L’« idéal christophien » et le paradoxe du projet d'instauration de l’« homme nouveau ». Courte méthodologie pour renouveler la politique haïtienne
Qu'est-ce que l’« homme nouveau» ? Avant tout
pourquoi une telle question qui suppose que le temps actuel est celui de penser
un
nouveau style d'homme. ? Ainsi compris, l'homme actuel serait en
gestation, en incubation. Et une exigence de la nature ou de l'histoire aurait
suscité le besoin de faire advenir ou donner naissance à un homme autre,
nouveau, faisant irruption dans les bornes qui délimitent le passé et le
présent, le présent et l'avenir. Il faut sonder notre actualité politique,
particulièrement secouée depuis deux ans (cela s'est amplifié depuis 2018,
alors que ces troubles constituent le fond de l'histoire politique de la
société haïtienne) par des bouleversements importants, des mises en question
intempestives, qui signalent, tous, le besoin d'instituer quelque chose de
nouveau. Mon hypothèse est que, autant que la question du politique haïtien ou
de la politique en Haïti est liée jusque-là inexorablement à la colonialité,
entre autres, la figure de Henry Christophe, roi du royaume du Nord, devient incontournable
à toute question de rupture à la colonialité pour instituer un nouvel ordre
politique sur fond d'une texture anthropologique originale. Or, sachant que
l'expérience ou la prétention christophienne n'a pas tenu sa promesse, entravée
dans cette même colonialité qu'elle se donnait la mission de combattre, il
importe de savoir à quoi peut nous servir cet idéal qualifié de
christophien ? En réalité, l'exemple politique et anthropologique ou
d'anthropologie philosophique de Henry Christophe nous incite à reprendre la
question du re-nouveau et de ses dérives historiques qui doivent être méditées
comme nos éventuelles dérives dans la voie de la pensée des modalités
d'instituer du nouveau. D'où l'intérêt central d'être attentif aux leçons de
l'histoire haïtienne pour mieux savoir le« tragique »qui guette les
entreprises politiques d'émancipation ou «révolutionnaires». Il s'agit aussi de
tirer les leçons des entraves dans lesquelles se trouvent pris d'autres projets
politiques d'autres visionnaires dans d'autres sociétés. Cet aspect se
présentera en filigrane dans notre exposé.
La
question qu'est-ce que l'homme nouveau comporte l'enjeu théorique et pratique
(politique et éthique)suivant : comment est-il possible de résister au chant de
cygne séducteur du discours qui consiste à inventer un style nouveau d'homme
qui mettrait fin au « vieil homme », jugé « décadent », dégénérescent
sans mettre en marche la machine à broyer de l'humain ? Comment le « nouveau »,
posé en idéal d'action d'émancipation, peut-il se poser en condition de
destruction des différences ?
Le
problème fondamental de l'interprétation du monde en monde nouveau, habitat de
l'homme nouveau, est celui de la métaphysique et de la théologie. Une théologie
du salut est sous-jacente à toute vision du monde nouveau et se dresse en
dispositif correctif des tords du monde ou de l'homme tordu considéré comme « vieil
homme ». Une métaphysique de la pureté sous-tend ce souci de l'homme
nouveau et fonde la théologie du salut ou de l'instauration de l'ordre de salut
par la transformation des structures matérielles du monde.
Pour
mettre en place une véritable politique du nouveau, il faut penser le nouveau
coupé de son lien théologique, de son lien céleste, afin de le ramener à la
terre humaine où les affaires des hommes sont déjà relations, rencontres,
mélanges, héritages et réceptions. Enfin, notre question dernière est celle de
savoir comment faire du nouveau pour des hommes qui sont déjà pris dans des
réseaux d'héritages ?
De
l’« homme nouveau » : tentative de conceptualisation et enjeux
La
question de l’« homme nouveau »est la reprise dans le champ de l'action
politique contemporaine d'un discours théologique chrétien qui propose un cadre
pragmatique d'avènement de l'homme nouveau par opposition au vieil homme.
L'homme nouveau appelle en contrepoint le vieil homme, qui est son pendant, par
opposition auquel il se définit et précise les conditions de son avènement.
«Sachant que notre vieil homme a été
crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne
soyons plus esclaves du péché.[i]»
Ce court verset de l'Épître aux Romains est chargé de considérations
théologiques et philosophiques que nous ne ferons que relever sans nous y
attarder trop longuement. Premièrement, si l'homme n'est pas explicitement
mentionné dans le verset, il s'y trouve par omission, et advient par la
crucifixion. Cela présuppose une compréhension dialectique de la
mort-crucifixion et de la re-naissance-résurrection. Le vieil homme étant
crucifié avec le Christ, il est en même temps le terreau d'avènement de l’« homme
nouveau ». Celui-ci est à entendre comme l'événement du sacrifice de la
crucifixion-résurrection. En effet, c'est la deuxième considération, le vieil
homme, fait de « corps de péché », « fût détruit »;autrement
dit, il est à détruire afin de rompre l'enchaînement des générations vouées au
péché, à la souffrance. Troisièmement, si nous reprenons les réflexions de Paul
Ricœur sur le « péché originel » -pseudo-concept inventé par saint
Augustin pour justifier l'origine humaine du mal-, il faut comprendre que le
péché ne traduit pas seulement la faute originelle, mais renvoie au passé
contaminé qui fait du vieil homme un homme corrompu, mauvais, impur pour s'être
séparé de la source du bien, de la pureté divine. Enfin, le vieil homme, dès
lors, étant « esclave », devient tributaire d'un passé, d'une
histoire théologique où sa volonté asservie ne peut rien inventer de nouveau et
de bon. Elle ne peut que répéter le « péché »de l'origine. Corrompu
fondamentalement, il ne peut se racheter que par la mort, « car celui qui
est mort est libre du péché[ii]. »
Dans le sens biblique, la mort peut prendre le sens à la
fois de passage comme celui de destruction définitive ou éternelle. Selon que
la mort se produit dans le Christ ou en dehors de sa relation avec lui, elle
peut être complète et définitive. « Or, si nous sommes morts avec Christ,
nous croyons que nous vivons aussi avec lui. Sachant que le Christ ressuscité
des morts ne meurt plus; la mort n'a plus de pouvoir sur lui[iii]. »Notons
que dans la philosophie platonicienne dont s'est inspiré grandement Paul, la
mort représente la voie d'accès aux Idées divines, aux formes éternelles et
intelligibles, elle est du même coup, si nous comprenons ici le Christ non
seulement comme un personnage historique mais comme le type de celui qui a su
rencontrer ces Idées, l'occasion de s'immortaliser au contact de la divinité.
