Avons-nous perdu le sens de la beau-té ? Pour une politique poïétique de la disponibilité à l’idéal de la Révolution haïtienne
"À tous ceux qui viendront te
consoler en te disant qu'ils ont perdu courage
et espoir ou
qu'ils s'en remettent à Dieu, réponds que tout cela est arrivé parce
qu'ils ont feint de ne pas savoir et qu'ils n'ont pas
voulu voir.
Dieu n'est que leur paravent.
Je souhaite, à la toute dernière
seconde, entendre Brune.
Nous avons tant besoin de ces
voyages aveugles, sans filets, sans garde -fous, vers la beauté."
Yanick Lahens, Douces déroutes.
La question se pose inlassablement mais avec un air de
fatigue, de déception : on se sent épuisé à vivre la débâcle chronique de la
première République noire libre et indépendante sans savoir vraisemblablement
par où lancer le sauvetage. On veut comprendre ce qui s'est passé et serait
susceptible d'expliquer le marasme séculaire des Haïtiens sur ce bout d'île.
Les questions sont de divers ordres. Est-ce de notre faute de ne pas pouvoir
nourrir nos concitoyens devenus miséreux, dépourvus de tout, moins la richesse
de leur croyance au Dieu chrétien. Ils sont vraiment dépourvus de tout, ils se
dénudent pour couvrir le bon Dieu : découvrir Saint Paul pour couvrir Saint
Pierre. Ils sont riches de rien, ils sont pauvres de tout. Est -ce la faute à
la communauté internationale, qui depuis que nous avons choisi de casser la
chaîne de la honte de l'esclavage, ne cesse de s'offrir, peut-être par manque
de courage, des occasions pour nous humilier, s'entêtant à nous convaincre que
c'est un grand tort de dire non à l'humiliation de la soumission de l'homme par
l'homme, de dire oui à la liberté, à la dignité humaine en récitant
silencieusement le principe fondamental : la liberté ne s'asservit pas, et
quand cela arrive l'ordre du monde s'est déchu. Quand l'ordre de liberté est défait,
il incombe à l'homme l'exigence éthique de le réparer. Nous ne saurons jamais
trop la raison de notre mal si nous nous entêtons à chercher ailleurs, en
dehors de notre situation politique, économique, en dehors du cynisme propre de
nos hommes politiques, de nos hommes d'affaires. Il nous faut diagnostiquer la
façon que le mal nous a contaminés de part en part.
Ce dont nous sommes certains c'est que la raison de
notre mal n'est pas dans l'élan qui nous a inspirés cet hymne que nous avons
rendu à la liberté ; elle n'est pas non plus dans le choix de la dignité que
nous avons restituée aux mondes des dominateurs au nom de l'humanité. En effet,
" il n'a rien de plus indigne de l'homme que de subir la violence, car la
violence le supprime. Celui qui nous fait violence ne nous conteste rien de
moins que notre humanité : celui qui subit lâchement la violence abdique sa
qualité d'homme."[i] Nous
avons essuyé l'affront des faiseurs d'esclaves et nous avons résisté en
retournant la vision cynique du monde esclavagiste en vision éthique de liberté
et de dignité humaines. Nous avons rappelé que la vie digne est la condition de
tous les hommes, des femmes et des hommes. Pourtant des compatriotes qui ont
vite repris le bâton du colon (il y en a eu depuis la colonie. C'était les
commandeurs.) se sont vite convertis en tenant lieu des colons. Ce sont ces
lieutenants de la colonialité, dispositif d'abêtissement de l'humain, qui
doivent être interpellés. Ils ont persévéré dans la chute et n'ont pas pu se
relever. Ce sont eux qui ont obscurci la grande journée de lumière qui
s'annonçait le premier janvier 1804.
La raison de notre mal n'est pas dans la communauté
internationale, même si elle trouve toujours de relais parmi les hantés de la
"grande nuit[ii]".
Martin Heidegger dit que "le temps de la nuit du monde est le temps de la
détresse, parce qu'il devient de plus en plus étroit[iii]".
Nuit de l'esclave où la liberté se trouve "suspendue au bord du
précipice". Ce sont ceux-là qui nous ont fait rater l'événement, lequel
consiste à sortir de l'abîme et de la "détresse" de la servitude pour
fonder un ordre de dignité et liberté. Nous avons inauguré depuis longtemps la
sortie de la grande nuit, avant quiconque. Mais, nos pitoyables hommes
politiques, nos misérables hommes d'affaires, nos impuissants
"intellectuels" n'ont pas su tenir le flambeau allumé, ils l'ont
placé (quelques rares exceptions sans doute) sous le boisseau de la soumission
à l'impérialisme ambiant.
Une notion a retenu notre attention et nous
travaille constamment à propos du retentissement que la révolution a eu en
Europe[iv] :
le sublime. Depuis l'Europe, la France principalement, la révolution haïtienne
a été comprise comme un choc, comparable à ce que Kant dit du sublime, c'est -
à-dire un sentiment d'admiration, qui porte à la fois l'attrait du plaisir
profond (indescriptiblement immense) et la frayeur du dépassement [(qui force
la raison à penser davantage (le jugement)]. Le sublime donc, nous dirigeant
vers Richir qui a longuement commenté Kant, ouvre une brèche dans l'ordre du monde,
dans le dispositif symbolique et y fait advenir un aspect mythique,
mythologique qui produit à la fois l'effarement et la grâce, la peur et la
liesse. Ce n'est encore là que l'ébauche d'une interprétation esthétique de la
révolution haïtienne (que nous orientons vers une politique poïétique, qui
consiste à penser les modalités par lesquelles il est possible d'incarner dans
la concrétion des institutions politique le "sublime" de l'idéal de
la révolution de 1804), qui n'a pas été jusqu'au bout de ces implications. Mais
nous ne tentons pas la continuer trop longuement. Du moins, si elle nous
intéresse, c'est avant tout pour avoir montré l'état émotionnel (où la raison
se verse dans l'étourderie du racisme et l'abasourdissement des repères
ébranlés) dans lequel s'est trouvée l'Europe esclavagiste et comprendre ainsi
que la raison saisie peut aussi s'émouvoir et s'est émue dans des politiques de
mise en quarantaine de la jeune nation. Cette ébauche d'interprétation
esthétique permet penser la révolution haïtienne d'une perspective plus éthique
qu'esthétique : les Haïtiens ont-ils éprouvé du sublime dans ce qu'ils ont
entrepris ? Ont-ils pris la mesure de l'ébranlement causé dans l'ordre mondial
capitaliste esclavagiste de l'époque ? Nous répondrons de manière tranchée
qu'ils ont effleuré le sublime, malheureusement ils n'ont su profiter de la
brèche que ce sentiment a ouverte vers une société nouvelle, vers l'institution
d'un ordre symbolique en contraste aux pratiques animalisantes.
