raisons justifient ma critique. D'une part, les étudiants donnent l'impression de découvrir pour la première fois l'état de délabrement de la structure physique du Campus alors que chacun, moi compris, coulait sa petite vie quotidienne dans ce miasme insupportable. Avancer ce délabrement comme cause directe de leur « mouvement » est pour moi impropre quand on sait qu'il était question d'une affaire de restauration. Même la qualité des nourritures proposées n'a été prise en compte. D'autre part, certains vont de leur train à mettre en doute les diplômes des professeurs tout en ignorant que, ce faisant, ils sont en train de se tirer une balle dans le pied en dévalorisant leur propre formation. Enfin, ils réclament le départ du Conseil. Rien de tout cela n'a été fixé au départ. Ces revendications pêle-mêle ont trouvé leur formulation dans un état psychologique où les étudiants protestataires se voient embrouillés. Je ne saurais me trouver à soutenir une démarche aussi peu pensée et structurée, en même temps.

Vu sous un autre angle, il n'est pas illégitime d'exiger une nouvelle gouvernance au Campus du fait de l'indolence, de l'inefficacité du Conseil de Gestion qui n'est pas disponible, vu que ses membres n'ont pas suffisamment du temps pour se consacrer aux problèmes du Campus que je résume de la manière suivante : le statut du Campus au sein du Conseil de l'Université, la restauration de la structuration physique du Campus, la mise en place de Coopération pour faciliter l'insertion des étudiants, la continuité de leur formation. À cela s'ajoute la prise en charge de la formation supérieure des professeurs afin de renforcer la qualité de l'enseignement, la formation et plan de carrière pour les employés qui se désespèrent dans la routine. Depuis deux ans environ, le Campus connaît un nombre considérable de professeurs qui sont partis pour faire des études ou définitivement. Cette vague de fuite n'a jamais fait l'objet de réflexion et n’a pas préoccupé le Conseil de gestion. On sent au contraire une réjouissance de voir partir les professeurs et d'avoir champ libre : sur ce point, il est important de souligner que l’UEH ne se démarque pas de l’ambiance sociale générale.

Ma compréhension du manque de leadership à l’UEH lié en partie au mode d’enrôlement de certains étudiants par des responsables dans les affaires académiques et administratives de l’institution universitaire, lesquels étudiants s’étant transmués en instance de légitimation distribuant bonnes ou mauvaises notes à d’autres responsables et aux professeurs, m’a toujours convaincu que les étudiants doivent être tenus à l’écart des rapports de pouvoir qui se déploient entre les responsables. Les intégrer dans ces rapports de pouvoir c’est les convertir enjouets qui, une fois ayant pris goût au pouvoir, négligent l’université comme espace de savoir pour la convertir en espace d’avoirs ou en espèce d’avoir. Je me vois loin d’une telle voie, vu la vocation noble que je reconnais â l’université : transmettre des savoirs, apprendre à connaître et se connaître pour le plus grand épanouissement des humanités. Donc, il est inconcevable pour moi de me servir des étudiants que je suis appelé à former dans le sens de l’esprit critique, du souci de soi et des autres face au délabrement généralisé des repères humanistes.

Le Conseil aura bientôt écoulé ses trois ans de mission. Le temps est au bilan et à la préparation des élections. Selon moi, il serait ridicule d'exiger le départ du Conseil en offrant au rectorat la latitude de désigner encore une fois, sur la base de consultation occulte, de nouveaux membres, sans tenir compte des points de vue des principaux concernés, à savoir les professeurs, employés et étudiants. J'ai toujours exigé de la transparence dans le leadership du rectorat, et le respect qu'il doit témoigner aux acteurs du Campus. Ma position est publique et connue des responsables. Il est indécent de tramer des rumeurs qui ne correspondent pas à ma manière de critiquer le Conseil.

J'exige, dans la durée restante du mandat du Conseil, la mise en branle du processus électoral et la définition une fois pour toutes du statut du Campus au sein de l'UEH : Une Faculté ? Un Institut ? Une Ecole ? Un Campus (c'est quoi dans les lois organiques ?) J'exige aussi qu'il y ait une adéquation entre la gestion financière du budget du Campus et son intégration dans le Conseil de l'université où tout se décide. Il est incohérent de gérer le budget du Campus en Conseil de l'université sans des représentants du Campus pour faire valoir ses priorités, ses visions. J’exige l’évaluation des structurations académiques et administratives mises en œuvre par le Conseil de gestion. Telles sont mes positions qui n’ont aucune teneur prohibitive qui m’aurait forcé à me cacher derrière des étudiants pour les formuler.

 

 

Edelyn DORISMOND

Professeur de Philosophie

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