L'homme nouveau dont le Christ représente le modèle est celui qui a su
triompher de la mort par son contact à Dieu ou la divinité. Ainsi pouvons-nous
lire, cette fois, dans le second Épître de Paul aux Corinthiens, que «si
quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes
sont passées; voici, toutes choses sont devenues nouvelles[iv]. »
Si nous déplaçons le sens théologique du « Christ »,défini comme
principe mystique de salut prenant corps dans le personnage historique de
Jésus, nous pouvons supposer que la « nouvelle créature »dont se
compose l'homme nouveau dépend du contact à un ordre spirituel ou intellectuel
d'idéalité qui rend possible l'événement ou l'avènement du nouveau. Arrivé à ce
stade, il est important de nous arrêter aux considérations théologisantes pour
dégager ce qui est enjeu d'un point de vue philosophique et politique dans la
conceptualisation de l’« homme nouveau ».
La question de l'homme nouveau se formule à partir d'une
vision théologique de l'histoire marquée par le « salut », et d'une
vision philosophique reformulée de l'histoire où le salut est substitué au « progrès »[v].
Pris dans son sens « sécularisé »tout en admettant en présupposition
le fond théologique originel, l'homme nouveau appelle une rupture dans l'ordre
de la temporalité historique qui est fait d'un côté de l'homme corrompu par des
pratiques anthropologiques, politiques sédimentées qui exigent un travail de
re-création, de refonte en vue de faire advenir, par une cassure claire et
nette dans le cours de l'histoire. Il y a un avant et un après historique dans
le discours de l'homme nouveau, comme il y a le vieil homme et l'homme nouveau.
Par ailleurs, cette rupture creusée dans le flanc de l'histoire se justifie par
une conception de la corruption du temps ou de l'histoire qui se distancie de
la pureté, du bien à mesure que la temporalité se déploie et se dégage du temps
originel. L'historicité devient déchéance à laquelle il importe de mettre fin si
l'on ne veut pas assister à l'effondrement intégral de l'homme, à sa déchéance
entière. Trois conditions de l'homme nouveau s'imposent :la chute qui
produit une temporalité ou historicité corrompue, la virginité originelle
perdue qui se trouve non au commencement des temps, mais à la fin pour guider
les correctifs qu'il faut apporter à la corruption du temps, enfin des «élus»,
eux-mêmes sauvés par la «grâce» injustement généreuse de l'histoire qui les ont
parés d'un reste incorruptible de pureté originelle. Ainsi se considèrent-ils
comme les bras travailleurs ou fabricateurs du monde nouveau, celui de
l'origine à faire re-naître.
Enfin,
il faut voir dans le discours de l'homme nouveau soit un souvenir ou une
nostalgie théologico-mythique ou mythologique qui structure souvent les pratiques
politiques de la« rédemption » ou du moins qui comprend la rédemption
par le retour du pur ou du sain(t).C'est pourquoi souvent, la perspective
politique que propose le discours de l'homme nouveau postule un ordre de temps
de l'homme parfait, de l'expérience politique qui emprunte à la rêverie
théologique du paradis son lexique. C'est surtout sa praxis chirurgicale, empruntée
de la théologie missiologique, qui se révèle le lien le plus fort entre
théologie et politique du temps et de l'homme nouveaux. Théologie et politique
s'arment alors de guillotines, de nouveaux prêtres et de bourreaux pour tailler
dans la chair du réel historique la fabrication de cet homme nouveau qui doit
venir selon la logique de l'histoire du salut, et du mythe de l'origine
édénique qui mettra fin à une humanité constamment en guerre contre elle-même en
faisant peau neuve au nom de sa régénération.
De l'homme dans l'idéal
christophien
Nous dégageons du Conseil chargé de rédiger les lois du
régime de Henry Christophe quelques idées directrices qui montrent la
préoccupation politique de Christophe dans les termes du re-nouveau, de rupture
avec le système esclavagiste qui a produit un type d'homme haïtien corrompu. Le
mot n'est pas clairement cité, mais toute l'énonciation le laisse entendre dans
les textes cités ci-après.
« Il appartenait à votre majesté, après des siècles
d'ignorance, de préjugé et de barbarie, qui nous enveloppaient dans les plus
épaisses ténèbres, de les dissiper et de déchirer le voile obscur qui nous
dérobait le flambeau de la vérité.