Ici, nous entendrons le beau dans le sens kantien du
sublime. Beau et sublime s'entendent dans le sens d'une expérience d'ouverture
radicale à l'être, à l'événement de l'être -digne qui croise la force
déstabilisante et prometteuse du sublime, qui comprend au moins deux choses : la
première chose, l'expérience du sublime ouvre l'ordre symbolique sur l'exigence
d'une nouvelle institution symbolique, elle y produit des béances qui forcent à
penser l'ordre autre (ment). Elle exige une poïétique, un art de création pour
faire venir un ordre nouveau. Création entendue dans le sens de refonte du
symbolique par la mise en place d'une nouvelle syntaxe et d'une autre
sémantique des symboles. Un lexique, une grammaire autres pour la constitution
nouvelle de sens : de signification et d'orientation. De manière synthétique,
le sublime ravage le dispositif symbolique comme un séisme à haute échelle et
appelle à la reconstitution (en Haïti, nous avons parlé de reconstruction suite
au séisme dévastateur de 2010). Tel est le premier sens de la révolution
haïtienne qui a laissé désemparés les esclavagistes européens et les Haïtiens
en liesse devant une spatialité et une temporalité nouvelle ou à renouveler. La
deuxième chose, le sublime produit aussi une déchirure dans les capacités
rationnelles de l'homme à faire monde et met du coup l'homme dans l'incapacité
de produire du sens moyennant un ressaisissement par lequel il retrouve ses
capacités renouvelées et devient capable de répondre à la sollicitation du
monde par-delà ce qui se donne à voir comme tâche immense ou colossale. De part
et d'autre, de la déchirure du tissu symbolique du sens et de la dilatation des
capacités de l'homme, le sublime ou le beau force à la créativité. Ne pas
répondre à cette sollicitation, tel est le sens de notre détresse que nous
désignons par la kokoratisation, définie comme notre manière de penser la
bestialisation en tant que pratiques économiques et politiques de production
d'hommes superflus de l'État haïtien inféodé aux intérêts des hommes
d'affaires.
Une tension, une dialectique (de l'habitude de la
mesure et de l'expérience nouvelle de la démesure) non dépassée traverse le
sublime, le beau. C'est pourquoi, nous l'entendons comme déchirure qui est à la
fois ouverture dans la fermeture, promesse dans la routine, appel au
dépassement dans la quotidienneté, engagement dans l'enlisement. Cette tension
lui donne sa facture dynamique qui nous éloigne de la conception romantique qui
pense que le beau doit atteindre l'être. Nous dirions, en déplaçant la position
heideggérienne sur le langage que le beau ou le sublime est la clairière de
l'être, non pas dans le sens que l'être se dépose dans le sublime et qu'on
pourrait par conséquent l'y retrouver. La clairière est comme cette ouverture,
cette lucarne par laquelle se montre les possibles d'autres mondes que clignote
le beau, le sublime sans jamais avoir toutes aptitudes, les moyens pour les
réaliser tous. Ce qui veut dire autre chose du romantisme du beau confondu à
l'être. Le beau est le ravissement de tous les possibles qui s'offrent comme
probabilité de mondes, mondes probables, jamais mondes réels ou monde de
l'être. Le sublime, dans ce cas, ouvre davantage au devenir qu'à l'être :
promesses de mondes possibles.
À partir de ces deux explicitations liminaires, il
faut dire que les Haïtiens ont raté l'expérience du beau ou du sublime qu'a
produit leur révolution et en conséquence n'ont pas su répondre à l'exigence de
la nouvelle modalité de faire monde. Il s'agit de penser l'expérience
esthétique haïtienne et sa possible effectivité poïétique. Plus
fondamentalement, il s'agit de penser la dimension esthétique de l'existence et
sa manière de suggérer un faire politique de bien-être, qui appelle des
conditions fondamentales de traiter l'homme en humain. Vu que le beau porte une
complexion complète de chair et d'esprit, il est la forme pleinement incarnée
de notre être -au-monde qui manifeste l'épaisseur du lien de l'homme et du
monde, de l'homme et de la commun-auté qui le dépasse à l'horizon, mais qui
l'habite et qu'il ne cesse de vouloir réaliser au moyen de la
politique, de l'économie, de la science et de la technique. En notre
temps, du fait de cette négligence face au sublime, la politique s'étiole et
fait dépérir l'homme. Les Haïtiens se sont laissé prendre par le dépérissement
dès le commencement pour n'avoir pas mesuré l'ampleur de leur initiative de
libération et ses exigences de créativité. C'est dire qu'ils ont raté la
dimension sublime de leur expérience. Il y a des conditions pour qu'advienne le
sublime à l'homme. Vraisemblablement, ils n'étaient pas de
disposition à faire l'expérience du beau et à s'ouvrir au monde qui venait.
Peut-être que le sublime, la promesse de monde nouveau, exigeait un trop grand
effort, une trop grande puissance d'action que les Haïtiens n'ont pas su
fournir pour l'invention de la nouvelle société. Peut-être
étaient-ils trop épuisés ou usés par l'esclavage, par les luttes de libération;
le regard affaibli, ils n'ont pas su voir la lumière qui poignait à l'horizon
de 1804, le beau monde d'une communauté d'égaux et de liberté.