Le
progrès des lumières et de la civilisation, Sire, n'est venu que lentement chez
la plupart des peuples. Les annales des nations, qu'il est superflu de citer,
nous fournissent des exemples; il leur a fallu des siècles pour sortir de l'abrutissement,
avant de se policer, et de pouvoir se donner des lois et des institutions
sociales[vi]. »
Plus
loin, nous lisons: « le Conseil ne peut se dissimuler les grandes
difficultés qu'il aurait éprouvées, si le génie créateur de Votre Majesté, son
profond discernement, ne les lui eussent aplanies; il fallait créer un nouvel
édifice, traiter une matière neuve, et encore sans exemple chez les nations; il
fallait établir de nouveaux principes, effacer des pages de notre législation jusqu'au
dernier vestige d'un système odieux, que nous avons réprouvé à jamais[vii]. »
Le
Conseil privé du roi met clairement en relief le « génie »de ce
dernier qui, par son « discernement », se propose de «créer un nouvel
édifice, traiter une matière neuve» «sans exemple chez les nations». Le plus
important de ce chantier consiste à « effacer des pages » de
l'histoire composées d'un « système odieux ». Effacer le système
odieux implique immanquablement à mettre en perspective un nouveau système
soutenu par de « nouveaux principes ». Quel sens que la langue
retient pour définir « effacer » ? Parmi les occurrences
proposées par le Larousse, « effacer »signifie: «supprimer quelque chose,
le faire disparaitre; rayer, abolir. Faire oublier quelque chose ou le (faire)
pardonner. » Toutes les occurrences comprennent le fait de « disparaître» »
comme un contenu essentiel de l'effacement. Donc, effacer les pages de
l'histoire du système odieux c'est les faire disparaître, faire comme si elles
n'avaient jamais existé. Dans l'acte d'effacer, nous constatons le souci de
revenir au temps zéro de l'histoire, en-deçà de la période coloniale pour
retrouver le temps pur, sans contact au « système odieux. »Par
ailleurs, si revenir au temps zéro de la création ou de la constitution des
sociétés se révèle impossible, il est possible de faire comme si ce temps se
re-constitue dans le projet législatif et politique de Henry Christophe.
C'est
la trame centrale de La tragédie du roi
Christophe d'Aimé Césaire, qui met en scène la situation du roi, épris d'un
idéal de correction de l'homme construit dans l'expérience esclavagiste qu'il
faut reconstituer par le travail et l'éducation.
L'idéal
de l'homme nouveau, celui qui advient pour rompre entièrement avec le « système
odieux », « siècle de l'ignorance et de la barbarie »et
instituer une nouvelle ère, celle de la «vérité», s'accompagne d'une pédagogie
rigoureuse qui laisse peu de place au dialogue et aux points de vue contraires.
La réaction consiste à « déchirer » c'est-à-dire à produire une
rupture violente qui aurait séparé le tissu temporel en deux morceaux désormais
sans lien, le temps de l'ignorance et le temps de la vérité, le temps des
ténèbres et le temps de la lumière, autre métaphore pour désigner la vérité,
qui doit « dissiper »l'obscurantisme de la période coloniale
esclavagiste.
Ce
qui marque l'importance à nos yeux de Henry Christophe est dans cet élan, cette
intention délibérée de tracer une ligne de démarcation dans le temps historique
haïtien entre un avant, celui de l'esclavage, et un après, celui de la
civilisation qu'aurait apporté son règne. Nous n'avons pas trouvé ce souci chez
les autres dirigeants qui semblent davantage se contenter de la rupture
politique de l'indépendance sans prendre en compte les formes de sédimentation
et l'intérêt de mettre en place un volontarisme délibéré et assumé. Chez Henry Christophe,
il ne s'est pas agi de constater que les colons ne soient plus là, il était
important pour lui de s'attaquer aux textures anthropologiques que l'esclavage
a élaborées.
Il
met donc en œuvre de grands chantiers de construction qui visaient davantage à
s'égaler aux pouvoirs européens que de re-dresser l'homme post-esclavisé, qui
s'est trouvé succombé sous le poids trop assommant de son programme de
«civilisation». Trop convaincu de la pertinence de son idéal de société et
d'homme, il a sacrifié l'homme à l'idéal de « progrès », il a méprisé
l'histoire au profit de la téléologie. Mais le paradoxe qui annonce le tragique
christophien est dans cette ruse de la raison historique qui agit tout en donnant
à l'agent le sentiment d'inventer du nouveau. Henry Christophe, certainement, a
eu le noble sentiment de rompre avec les pratiques barbares de l'esclavage, de
re-dreser l'homme à peine sorti courbé de l'esclavage. L'ironie de l'histoire,
le passé colonial, incarné dans les plus infimes artères de sa chair, est
revenu sur de simples représentations. Tel, par exemple, le jugement qui
consiste à considérer les Haïtiens comme des« fainéants » et de croire que
le travail éreintant serait la pédagogie susceptible de les discipliner. Il
s'agit, dans ce cas, de reprendre le lieu commun de la période coloniale au
cours de laquelle la paresse, l'indolence des esclaves étaient souvent relevées
par les colons, alors que les esclaves travaillaient du lever au coucher de
soleil avec des rations alimentaires très pauvres. Comme ce fut le cas chez les
colons, la rhétorique de la paresse, de l'indolence, reprise par Christophe,
des esclaves fut un style discursif qui visait à faire travailler les esclaves
jusqu'à l'épuisement. Le jugement de l'indolence, de la paresse consistait à
porter l'attention sur la force de travail que représente l'esclave et
détourner le regard sur les conditions de travail, la nature même du travail
servile dans lequel l'homme travaillant est perdu dans le rouage de la machine
coloniale.
La
même remarque tient aussi concernant l'idéal de civilisation christophien qui
consistait à faire plus grand ou aussi grand que les blancs. Or, sur cet
aspect, Christophe n'a rien innové. Au contraire, il est pris dans les entraves
de la politique ou de l'anthropologie de la civilisation qui construit la
culture comme une énorme machine à dompter la nature, et fait de l'homme que de
bras transformateur. Ce qui en retour produit l'homme comme objet de la
civilisation. Tel est le reproche souvent adressé à la politique de Christophe
considérée comme trop rigoureuse raturant l'humain au profit de l'idéal.
Evidemment,
le paradoxe est dans le projet central de faire rupture et d'instaurer l'ordre
de vérité. La politique de rigueur est co-existensive à la philosophie de
l'homme nouveau ou de l'institution du monde nouveau. Puisque la posture
fondamentale qui se dessine au moment de déclarer l'exigence de faire advenir
le monde nouveau est la négation du monde actuel, de l'homme actuel déjà trop
vieux pour mériter l'assentiment de celui qui est sur la voie de les
créer à de nouveaux frais.
Il
faut reconnaître que, à côté de l'enthousiasme de la rêverie du monde nouveau
qui mettra fin aux maux de l'homme régénéré, le grand problème théorique du
projet de l'instauration du nouveau porte sur le sens à donner au nouveau.
Nous
avons montré tout ce que présuppose le renouvellement de l'homme. Rupture dans
la temporalité et l'historicité, séparation entre l'ancien et le nouveau et
constitution du nouveau comme réalité parfaite. Le nouveau serait sans lien avec
l'ancien, qui traduit la mort, la fin d'un cycle rétrograde et délétère. Du
moins le seul lien possible d'établir avec l'ancien est celui de sa trituration
au creuset du projet d'instaurer le nouveau dans l'ouverture de l'avenir. Le
nouveau est refus et dénégation ou mépris. Sa prétention à la vérité impose
qu'il ne dialogue pas, qu'il ne soit traversé par aucun doute. Portée par la
conviction que la vérité découverte dans la figure du monde nouveau ou de
l'homme nouveau est incorruptible, la politique de l'homme nouveau se passe des
caractéristiques de l'action politique pris entre l'irréversibilité et l'imprévisibilité,
deux attributs de l’« action humaine » entreprise au présent, mais
déjà prise dans l'irréversibilité des actions passées et des conséquences
imprévisibles des actions à venir. La politique de l'homme nouveau, en ce sens,
s'invente, à partir de la métaphysique de l'un-ité et de la pureté, en
politique aeternis (politique des
idées éternelles), qui entend combattre toutes les formes de mélanges,
d'impureté du monde au nom de la luminosité de la vérité de l'homme.
Tel
est à ce stade l'enjeu central de l'idéologie qui entend instaurer un ordre
nouveau, un homme nouveau dans le monde. Cet enjeu qui n'est pas réjouissant
puisqu'il a conduit à des catastrophes historiques, incite à penser à de
nouveaux frais la question du nouveau en la détachant de l'intention
théologico-métaphysique de la pureté vers une pensée de l'héritage ou de la
réception et de la responsabilité par où il est possible d'élaborer une forme
de pensée de la rédemption, du salut sans sauveur, mais par la force des hommes
à se démêler des influences de l'histoire. Tous ces aspects ne seront
qu'ébauchés ici.
Du
pardon, de la promesse. La rédemption
Hannah
Arendt nous propose deux concepts centraux qui permettent de penser la
possibilité de sortir des impasses auxquelles conduit la problématique de
l'homme nouveau. Nous avons montré que l'idée d'instaurer l'homme nouveau ne va
pas sans poser d'importants enjeux pratiques et théoriques. Les enjeux
théoriques conduisent aux aspects sédimentés des expériences historiques qui
interdisent de penser à la rupture tranchée entre un avant (passé complètement
révolu) et un après (avenir radicalement original) sur le fond du présent
marqué de crises ou de changements de perspectives. Aucune expérience humaine
ne saurait se défaire de son historicité qui la place dans les bornes inévitables
du temps par une dynamique de réception ou d'héritage au passé et de
responsabilité au futur. Ce qui implique qu'une politique de l'homme nouveau
risque de se dresser en mirage historique dès qu'elle interrompt les liens
historiques entre le présent, le passé et le futur. D'autre part, la rupture
qui est opérée dans le cours de l'historicité appelle une conception
métaphysique et théologique du temps qui propose la pureté comme modalité du
temps originel qui est dressé comme paradigme du temps avenir. La pureté est
l'intentionnalité de la politique de l'homme nouveau qui se propose de réaliser
l'ordre de virginité historique des premiers temps de l'innocence humaine,
temps de la candeur, temps de la simplicité au cours duquel l'homme ne fut pas
encore contaminé par les vices de la société. Si nous reprenons l'idée selon
laquelle l'historicité humaine est avant tout contamination par les choses du
monde et par le fait d'agir à plusieurs, nous arrivons à la considération
dernière qu'il n'y a pas de pureté possible à supporter dans les affaires
humaines toujours déjà en relation, en contact ou en contamination.
Les
enjeux pratiques sont encore plus importants puisqu'ils concernent le destin de
catégories d'hommes qui sont reléguées au rang du « vieil homme », de
l’« homme dégénéré », sont automatiquement jugées bon pour la mort,
puisque inutile ou de trop. Le fait de se proposer d'instaurer un ordre
nouveau, pur, par opposition à l'ordre ancien de dégénérescence, la temporalité
du temps nouveau se construit autour du nettoyage, d’ « épuration »de
la société de ces ennemis qui prennent la figure de l'ancien, du rétrograde, du
dégénéré. Tout se met en place pour « effacer »les
traces de l'ancien qui témoignent de l'inaptitude du nouveau à advenir dans
toute sa splendeur.
Les
enjeux que nous venons d'expliciter indiquent que la politique de l'homme
nouveau est frappée de deux déficits fondamentaux qui lui donnent une texture
tragique. En prétendant rompre avec le passé ou le temps déchu du passé récent
la politique du nouveau traduit une incapacité à « pardonner », c'est-à-dire
à ouvrir des brèches dans le temps (le passé) pour le réinterpréter, le
réinvestir de façon à l'ouvrir à tous ces possibles. Étant incapable d'ouvrir
le passé vers des perspectives autres que celles de ses souffrances, de ses
malheurs, cette politique se révèle en même temps incapable d'ouvrir les
perspectives nouvelles de l'avenir. Tout se passe tel qu'il devient que seul
celui qui pardonne peut promettre.