Nous pourrions avancer cette hypothèse attendant que
les historiens, les anthropologues, les sociologues nous apportent confirmation
ou infirmation, qu'il a manqué aux Haïtiens de l'époque l'ingénuité dont
parle Friedrich Schiller, condition indispensable de l'expérience esthétique,
où l'intelligence mêlée à la simplicité se «transforme en
admiration[v]».
Le jugement esthétique n'est que point de départ d'un jugement plus élaboré sur
la portée politique, internationale, mais surtout anthropologique de la
révolution haïtienne (c'est l'enjeu de la politique poïétique). Ce qui veut
dire que les Haïtiens, en plus d'avoir entrepris cette action de restituer
l'humanité à eux-mêmes et à l'humanité entière, devaient inscrire dans les
institutions politiques ce qui a été représenté comme inouï, sublime ou beau,
dans les luttes de libération comme désir de liberté et d'humanité. En réalité,
il ne serait pas question de poser que le beau ou le sublime constituent des
idéalités de la politique, mais, vu leur manière de mobiliser l'ensemble de
l'humain dans une expérience intégrale, il est indéniable qu'ils renferment une
dimension éthique qui devrait guider les orientations politiques. Du sublime de
la révolution dans l'idée d'humanité restituée, on devrait procéder à des
formes d'institutionnalisation de l'humanité comme idée régulatrice d'une
société antiesclavagiste. Au contraire, rien de ce genre ne s'est produit.
Toutes les promesses tenues dans l'idéal de la révolution s'est obscurci dans des
pratiques de corruption, amplement mise en relief par Lesly Péan, dans des
politiques de soumission ou de subordination aux puissances impériales au
profit d'un petit groupe se contentant des miettes du capitalisme mondial.
Notre position peut susciter, en toute logique, l'objection qui consiste à
montrer qu'il était difficile, voire impossible, aux Haïtiens de tenir les
promesses de son exploit, vu le caractère intraitable du capitalisme
esclavagiste. Entourés de toutes parts par les puissances esclavagistes de
l'époque, il s'avérait compliqué aux dirigeants haïtiens de sortir la tête de
la jeune nation de l'eau boueuse de la domination capitaliste déjà
internationalisée. À cette objection, nous répondrions qu'il n'était pas été
une question de réussir mais avant tout une question d'avoir tenté par la mise
en place d'institutions qui auraient répondu à la promesse d'une nouvelle
société. Or dans l'histoire de la société haïtienne, nous n'avons pas recensé
d'orientations politiques systématiques pour sortir de la dépendance, pour
installer dans l'expérience collective l'idéal d'humanité que portait le refus
de la domination de l'homme par l'homme au nom de la race (notion par laquelle
on a procuré une tournure biologique à la domination).
Citons quelques exemples :
Tous montrent le manque d'intelligence ou
d'initiatives volontaires, rationnelles au regard de l'idéal 1804. Le comble
est qu'à côté de ces politiques de replâtrage, les gens cultivés, la
"bourgeoisie ", dépensent ses ressources financières à Paris par
compulsion morbide de se ressembler aux bourgeois européens qu'elle n'a pas
cessé de courtiser pour s'éloigner davantage de la pègre haïtienne.
Il faut prendre au sérieux ce contraste haïtien pour
comprendre qu'un contre-projet à l'idéal 1804 s'est imposé et a entravé
l'avènement du moment de la restauration de la dignité à l'humanité asservie.
Ce contre-projet toujours à l'œuvre empêche de sauver l'humanité en Haïti. Une
volonté ou une conscience embuée des pratiques délétères de la domination et de
l'humiliation raréfie les ressources naturelles ou humaines qui auraient
facilité la concrétisation de cet idéal. On vend les ressources aux prédateurs
capitalistes internationaux, on se réjouit des miettes et des soutiens des
nouveaux maîtres du monde au détriment de l'intégrité nationale, de la dignité
de la majorité des Haïtiens, croupissant dans des taudis, qui dépérissant de
faim, se voyant diminués au jour le jour dans leur humanité. Pour mieux
réaliser ce dépérissement, les institutions s'improvisent au gré des pratiques
de corruption et de déshumanisation, évidemment avec la complicité de la
communauté internationale qui continue son travail de sape.
Aujourd'hui, la question devient plus cuisante. Plus
de trois mois que les oppositions politiques tiennent un bras de fer face à un
pouvoir qui tourne à vide, une lutte n'est qu'une farce, qui tourne en
tragi-comédie au détriment de la majorité du peuple affamé, épuisé et
impuissant face à la machine destructrice des oppositions, du pouvoir qui
tiennent leur dynamique du même moteur : l'impérialisme américain. En réalité,
en dépit du constat de l'incapacité conjointe de l'opposition et du
gouvernement, nous sommes appelés à prendre en compte plusieurs considérations
qui portent sur la question de notre incapacité à nous organiser en communauté
politique, c'est-à-dire, à nous faciliter l'accès à des conditions d'existence
décentes, qui auraient honoré la grandeur de vue des décideurs. Ces
considérations devront montrer en arrière -fond les manières de nous écarter
l'idéal de la révolution : mettre fin à la politique de l'asservissement,
promouvoir la politique de l'épanouissement comme formes d'organisation
sociale, économique et politique qui devront app0rter à chacun des citoyens les
capacités de l'épanouissement de sa personne.