Hannah
Arendt comprend cette question dans les termes de l’« irréversibilité »
et de l’« imprévisibilité ». D'abord, elle reconnaît que le « travail »,
l'«œuvre», contrairement à l'action ont besoin de « faculté supérieure »
pour échapper au « cycle perpétuel du processus vital ». L'homme travailleur
(homo laborans, «éternellement soumis
à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper à cette
condition qu'en mobilisant une autre faculté humaine, la faculté de faire,
fabriquer, produire, celle de l'homo
faber qui, fabricant d'outils, non seulement soulage les peines du travail
mais aussi édifie un monde de durabilité[viii]. »
Par ailleurs, les pratiques de l'homme fabricant mobilisent, pour échapper au « non-sens »,
à la « dépréciation des valeurs », à la « possibilité de trouver
des normes valables dans un monde, déterminé par la catégorie des fins-et-des-moyens,
les «facultés jumelles de l'action et de la parole[ix]».
Si nous reprenons la grille de lecture proposée par Hannah Arendt nous
arriverons aux constats que la politique de l'homme nouveau s'est perverti de la
logique du travail et de la fabrication, en ce qu'elle adopte des formes de
raisonnement propre au travail, construire un monde à partir des catégories de « fins »et
de « moyens » et créer un ensemble d'artefacts- dans le cas de Henry Christophe,
édification du Palais Sans-Souci, du Fort de la Citadelle, etc.-, qui se
préoccupent d'«un monde de durabilité». Les conséquences de cette politique fabricante ou laborante, ayant pour fin la civilisation ou la régénération, consistent
à rater l'expérience propre de l'action politique et de la temporalité qui lui
est propre, irréversible et imprévisible. Autrement dit, le projet de maîtrise
de l'homme échappe à cette politique, qui devrait se faire modeste à la logique
du sens de l'«action», et se soumettre aux facultés supérieures et intrinsèques
de l'action: « deux facultés [qui] dépendent de la pluralité, de la présence
et de l'action d'autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se
sent lié par une promesse qu'il n'a faite qu'à soi[x]. »
Nous reviendrons sur cet aspect altéritaire de la promesse et du pardon en
montrant l'importance de libérer une zone propre du pardon à soi et de la
promesse à soi, sans laquelle pardonner à autrui et promettre à autrui se
révèlent impossibles, puisqu'il faut savoir se pardonner à soi-même et se
promettre à soi-même pour que soient possibles le pardon et la promesse dans
leurs relations à autrui. Et nous supposons que le problème de la politique de
l'homme nouveau ne se pose pas seulement dans les termes du pardon et de la
promesse à autrui, mais du pardon et de la promesse à soi. C'est pour ne s'être
pas pardonné comme ancien esclave domestique, c'est pour n'avoir pas pardonné à
ses congénères et à ses colons que Christophe s'est trouvé englué dans les
méandres du colonialisme qu'il a repris par mégarde à ses dépens et aux dépens
de tous ses compatriotes en instituant un régime de rigueur qui rappelle le
«système colonial dévoilé[xi] ».
Hannah
Arendt dit : « si nous n'étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que
nous avons fait, notre capacité d'agir serait comme enfermée dans cet acte
unique dont nous ne pourrions nous relever; nous resterions à jamais victimes
de ses conséquences, pareils à l'apprenti sorcier qui, faute de formule magique,
ne pouvait briser le charme. Si nous n'étions liés par des promesses, nous
serions incapables de conserver nos identités, nous serions condamnés à errer
sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire.[xii]»
Contre les réactions de rupture de la politique de l'homme nouveau qui institue
un temps ancien et un temps nouveau le pardon souligne les influences des
actions passées sur les agents qui ne peuvent se délivrer que par le pardon.
Celui-ci« délie »sans rompre et permet le cours de l'histoire par la
possibilité de prendre le passé sans en dépendre. Il indique que la temporalité
de l'action passée inspire des orientations aux actions présentes et à venir
sans conditionnement irréversible ou contraignant. Les effets des actions arrivent
souvent au présent dans les formes de remords, de mauvaises consciences, de
regrets, de haines ou de demandes de réparation. Pour y remédier, les agents
ont besoin de se délier de ce passé en délivrant l'action des déterminations
psychoaffectives ou anthropologiques et l'ouvrant en retour aux perspectives
nouvelles. En ce sens, le pardon facilite l'ouverture à soi et aux autres. Inversement,
incapable de pardon [à soi] et aux autres, nous risquons de nous enfermer à «
un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ». Et ne pas
pouvoir se relever de l'acte unique c'est être incapable de se défaire des
logiques de l'action qui ceignent de manière paralysante les facultés de
création de l'agent et produisent en fin de compte des logiques de répétition
(desquelles Arendt en dit rien).
Si
le pardon, défini au regard de l'irréversibilité des actions passées, n'est pas
possible, on doit admettre que ce qui est en jeu est la relation au temps,
précisément au passé. Cette relation au passé, n'étant déliée de toutes ses
conséquences, devient détermination, « situation », « circonstance »
dont on est entouré sans capacité créatrice d'agir, c'est-à-dire de répondre à la
dynamique anthropologique de la « natalité ». Le pardon, ce qui vaut
aussi pour la promesse, a la vertu de nous sortir de la « mortalité »au
profit de la « natalité », de l'institution du nouveau en délivrant
le passé de ses promesses qui font que nous sommes le même et le différent
qu'hier.
C'est
pourquoi la promesse offre la possibilité de « conserver nos identités ».
Là où le pardon permet de nous délier d'un passé chosifiant, qui risque de nous
enfermer, de nous faire tourner en rond, la promesse exige que nous nous lions
dans le temps du passé à l'avenir. Elle est la catégorie de l'identité dans
l'action, qui tient compte de la souplesse qu'il faut avoir pour exister dans
le temps et dans l'action. Elle est loin d'être souci incorrigible d'instaurer
un ordre parfait, une lutte incessante de faire advenir ce qui a été prévu dans
le programme politique. Au contraire, elle est patience de l'imprévisible.
Arendt analyse la promesse avec la finesse que nous lui reconnaissons en ces
termes: « l'imprévisibilité que l'acte de promettre dissipe au moins
partiellement est d'une nature double: elle vient simultanément des « ténèbres
du cœur humain », c'est-à-dire de la faiblesse fondamentale des hommes qui
ne peuvent jamais garantir aujourd'hui qui ils seront demain, et de
l'impossibilité de prédire les conséquences d'un acte dans une communauté d'égaux
où tous ont la même faculté d'agir[xiii]. »Arendt
invite à la modestie en déconstruisant une prétention moderne à maîtriser
toutes les conséquences de ses actes. Elle rappelle avec justesse que nos
actions sont marquées par l'imprévisible qui indique notre « impossibilité
de rester les seuls maîtres de ce que [nous faisons][xiv]. »
Il s'agit de rappeler à tout projet de renouveau que «la fonction de la
promesse est de dominer cette double obscurité des affaires humaines et comme
telle elle s'oppose à une sécurité qui repose sur la domination de soi et le
gouvernement d'autrui; elle correspond exactement à l'existence d'une liberté
donnée dans la condition de la non-souveraineté.[xv]»
Alors que la politique est une politique de la souveraineté, qui laisse peu de
place à « l'imprévisibilité des affaires humaines », met en place
tous les mécanismes pour contrôler la « faiblesse des hommes ». « Dès
que les promesses perdent ce caractère d'îlots de certitude dans un océan
d'incertitude, autrement dit, lorsqu'on abuse de cette faculté pour recouvrir
tout le champ de l'avenir et pour y tracer un chemin bien défendu de tous les
côtés, elles cessent de lier et d'obliger, et l'entreprise se retourne contre
elle-même.[xvi]»
Les promesses ne doivent pas se dresser en système de certitudes qui auraient
pour fonction de tout contrôler en dissipant les îlots d'incertitude. Les
promesses donc se constituent en une sorte de régime de contrôle assez lâche et
irrégulier qui ne doit pas détruire la liberté humaine, la capacité d'agir à
plusieurs et de faire venir des réalités imprévisibles ou incontrôlables.
En
prenant en exemple la situation sociopolitique haïtienne, nous nous demandons
en fait si la trop grande imprévisibilité n'est pas aussi mortelle à la
politique que la prévisibilité de la promesse. L'absence de promesse comme le
trop plein de promesse produisent les mêmes effets pervers de la politique de souveraineté
: contrôler par la prévisibilité et par l'imprévisibilité. Dans les deux cas
les agents se trouvent livrés à l'incapacité ou l'impuissance à promettre, à
l'incapacité à se maintenir dans une constance temporelle ou affective qui rend
possible la promesse. Dans le système de contrôle ils sont incapables et
impuissants à promettre, puisque rien ne dépend d'eux, ni la prévision, ni la
surprise. Promettre ce n'est pas avoir la prétention de dominer le temps, mais
avoir la prétention de rester un (constant) dans le changement du temps. Dans
la prévisibilité, la prétention d'identité est superflue puisqu'elle est déjà confisquée
; dans l'imprévisibilité, elle est aussi superflue puis qu'elle n'a aucune
raison d'être.
Puisque
Arendt ne reconnaît pas la capacité à se pardonner et à se promettre soi-même,
elle annule en même temps le refuge intérieur qui aurait permis aux agents de se
préserver des ressources, non politiques certainement, contre la dérive de la
politique de la « souveraineté ». Sur ce point, il faut remarquer que
la philosophie d’Arendt héritée de Heidegger ne rend pas possible, pour un être
jeté dans le monde, le fait de se constituer intérieurement. L'aspect extatique
que prend la temporalité, confrontée à la mort, ouvre constamment le dasein au monde et non à lui-même. C'est
là une des distinctions du dasein et
de la subjectivité cartésienne ou moderne, qui se prévaut comme espace intime
de résistance et de création de sens. Pourtant, même si le sens se constitue à
plusieurs dans la parole et dans l'action, on ne voit pas comment ne pas
revenir à cette capacité subjective et intime à produire du sens, même si
l'ombre d'autrui rôde constamment. Encore qu'il ait fallu composer du sens pour
soi et se persuader que les sens construits avec les autres soient pertinents
et recevables pour soi. Nous voyons difficilement comment ne pas vivre ce
passage directement à la pluralité comme un escamotage aux capacités
subjectives des agents. Le pardon et la promesse font partie de ces capacités
qui, faites du temps, appellent, du point de vue de la phénoménologie de la
conscience intime du temps, préalable à toute herméneutique du dasein, qui expose la structure et la
dynamique interne de la conscience du temps ou du temps de la conscience,
particulièrement de ce que Husserl appelle la conscience constituante, la
conscience active, qui se trouve en-deçà de toute conscience constituée ou
passive. Cette digression est importante pour poser que le pardon et la
promesse sont évidemment des valeurs politiques, mais cela se passe à un niveau
secondaire à l'expérience personnelle et intime où l'identité ne tient pas
seulement au fait de pouvoir être avec les autres mais au fait de pouvoir être
soi-même à son propre regard, et se délier soi-même des éventuelles entraves ou
sédimentations du temps. Au final, si la pluralité se délie du passé c'est en
tant que les agents se délient eux-mêmes de ce passé.