D'abord, l'opposition et le gouvernement se sont
nourris du même imaginaire du pouvoir politique compris comme lieu de
jouissance et d'enrichissement exécrable, d'expropriation et de rente. Ce qui
nous conduit à la question du sens du pouvoir politique dans la société
haïtienne. Que représente l'État dans la compréhension haïtienne ? Attendant
des travaux de sociologie et d'anthropologie de "terrains", nous
pourrions poser de manière provisoire que l'État représente le lieu l'appropriation
(de l'expropriation), chwal papa. Marqué par l'impersonnalité dans la
perspective de la philosophie politique moderne, qui construit l'État selon
l'universalité (à l'exception des critiques marxistes qui ne cessent de montrer
la relation entre état et classe dominante), l'État est constamment présenté
comme une structure impersonnelle représentant de l'intérêt général ou
expression de la "volonté générale". Pourtant, cette impersonnalité,
cette généralité postulée, qui n'a pas pris forme sous fond d'une idée du
commun, devient le lieu d'appropriation des avantages juridiques, symboliques
offerts par l'État au profit des groupes au détriment du grand nombre (nous
rencontrons cette opposition du "grand nombre" et du "plus
capable" dans l'histoire politique haïtienne.) Donc, l'usage de l'État
haïtien est entravé entre le mépris des intérêts du grand nombre et la
jouissance personnalisée. De ce point de vue, nous comprenons que l'opposition
et le gouvernement se rencontrent à la même représentation du bien public,
considéré comme bien qu'on peut accaparer en toute impunité. En conséquence, le
bras de fer qui s'impose entre le pouvoir et l'opposition n'est qu'une farce
qui n'a pour conséquence que l'appauvrissement, l'affaiblissement, l'épuisement
de la majorité des citoyens sans éprouver aucun devoir de penser l'amélioration
de la condition de vie des citoyens. Cet imaginaire donne lieu donc à une
politique de l'appauvrissement, de l'affaiblissement qui devient politique
productrice des "incapacitations"(Odonel Pierre-Louis), c'est à dire,
des conditions qui enlèvent aux citoyens les capacités requises pour faire
l'expérience effective de la politique. En d'autres termes, du point de vue des
pratiques politiques, l'abêtissement, l'encrassement constituent le nom de la
politique et les modalités du pouvoir étatique et de l'opposition. Rien à
espérer donc d'un point ou d'un autre. Tous ne font que ruiner les capacités,
les aptitudes des citoyens à s'intéresser à la politique, à espérer que quelque
chose de bon vienne de la politique (par exemple, ils ont tous participé sans
scrupule à la fermeture des classes interdisant aux plus jeunes d'avoir accès
aux savoirs. En ce sens, ils sont tous générateurs de la
kokoratisation comme forme d'abêtissement par analphabétisme,
l'affamement, etc.). À méditer le sens des activités politiques de ces quatre
derniers mois, le constat est sans ambiguïté : les oppositions politiques et le
gouvernement sont en panne de légitimité, et sont incapables de proposer un
projet qui répond à l'idéal de vie bonne de la société haïtienne, juste
répartition des richesses et institution d'un ordre politique établi sur
l'humaine condition et non le mépris ou l'exclusion. Oppositions et
gouvernement sont à renvoyer pour la même raison de crétinisme, d'inaptitude à
penser le nouveau, d'incompétence dans la mise en œuvre des conditions
stabilité et bonne gestion. Ils sont aussi vieux que l'histoire politique
haïtienne traînant les mêmes tares : affairisme, petitesse, courte vue, manque
d'ambition et d'ouverture, etc. Renégats, fossoyeurs et courtiers de la
bourgeoisie décatie, elle-même frappée de myopie, de sénilité et d'esprit de
créativité pour l'épanouissement des Haïtiens.
Ensuite, du point de vue économique. En général, dans
la perspective de la "gauche haïtienne", la "bourgeoisie"
est la classe qui fait mains basses sur la richesse du pays. En effet, ce qu'on
appelle à tort la "bourgeoisie haïtienne" constitue un groupe
parasitaire qui vit essentiellement de la rente. Faible en créativité et incapable
de prendre part à la compétitivité internationale pour la simple raison de son
inculture, de son nombrilisme crasseux ou de sa mesquinerie, elle s'attache à
l'État la sangsue tient à la vache dont elle suce le sang jusqu'au
dépérissement. Si, en réalité cette bourgeoisie parasite les maigres ressources
et se dresse honteusement en " classe dominante", il faut, par
ailleurs, signaler cet autre aspect qui la caractérise par lequel elle renforce
ses activités d'asphyxie de la société. On fait peu de cas de cette bourgeoisie
qui s'est aujourd'hui complètement gangstérisée. Cette nouvelle forme dont elle
se revêt lui permet de se nourrir de manière vorace de la créativité de
certains petits entrepreneurs, composés de jeunes universitaires, des
compatriotes de la diaspora, de fonctionnaires (du secteur privé ou public),
etc. À coup de menace ou d'assassinat, d'intimidation de toutes sortes nombres
de citoyens qui ont tenté de sortir du marasme économique en se risquant à des
activités économiques novatrices et stimulantes, se sont souvent vus invités à
abandonner leurs initiatives au profit des grands hommes d'affaires. Nombre de
secteurs ne peuvent recevoir de nouveaux venus dans l'économie haïtienne.
Inversement, les secteurs qui s'affirment sont vite confisqués en forçant les
initiateurs, jeunes entrepreneurs créatifs et fougueux, à prendre le chemin de
l'exil ou subir l'assassinat. Le secteur économique haïtien est gangrené par
une vision tikoulitique du marché, avec des hommes d'affaires qui se mettent à l'écart
de la dynamique de compétitivité de l'économie mondiale en verrouillant le
marché haïtien par la privatisation des institutions douanières.
Pour mieux comprendre l'enjeu de cette économie, il
faudrait répondre à la question, comment devient-on riche en Haïti ? Comment
les riches s'enrichissent-ils en Haïti ? Importante question qui ne doit pas
concerner seulement l'économie, mais qui doit mobiliser la sociologie de
l'accumulation des biens matériels ou symboliques, l'anthropologie des biens et
de la distinction, la politique des usages des institutions publiques. Dans
tous les cas (nous allons vite sur ce point qui demande des apports
disciplinaires divers), la "bourgeoisie haïtienne" comme la
paysannerie haïtienne dont on la distingue souvent à tort (du moins su point de
vue de l'anthropologie de l'imaginaire), est une bourgeoisie de subsistance.