Sans
reprendre ici les analyses trop complexes de Paul Ricœur, auxquelles par
ailleurs nous renvoyons le lecteur[xvii],
nous remarquons toutefois que le pardon implique une relation verticale entre
l'agent, l'acte et l'ordre normatif qui a fixé que les modalités de réalisation
de l'action et les valeurs qui la mesurent. Il appelle certainement la
possibilité même de se délier. Cette possibilité, cette capacité mérite elle
aussi une analyse pour y découvrir la force de l'imagination, du « jugement »,
qui permet à l'agent par l'acte de création de faire venir de nouvelles
interprétations de sens de l'acte et de défaire l'ordre du passé qui risquait
de l'enfermer, de l'ouvrir donc au possible du passé dans l'avenir.
Il
en va de même de la promesse qui est avant tout promesse à soi ou du moins
capacité à maintenir une identité malgré le changement du temps. Nous nous
éprouvons capables de tenir nos promesses avant même que nous nous soyons mis à
tenir promesse. Cette résistance à faire face à la dynamique liquéfiante de la
temporalité dans le flux inexorable est avant tout une impression subjective
singulière grâce à laquelle on se maintient dans la parole promise. Si l'on
reconnaît que la chose promise est une chose due, c'est que la parole donnée
s'impose et est acceptée comme une « dette ». C'est ce sentiment de la
dette, manifestation de sa capacité à créer ou fonder, qui se manifeste dans la
responsabilité des actions politiques auxquelles on s'identifie en même temps
qu'on s'identifie à la pluralité. Donc il ne devrait pas avoir des facultés
politiques indépendantes des capacités des agents. Les facultés politiques ont
trouvé les capacités subjectives des agents qui se sont mus en une capacité
supérieure pour penser la collectivité dans sa dynamique plurielle.
Il
s'agit de croire que la capacité de se défaire de son passé pour une société
politique passe nécessairement par la capacité des citoyens à se défaire de
leur passé, c'est-à-dire à ré-interpréter au regard de l'héritage ce qu'il
convient de recevoir délibérément afin de favoriser des expériences plus saines
de l'émancipation et de la création en maintenant une relation souple aux
temps.
Cadre méthodologique du renouveau
de la politique haïtienne
Ce
cadre méthodologique n'a aucune prétention de fournir des recettes toutes
faites comme l'exigent souvent certains lecteurs désireux d'avoir sous la main
des recommandations bonnes à l'application politique pour mener à bien la chose
publique haïtienne. Nous n'avons aucune prétention de proposer des clés pour
ouvrir les impasses dans lesquelles nous nous trouvons. Nous suggérons des
pistes qui peuvent être explorées suivant la perspicacité de chacun. Il s'agit
de quelques lignes directrices pour animer le débat sur le renouveau de la
politique haïtienne en mettant l'accent sur la tendance souvent déclarée de « faire
table rase », de « changer de système » sans prendre en compte
les conditionnalités de la politique haïtienne, ses imaginaires, sa
temporalité, sa psychologie globale, etc.
- Depuis
2018, un slogan s'impose et semble tenir la force de jugement argumenté. Il
consiste à annoncer la fin du système politique, défini par les pratiques
rentières de la « bourgeoisie », par les pratiques « prédatrices »
de cette bourgeoisie en complicité avec les hauts fonctionnaires de l'État ;
par les pratiques de clientélisme et de «familialisme» des oppositions
politiques et par l'appauvrissement crasseux du bas peuple enfermé dans l'immédiatisme (doublé d'urgentisme) qui le contraint à prendre
le raccourci du chantage ou du marchandage des votes en période électorale,
seule occasion offerte au « peuple », essentiellement composée de
paysans et de la « classe populaire », de tirer son épingle du jeu.
- Alors
que le slogan fuse de partout en direction du pouvoir, les dénonciateurs se
mettent en dehors du système de corruption, de népotisme, d'insécurisation,
d'appauvrissement et d'enrichissement éhontés. Il s'agit d'une rhétorique de
persuasion qui consiste à se faire étranger au discours de la dénonciation pour
le rendre efficace ou pertinent. Il faut remarquer que cette fin de système s'accompagne
d'un projet de table-rase qui consisterait à en finir avec les pratiques
dénoncées.
- Nous
comprenons sans difficulté que ces tenants d'un système nouveau sont pris dans
les rets de la problématique du monde ou de l'homme nouveau. Sans aucun sens de
pardon et de promesse, leurs critiques du système constituent un prétexte de
reconduction, à leur insu éventuellement, d'un système qui les a définis
comme politiciens et donne sens à leurs pratiques des oppositions et leurs
inventions intempestives de partis politiques qui pullulent comme de mauvais
champignons sur une terre abandonnée. Le système qu'il prétend combattre pour
en arriver à bout fournit du sens aux moindres actions qu'ils posent. Il définit,
en l'occurrence, leur propension à se créer de nouveaux partis au détriment
d'une structuration des actes politiques autour d'un idéal concerté.
- Donc,
la « classe politique » haïtienne, que nous entendons comme l'ensemble des
prétendants aux pouvoirs publics haïtiens et de ceux qui occupent
les lieux de ce pouvoir, est prise dans les trames du temps faute de
pouvoir se pardonner et se promettre. Faute de pouvoir lire les conséquences
des actions passées qui les ont conduits à répéter les propos impertinents du
modernisme, du développementisme et du démocratisme béat ils se voient
constamment à la remorque de la légitimation américaine ou de la «
communauté internationale », face à laquelle ils se comportent comme des
esclaves domestiques du temps colonial. Faute de pouvoir pardonner,
c'est-à-dire de se délier des héritages du passé lointain ou récent de
l'esclavage, du despotisme, ils sont impuissants à promettre : ils sont
impuissants à se délier de la dépendance coloniale; ils sont incapables de
promettre, de se lier à la parole donnée. Ils décrient le fonctionnement du
système tout en étant des rouages du système. Changer de système exige qu'on en
sorte. Il faut savoir faire un « pas de côté » du système pour s'en
défaire.
- Dès
lors, nous nous trouvons entre l'imprévisibilité des pratiques «
anarchiques » dans le contexte de l'État «failli» et la prévisibilité des
apprentis despotes qui, faute de pouvoir promettre et pardonner, prennent peur
du nouveau intrinsèques de la pluralité, s'empressent de tout contrôler. Ainsi
la politique haïtienne est prise entre le laisser aller de l'anarchisme
et le despotisme du souci de contrôler.
Pourtant,
il est possible de reprendre la question du nouveau dans les termes que nous
l'avons formulés tout en évitant les embûches que nous avons prises aussi le
soin de relever. Nous avons montré que le danger premier de la politique du
nouveau, du changement de système dans le langage présent, est dans son refus
ou son incapacité à établir une relation sereine et saine à l'historicité.
C'est une fausse prétention de penser faire table-rase des conséquences de
l'histoire, surtout lorsqu'on n'a pas su faire preuve d'intelligence, de
volonté et d'imagination. En dehors de l'imagination, comprise ici comme la
faculté du jugement par excellence qui permet de délivrer le réel coincé de
trop de sédimentations encombrantes, on ne peut que tourner en rond en étant
davantage le jouet de l'historique que son agent.
Nous
avons aussi rappelé que le pardon et la promesse, tout en étant des valeurs
politiques qui libèrent du temps et permettent de se conquérir à soi-même et
aux autres, sont des attributs de la temporalité subjective qui exigent une
constance à soi-même, qui n'est pas liée à une métaphysique de l'unité ou de la
pureté, mais à une éthique de la capabilité et de la responsabilité qui posent
le sujet comme capacité à se reconnaître dans ses actes et à en accepter les
conséquences, bonnes ou mauvaises, aussi à la capacité à pouvoir se délier sans
rompre des conséquences de ses actes. Il ne s'agit pas de nier mais de
reconnaître sa responsabilité. Dans ce cas précis, il est important de prendre
en compte la tendance de certains responsables haïtiens, des Haïtiens en
général, à renvoyer les mauvaises conséquences sur autrui et à s'accaparer les
bonnes conséquences au détriment des autres. Une telle posture est
antipolitique et ne peut que détruire la pluralité qui se fonde sur la mutuelle
reconnaissance du pouvoir d'agir de chacun.
Enfin,
le renouveau de la politique ne devrait pas se penser dans les termes de la
table-rase, mais dans le sens de la capacité à répondre, qui exige l'usage
indispensable de la faculté de l'imagination, à côté de la faculté de la
raison, qui n'est qu'une faculté de combinaison. Aujourd'hui, nous n'avons
davantage besoin de créer que de combiner les mêmes pratiques improductives que
nous n'avons cessées de générer depuis la formation de la société haïtienne. La
faculté de l'imagination permet de penser à la fois l'ordre éthique des
possibles où se trouvent les valeurs de liberté, de justice et d'égalité et
l'ordre immédiat désentravé ou libéré des conditionnements historiques, des
imaginaires anthropologiques et des résistances psychanalytiques. Lorsque le
réel quotidien se trouve pris dans les mailles du passé, il faut avoir recours
à l'imagination souvent mécomprise comme les facultés des fantasmagories, des
légendes, des rêveries. Il n'en est rien. Mais il faut enfin préciser que
l'imagination se rapporte mieux au sublime qu'au beau, et entend ouvrir les
bornes du réel afin d'inventer autre chose. Tout cela doit se faire dans un
rapport apaisé au temps, à l'histoire et aux hommes et à soi-même, car, en fin
de compte, si l'imagination crée tout dépend des formes et des matières qu'on
lui impose. Si la matière est la société haïtienne vue par les Occidentaux et
les formes sont la souffrance, le sentiment d'infériorité, la honte, la haine
de soi et la mise à mort, nous ne devons pas nous attendre à la création d'une
société des égaux faite de justice, de liberté et d'épanouissement, mais à une
société de distinction fondée sur les discriminations racialistes, tel que
l'Occident a inventé ses rapports aux autres peuples.
La
« classe politique » haïtienne doit changer de régime de formes et de
matières, si elle entend changer de système. Ce qui implique qu'elle doit se
défaire elle-même de la temporalité maladive où elle tire ses chimères. Il
faudra procéder à la psychanalyse de nos politiciens, de leurs contempteurs et
de leurs contemplateurs.
Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe
de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de
Philosophie - Paris
Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre
d'Appui d'Education à la Citoyenneté)
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP
[i] Épître de
Paul aux Romains 6 :6. Nous soulignons. Louis Segond.
[ii] 6:7.
[iii] 6:8-9
[iv] Épître aux Corinthiens 5:17.
[v] Pour mieux
suivre cet argumentaire, il serait bien au lecteur de consulter le texte
important de Karl Löwith, Histoire et
salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire, Paris,
Gallimard-NRF, 2002.
[vi]Code Henry, « Discours, adressé au roi par le conseil privé, en
présentant à la sanction de Sa Majesté les Lois qui composent le Code Henry»,
Cap-Henry, Chez P. Roux., p. i-ii
[vii]«Discours», p. vi.
[viii] Hannah
Arendt, Condition de l'homme moderne,
Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.301.
[ix] Hannah Arendt, op.cit, p. 302.
[x]Op. cit, p. 303.
[xi] Jean-Louis
Vastey, dit Pompée Valentin, Baron de Vastey, Le système colonial dévoilé, Cap-Henry, chez P. Roux, 1814.
[xii]Op.
cit, p.
303.
[xiii]Op.
cit, p.
310.
[xiv]Op.
cit, p.311.
[xv]Ibid.
[xvi]Ibid.
[xvii] Paul
Ricœur, La mémoire, l'histoire
et l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p.593-656.
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