Elle vit dans une profonde incertitude liée à son impuissance face au marché
mondial dont elle ne répond pas aux critères de compétitivité par manque d'identité,
d'inventivité et par obscurantisme, qui est son trait caractéristique
fondamental. Son incertitude le force à enclore le marché haïtien et à faire
mains basses sur les structures financièrement rentables de l'État. Comme la
paysannerie, elle s'arc-boute à sa portion de terre (il s'agit dans ce cas du
territoire haïtien) qu'elle isole de toutes les influences afin de s'assurer à
qui mieux mieux des denrées de subsistance. Plongée dans l'incertitude, sans
prise sur le marché international qu'elle ne saurait maîtriser par manque de
compétences, elle s'investit dans la sous-traitance de la bourgeoisie mondiale,
se débat dans l'import-export en fixant l'État comme seul client. Pour tout
contrôler, pour mieux verrouiller l'enclos haïtien, elle se déclare
instance gérante des douanes où elle filtre les produits recevables, ceux qui
lui permettront de tirer des profits, les produits non recevables,
qu'elle laisse moisir dans les entrepôts, à la plus grande amertume de leurs
propriétaires, qui sont généralement de moyens entrepreneurs qui se sont
endettés dans les banques de ces hommes d'affaires ou dans des banques
étrangères.
Dans une société où l'économie est portée par un
groupe qui vit pour sa subsistance (pour sa survie), qui ne parvient pas à se
penser du fait qu'elle se perd dans l'idéal d'être de l'étranger blanc, il est
logique que l'économie ne soit qu'une pratique d'appauvrissement. Le
parasitisme rentier devient le fond de la politique économique, qui se déploie
politiquement ou économiquement comme personnalisation des institutions à hauts
profits économiques. C'est, comme la politique, une économie de l'encrassement,
de l'appauvrissement d'une part, et une économie d'enrichissement dans la
crasse et la misère, d'autre part. Il faut tenir les deux aspects,
encrassement-enrichissement, pour définir l'économie et la "bourgeoisie
" haïtienne qui n'est pas une classe possédante mais une classe rentière
vivant indécemment des miettes de l'État. C'est une classe parasitaire, qui vit
au dépend des citoyens qu'elle tue de ses larves visqueuses et mortelles. C'est
une classe de croque-morts, qui n'éprouvent aucune gêne à se prélasser de
l'odeur de la mort, du visage blêmi des morts qui jonchent notre quotidienneté.
Lorsque la rencontre de la politique et de l'économie
se met en place -notre temps présent en est le témoin privilégié de cette
rencontre, un complexe politico -économique de la corruption s'impose, une
alliance dangereuse et mortifère des hommes politiques et des hommes d'affaires
renforce la généralisation de la corruption et de la gangstérisation au
détriment de la société. Quelque chose de pourri répand son exhalaison
nauséeuse, embue l'espace social d'une odeur de charnier, d’un goût de mort
insistant. La société haïtienne se meurt de l'avarice des hommes d'affaires et
des hommes politiques, qui se transmuent en croque-morts de grand jour et
gardiens de cimetières qui réduisent les citoyens en fantômes, en zombis.
Enfin, face à cette "économie politique " de
la corruption et de la gangstérisation, de la mort, de la zombification et de
la bestialisation, la société devient la cible du pouvoir et des hommes et
l'opposition. Ce que l'histoire politique met en lumière et qui devient l'objet
de l'impasse politique actuelle c'est le mode de gouvernementalité qui prend
pour cible la société, trahie et dévoyée dans ses revendications au nom de la
dignité. La dynamique sociale haïtienne, contre ce dispositif
politico-économique parasitaire, prend la forme d'exigence de revendication et
de créativité, qui est souvent corrompue par les impulsions de racket, de
rapines, de mépris du public, du surinvestissement du privé portés par les
"élites politiques et économiques". La misère est le nom de cette
dynamique sociale, elle est l'expérience de l'incapacité à se construire en
toute décence, et à éprouver sa capabilité, son sentiment d'être capable pour
soi et pour l'autre. Elle fait pendant à la dynamique d'enrichissement à
laquelle veulent se livrer tous les Haïtiens : enrichissement souvent
indécent se faisant par concussion, par spoliation, etc.
Si nous avons peu de cas d'études de cet
enrichissement et de misère dans les sciences sociales haïtiennes, la
littérature toutefois en donne quelques cas d'enrichissement (Epaminondas
Labasterre de Frédéric Marcelin) et des cas de misère à profusion (tous les
romans paysans haïtiens présentent cette thématique de manière récurrente).
Tout le genre du roman paysan, en plus de restituer quelques traits originaux
authentiques de la culture haïtienne selon l'appel de Jean Price-Mars, montre
la condition difficile des paysans. D'autres romans mettant en scène davantage
des groupes de citadins miséreux que le discours politique désigne de
"populaire"(Marie –Thérèse Colimon Hall [vi], Kettly
Mars[vii],
etc.). Donc, la littérature, attendant la sociologie ou l'anthropologie
constituées pour nous offrir des explications plus méthodiques
scientifiquement, nous permet de suivre la situation intolérable des Haïtiens.
Sans nous consacrer à des monographies séparées et systématiques de ces auteurs
ou ouvrages, on peut dire qu'ils montrent d'une part que la situation des gens
modestes se compose de conditions économiques, sociales et culturelles très
maigres. Leur seul recours au vodou qui jouit à la fois le rôle de cosmologie,
lieu de créativité de sens, de thérapie, lieu de guérison. Le vodou est un lieu
de conjuration de sorts et d'explication des sorts de toutes sortes naturelles
ou surnaturelles, politiques ou religieuses, magiques ou scientifiques. Cette
cosmologie et thérapie constituées fait penser à l'institution d'une autre
société alors qu'elle n'est qu'excroissance d'une économie plus globale de la
société, la production de l'abêtissement. Le vodou, malgré son effort de
produire un ordre humain de solidarité et de communauté, est rattrapé par ce
processus d'abêtissement (tout l'imaginaire de la zombification l'exprime sans
ambiguïté).
D'Antoine Innocent à Frankétienne en passant par
Jacques Roumain et les frères Marcelin, nous constatons une logique de mise à
distance du "peuple" et un souci aussi de prendre pour des pratiques
insolites les modes d'existence du peuple devenu "gros peuple ", gwo
zotèy. Autrement dit, différent des "élites". Les auteurs
montrent aussi les résistances déployées par ce peuple, mais c'est toujours,
semble-t-il, une résistance rangée, dont la fin est déjà comprise, comprimée ou
compromise par les forces omniprésentes du chef aidé du bourgeois, du
politicien et de l'homme d'affaires. Mais ce qui semble le plus caractéristique
de ces écrits c'est le retour constant du mécontentement populaire qui témoigne
du besoin de vivre décemment. Évidemment, ces auteurs mettent en relief la
figure de laissés pour compte des paysans et de la "masse populaire".
Tous les décors, que ce soit dans le Bondieu rit d'Edris Saint Amand, dans le
Gouverneur de la rosée de Jacques Roumain, dans le Canapé Vert, et le Tous les
Hommes sont fous de Philippe Thoby Marcelin et Pierre Marcelin, se montrent
pauvres, s'ornent d'une situation de détresse ou de désolation, qui accuse la
difficulté des paysans ou à la "masse populaire" de faire face au
dispositif délétère de l'"économie politique" de l'État haïtien,
sachant que cet État est approprié par les acteurs politiques et économiques.
Pauvres matériellement, pauvres spirituellement. En réalité, la spiritualité du
paysan que l'on présente comme un lieu de résistance, se corrompt le plus
souvent dans le mimétisme, la honte de s'affirmer tel, c'est -à-dire de
soutenir le vodou, ou de se soutenir dans le vodou. C'est ce que font observer
les frères Marcelin dans "Canapé-Vert" et "Tous les
hommes sont fous": les paysans, même à proximité de Port-au-Prince, la
Capitale, vivent leurs croyances dans la clandestinité, dans la "simulation-dissimulation".
D'un autre point de vue, Frankétienne, dans "Les affres d'un défi",
montre à quoi peut conduire parfois l'usage des pratiques magiques dans le
vodou : déployer une domination totale sur des compatriotes ravalés à la terre,
à la condition bestiale de vie. En effet, interdire du sel aux zombis c'est
leur interdire l'accès à la réalité, à la connaissance. Cette importante
allégorie, que nous ne pourrons épuiser dans ce commentaire présent, s'explique
par le taux d'analphabétisme imposant qui n'est pas un accident politique, au
contraire, manifeste le déploiement de la politique de zombification comme
manière de ne pas donner accès aux citoyens à la science, à la lumière, au sel
de la liberté et de la raison. C'est l'effet de la politique de kokoratisation,
qui montre le bas fond des décisions politiques et leur refus de répondre au
projet sublime de 1804.
La kokoratisation exprime plus que tout autre mot, les
pratiques d'avilissement et d'auto-avilissement, la dénégation de l'idéal 1804
à l'oeuvre dans la société haïtienne. Le mot vient de kokorat (qui est avant
tout un insecte) qu'on utilisait au moment de l'arrivée de l'armée américaine
en 1994 pour instaurer la démocratie, après le coup d'état militaire. En
situation d'extrême précarité, liée à l'embargo économique et à la politique de
bamboche (non démocratique, mais celle des militaires jouissant sans scrupule
des ressources du peuple assassiné), à la libéralisation du marché, nombre
d'Haïtiens se sont appauvris. Certains d'entre eux étaient obligés de glaner
(parmi ceux qui n'ont pas pu émigrer dans les sociétés caribéennes, aux
États-Unis d'Amérique, au Canada) dans les poubelles des militaires américains
afin de survivre grâce aux restes de nourritures à la faim chronique. Par
extension, la sagesse populaire a forgé le néologisme de kokoratisation pour
signaler l'aspect dynamique, processuel de l'état d'être kokorat, et décrit du
coup non un état individuel mais un devenir social. La focale est donc dirigée
davantage du côté de la société ou de ses responsables comme producteurs de
kokorat. C'est dire qu'on ne naît pas kokorat, on le devient à force des
inégalités sociales, des politiques économiques d'appauvrissement. Donc un
dispositif politique, économique produit les kokorat et la kokoratisation. Un
constat important permet de comprendre, en conséquence, que la kokoratisation
est un jugement. Elle est un jugement dénonciatif qui se veut à la fois factuel
et normatif et critiquant généralement de manière implicite les pratiques
avilissantes ou auto-avilissantes de la politique et de l'économie.
La politique de kokoratisation qui est la manière des
hommes politiques et des hommes d'affaires de la société haïtienne de maintenir
une situation sociale, économique, politique forçant les citoyens à se nourrir
aux poubelles des Américains et des Dominicains, à vivre dans des taudis et
pouilleux, contraste, paradoxalement, à ce qui point depuis la lutte des
esclaves comme vision de liberté.
S'il y a une pauvreté de la réflexion éthique dans la
pensée haïtienne, il n'est pas moins vrai que la société haïtienne depuis sa
naissance s'établit sur une vision éthique d'elle-même, que malheureusement la
réflexion tarde à prendre en charge afin de l'expliciter et éclairer ses
projets politiques. Par ailleurs, la kokoratisation comme jugement politique
dénonciatif de la politique comme production de l'homme de trop, fait signe à
cette éthique, à ce sentiment qui refuse (sans pouvoir se le dire
explicitement) de réduire l'homme en kokorat. Cette éthique se fonde avant tout
sur le traitement déshumanisant, kokoratisant comme inacceptable. Mais qu'est
ce qui peut expliquer que des hommes puissent traiter d'autres hommes en
kokorats ?
Il faut d'abord se défaire de la bonté naturelle de
l'homme. L'homme, a dit Pascal, n'est ni ange ni bête. Il faut dire aussi que
si l'homme n'est ni ange ni bête, il est, peut-être, les deux à la fois et en
même temps. Malheur à ceux qui pensent que l'homme n'est qu’ange. L'homme est
un ange qui s'oublie dans la bestialité. Cet oubli cause le plus souvent les désastres
politiques que l'on sait. La bestialisation n'est que la face logique de
l'homme qui s'oublie soit en tant qu'ange et qui ne se fait pas attraper par la
bête ou soit en tant que bête qui dérape en négligeant son côté d'ange.
L'histoire haïtienne peut être interprétée par ce dualisme : la bête de
l'esclavage, l'angélisme de la révolution. A chacun son lot de bestialité par
souci hypocrite de faire l'ange ou la bête. Si toute l'histoire haïtienne est
en prise avec la bestialisation, cela est peut-être dû à la fois à l'angélisme
ou à la bêtise. Il faut dire néanmoins que nous n'avons véritablement pas rendu
possible la politique de l'angélisme. La bestialisation qui est à l'œuvre est à
définir comme culture de la bête, comme l'abêtissement de l'autre.
Pourtant, nous devons attirer l'attention sur la
politique qui serait mue par l'aspect angélique en l'homme que nous avons
désigné de "sublime ". Nous avons soutenu que la révolution haïtienne
a fait signe vers le sublime de l'humain, de la liberté, de l'égalité et de la
dignité. L'angélisme politique que nous tenté d'expliciter n'a pas encore
trouvé ses politiciens et ses entrepreneurs. Nous devons insister sur ses
possibles dérives qui demandent des précautions et des balises importantes dans
sa mise en œuvre. En effet, certaines voix ont identifié leur vision politique
à cet angélisme, et ont tenté de prendre racine au sublime de la révolution.
Elles se sont fourvoyées par manque de cohérence, par démagogie. Elles ont
oublié que le sublime qui doit guider la politique doit se circonscrire de
certaines conditionnalités (conditions des conditions de possibilité) de la
mise en œuvre du sublime que nous exposons en cinq axes :
1) Conditions de finalité sans fin
2) Conditions de capabilité indéfinie
3) Conditions de raisonnabilité
4) Conditions de responsabilité
5) Conditions de créativité
Les cinq conditions réunies doivent faire advenir le
citoyen libre et responsable face à lui-même, face à la collectivité, qui ne
sera plus mis en condition de kokoratisation, mais saisi au préalable par la
structure éthique de dignité, de capabilité, de raisonnabilité, de créativité
et de responsabilité.
- Les conditions de finalité sans fin, d'inspiration
kantienne, doivent poser l'homme comme fin des pratiques politiques et économiques.
Cette conditionnalité dresse l'homme au-delà de toutes les formes de
réification. L'homme est sa propre fin. En cela, tout doit être disposé à sa
réalisation et non l'inverse.
- La capabilité est la faculté de la mise en valeur de
la dignité comme résistance aux pratiques réifiantes qui s'imposent. Elle
l'instance phénoménologique (anthropologique) du capable, épreuve de soi et
sentiment de sa propre valeur. La capabilité est l'épreuve de soi en tant
valeur pratique, qui se vit phénoménologiquement comme infiniment valable et
valeureux. C'est, parmi le double infini pascalien, celui qui permet à l'homme
de contenir le monde et de résister ainsi aux déferlements réifiants des forces
physiques du monde naturel. La capabilité est l'expérience intime de la
grandeur humaine. Elle est présente dans le non de l'esclave lorsqu'il a
contesté l'esclavage : elle l'affirmation de la liberté humaine.
- La raisonnabilité est différente de la rationalité.
Elle n'est pas calcul ou combinatoire de signes liés selon des occurrences
abstraites et logiques. La raisonnabilité est plutôt la conditionnalité de
l'action qui pose l'homme comme instance de raison réfléchissante, être capable
de se prendre en charge en fonction de la conservation de soi. Par conservation
de soi, il ne s'agit pas seulement, selon le réflexe biologique, de
préservation de soi liée à on ne sait quel instinct de conservation, elle
concerne la relation de l'être à l'être-ensemble. La raisonnabilité est une
réflexion liée à la conservation de soi en tant qu'elle dépend de la
conservation des autres. C'est la conditionnalité de la solidarité et de
l'institution du commun au regard de la généralité. Seuls les êtres
raisonnables sont capables de penser les autres comme instances de son être et
de son devenir.
- La responsabilité exige cette communauté qui se
trouve aux deux bornes du temps présent. Le présent est le temps de la présence
au monde, donc au passé et au futur qui apportent au monde sa densité, son
épaisseur, lesquelles sont vides si nous ne sommes appelés à répondre d'eux
dans la présence au présent. La responsabilité a quelque chose à voir avec la
capabilité qui la fonde. Elle est l'expérience de l'épreuve de la capacité qui
devient, en fin de compte, capacité à répondre, à donner raison de soi et des
autres avec lesquels on partage la commune condition du désir du bonheur, de la
dette et de la mortalité. C'est en ce sens que la responsabilité s'étend du
présent, la présence comme épreuve de soi, au passé dont on hérite la
possibilité d'être et de dire jeu ; au futur dont on héritera la possibilité ou
la probabilité d'être continué. La responsabilité est héritage reçu et héritage
légué. Les deux bornes nous fixent dans l'être autrement qu'être, c'est-à-dire
se trouver toujours dans un rapport éthique avec autrui. Au nom de cette
relation éthique au passé et au futur, nous avons l'injonction d'être avec nos
contemporains comme nous sommes avec nos ancêtres et nos héritiers : être avec
eux comme nous sommes avec les ancêtres et comme nous aimerions que nos
héritiers (nos récepteurs ou percepteurs) seront avec nous. Indulgence du cœur
et rigueur de la règle au nom du bien-être de soi et de chacun.
- La créativité, souvent mesurée selon quelques
échelles de valeurs, est la marque fondamentale d'être au monde dont la
modalité est de commencer, donc d'inaugurer quelque chose de nouveau, qui
représente souvent des réponses aux nouveaux problèmes que pose le monde. Tout
homme, en dépit de la complexité de sa raison, participe à ce travail de
création de monde, d'invention de réponses nouvelles aux problèmes du monde.
Mais, il revient particulièrement aux poètes de s'adonner à ce travail
indispensable d'invention de réponses aux problèmes auxquels nous sommes
confrontés : "Les poètes sont ceux des mortels, qui chantent gravement le
dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et
tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement.[viii] "
Ce que dit ici Heidegger doit être pensé de façon plus
radicale. Le poète n'est pas seulement le faiseur de poèmes ou fabricants de
vers ou de rimes. Ce premier sens doit être enrichi du sens plus étymologique
de la poïesis et penser la poésie, en l'occurrence le poète, comme
celui qui, pour avoir rencontré la "détresse humaine" en
vient, du fond de son "énergie créatrice ", à produire la
transfiguration[ix] requise
pour le changement des choses du monde pour le bien-être des
hommes (citoyens). Le poète est donc celui qui a su transfigurer les
détresses humaines en espérance d'émancipation et en féerie d'être pour avoir a
avoisiné le "divin" : "Le salut é-voque le sacré. Le sacré relie
le divin. Le divin avoisine le dieu.[x] "
Dans notre cas, le sacré est l'humain, qui est témoignage du divin, c'est
-à-dire valeur abyssale qui se dérobe aux pratiques réifiantes que la raison
doit approcher avec respect et grâce, uniquement pour favoriser sa
manifestation. Y-t-il un Haïtien, épargné de la kokoratisation, qui saura
réactiver le chant du sacré pour illuminer nos nuits macabres de morts,
d'assassinats, de miséreux afin que nous puissions entreprendre la remontée
vers la décence de le sacré humain ? Notre sentiment d'être est-il profondément
atteint par la misère pour ne pas éprouver le "courage d'être " qui
nous habite et nous interdit de nous entraîner dans cette descente aux enfers ?
Ce que notre temps actuel appelle c'est cette
intelligence créatrice qui doit savoir allier imagination et raisonnabilité,
créativité et formalisme, humanité et sacré dans l'invention du nouveau.
Heidegger, d'une autre manière, pense le poète comme celui qui sort du gouffre
ou du marasme, existentiel s'entend, le joyau qui donne à l'existence sa
nouvelle densité en renouant avec les dieux (le divin), les sources
énergétiques de la terre, qui rechargent l'âme d'espérance, de promesses
enivrantes. "Ceux qui risquent plus éprouvent, dans l'absence de salut,
l'être sans abri. Ils apportent aux mortels la trace des dieux enfuis dans
l'opacité de la nuit du monde. Ceux qui risquent plus sont, en tant qu'ils
chantent le sauf, "poètes en temps de détresse.[xi] "
Dans ce contexte de grandes impasses qui nous
enferment dans l'impuissance, dans l'incapacité et l'incompétence, l'existence
du "poète", tel que nous l'entendons, se fait sentir comme une
nécessité pour ouvrir des brèches dans l'ordre du réel social, économique et
politique. Cette exigence nous conduit à une mise au point qui contrevient à un
lieu commun de la société haïtienne qui pense que le développement du pays doit
passer par des "hommes pratiques ", alors qu'en réalité, le pays est
en panne de poètes, une sorte de synthèse du technicien et du rêveur, un
ingénieur rêveur. C'est Schiller qui semble avoir mieux exprimé ce que
l'histoire nous impose de vivre aujourd'hui: "L'homme ici trouve, non
seulement, dans sa nature rationnelle une aptitude morale qui peut être
développée par l'entendement, mais aussi, dans sa nature raisonnable
et sensible, c'est -à -dire dans sa nature humaine, une tendance esthétique qui
semble avoir été mise là tout exprès, une faculté qui s'éveille d'elle -même en
présence de certains objets sensibles, et qui, nos sentiments s'épurant, peut
être cultivé au point de devenir un puissant essor idéal. [xii]"
Schiller nous propose une clé indispensable pour
commencer la voie de retour à notre situation alarmante. Méditons la dimension
éthique de notre condition socio-historique en nous efforçant de soumettre la
politique à sa rigueur. Ce ne sera pas tout. Ce ne sera même pas le
point de départ, qui a un enjeu anthropologique. Nous devons être attentifs à
ce sentiment esthétique, porteur d'un idéal éthique, qui nous épure de cet élan
à la kokoratisation afin que, par la sympathie pour l'humaine condition
renfermant le sacré comme contenu, nous ayons la propension à penser à partir
du bien-être commun, contre le nombrilisme improductif de la rente, du
gangstérisme qui nous rabaisse au rang de la bête immonde, le kokorat. Prenons
le chemin de la beau-té et de la grandeur pour la fierté de l'humain en nous,
pour ne pas estropier l'humain en nous. "Nous avons tant besoin de ces
voyages aveugles, sans filets, sans garde -fous, vers la beauté.[xiii]"
Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.
[ii] Frantz Fanon a montré la nature et les conséquences
asservissantes de la grande nuit de laquelle il invite les
héritiers de l’esclavage à sortir afin de ne pas
devenir «esclave de l’esclavage». La thématique de la sortie de la grande
nuit a été développée dans la continuité de Fanon par Achille
Mbembe. Nous proposons ici, par un double mouvement, diagnostic et propositif,
une sortie établie sur la prise en charge de l’idéal de la
révolution haïtienne dont peut aussi partir le travail de conceptualisation de
la sortie de la grande nuit en se procurant l’incarnation historique qui est
présente dans l'histoire politique de la révolution haïtienne. Il ne
s’agit pas seulement donc de penser la possibilité de la sortie, mais les
impasses de la sortie liées au manque d’écoute ou
d’admiration à la sortie opérée par les esclaves de Saint-Domingue.
[iii] Martin Heidegger, «Pourquoi des poètes?», in Chemins qui ne mènent
nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 324.
[iv] Le lecteur pourra lire avec intérêt sur le retentissement de la
révolution haïtienne sur Hegel Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti,
Paris, Lignes-Léo Scheer, 2006.
[ix] Heidegger comprend très bien que " la détresse en tant que
détresse nous montre la trace du Salut". N'est-ce pas à la quête de ce
Salut que nous devons partir en nous faisant poète en ce contexte de grande
détresse? Dans cette perspective, nous en appelons au poète dans le sens le
radical de créateur, de visionnaire, de celui qui a séjourné dans la demeure de
dieux et qui a compris le secret de la fabrication de la libération des hommes
de l'emprise de l'entropie kokoratique de nos leaders politiques.
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