Les deux lieux de pouvoir dans la société haïtienne et le problème de la légitimation.
Nouvelle formulation du théologico-politique.
Quotidiennement, des voix se lèvent pour s'indigner face
à la situation délétère qui taraude la société haïtienne, et menace sa
stabilité. De part et d'autre, on dénonce les pratiques de corruption, qui sont devenues des pratiques ordinaires
des Haïtiens. Face à ces pratiques, se développent des réactions flegmatiques
qui témoignent la complaisance généralisée des responsables des institutions de
l'Etat. Etre un voleur en Haïti actuellement signifie être capable de tirer son
épingle du jeu. C'est être débrouillard, savoir saisir les opportunités ou les
occasions en dépit des méfaits que le vol produit sur la redistribution
sociale. La situation devient tellement critique qu'aucune figure emblématique,
qu'aucune institution publique ou privée n'a assez de respectabilité pour
proposer un ordre d'assainissement du système de corruption qui prévaut dans la
société haïtienne. Personne, dans la
société haïtienne, n'est en mesure de dénoncer les actes de corruption, puisque
tous les acteurs d'une manière ou d'une autre semblent impliqués dans quelques
affaires du moins fréquentent des proches qui brassent quelques fonds publics selon
leurs caprices.
On pourrait soutenir la thèse qu'une société
fondamentalement portée par le "culte de l'égalité", -ici je cite le
titre de la thèse magistrale du professeur Alix René-, ne pomeut pas seulement
l'égalité au rang de principe primordial d'action sociale et politique. Elle
soutient aussi des pratiques de concussion au nom de l'égale position donnant
accès à l'égal traitement dans le mal, qui devient manière de justifier toutes
les dérives dans l'ordre de la distribution.
En cela, on n'aurait rien à
reprocher à ceux-là qui auraient soutenu une telle vision, puisqu'en
effet, l'égalité devient une sorte de
rempart aux éventuelles dérives du pouvoir politique ou économique, dans leur
accoudement en vue de la plus grande exploitation. Cependant,
lorsque le "culte de
l'égalité" s'impose comme mécanisme de nivellement des rapports sociaux
prétextant l'égalité sans un ordre d'organisation, il devient un véritable
obstacle au processus d'administration de la société: puisque tout moun se moun, tout est habilité à
occuper toutes les places disponibles contre des préalables intellectuels,
académiques professionnels qu'exige la
vie des institutions. Les conséquences de cette compréhension sociale de
l'égalité deviennent perceptibles : incapacité à faire équipe, difficulté à mettre en place un projet commun
du fait que chacun porte le sien et s'interdit l'effort de penser le collectif,
le général. L'idée d'égalité devient condition d'une dynamique de conflictualité
de chacun contre chacun, de chacun contre tous.
J'aurais pu prendre cette entrée pour proposer une
compréhension de la dynamique socio-politique de la société haïtienne tout en
renchérissant qu'une représentation de l'égalité disponible dans la société
haïtienne interdit la mise en place d'un ordre de gestion juste, du fait
qu'elle conduit à un individualisme béat, qui constitue l'handicap central à
tout ordre de généralité. Évidemment, j'aurais ajouté quelques arguments
supplémentaires pour complexifier mon propos et le rendre plus cohérent en
faisant remarquer que cette corruption a partie liée à ce culte de l'égalité s'emparant du bien commun
du fait même de l'égal accès ou de l'égale jouissance des Haïtiens à /de ce
commun.
Je présente plutôt le phénomène du dysfonctionnement des
institutions publiques haïtiennes, par un autre biais qui surprendra peut-être,
mais qui justifiera au mieux les formes de blocage observées dans
l'administration publique haïtienne précisément. Il s'agit du magico-religieux
auquel j'avais déjà consacré quelques éléments de réflexion en considérant que
le pouvoir prend vraisemblablement dans la société racine dans une conception
de la nature comme champs de forces, comme puissance à laquelle on a un égal
accès. Dans un contexte d'inimitié et de
l'absence d'une culture du commun, cette compréhension du pouvoir dans les
termes de la puissance ou de la force génère en conséquence une dynamique
sociale et politique de conflictualité multiforme, de répression et de mise à
mort.
Cette même hypothèse, je tenterai de la faire fonctionner
une nouvelle fois en partant des pratiques institutionnelles. Il s'agira de
montrer comment cet imaginaire du pouvoir- imaginaire que produit la société du
pouvoir, imaginaire que le pouvoir a de lui-même- produit des blocages au sein des
institutions les rendant en fin de compte inaptes, inefficaces aux attentes
sociales, politiques des citoyens. Cette idée, une fois, exposée et ses
implications explicitées, je présenterai de manière plus générale et abstraite
la considération selon laquelle la société haïtienne habite deux lieux du
pouvoir qui se complètent, même si une prédominance semble être accordée à
l'une sur l'autre, à un lieu protéiforme de rentabilité financière et
économique. Cette prédominance serait, de mon point de vue, la condition, non
seulement du dysfonctionnement des institutions, mais de leur impuissance, de
leur inaptitude à répondre aux exigences de la société. J'en viens donc à la question,
certaines de nos institutions ne sont-elles pas de trop ? L'enjeu de cette question
est de suggérer que l'institution fondamentale de la société haïtienne semble
se passer très bien des institutions mises en place par la modernité
occidentale. Ce malaise observé pourrait s'expliquer du fait qu'Haïti, fille de
la modernité, ne s'est jamais accordée au versant réificateur de la modernité
colonisatrice, esclavagiste qui porte la logique de la domination, de la
servitude comme son mode de faire monde. Une tendance forte dans la société
haïtienne contrecarre ce projet moderne en même temps qu'elle s'y trouve
embourbée. C'est la tendance à produire des altérités, à les altérer au nom
d'un souci de civilisation (en réalité, il s'agit plutôt d'un souci de
domestication, d'exploitation et d'appauvrissement). Au sein des institutions
se manifeste une réalité ambivalente: des luttes impitoyables composées d'une
dynamique souterraine déploient une concurrence féroce entre l'établissement
d'un ordre social soutenu par la rationalité moderne (comprise comme pratique
d'autofondation souveraine, de sécularisation, de promotion d'un ordre de
généralité politique, de souci de soi et de critique (Foucault) facilitant le
retour de la société sur elle-même et une dynamique de puissance tranchante et
encline à la rhétorique de la nuance. Une dynamique souterraine, obscure,
ténébreuse, secrète, impulsive, peu soucieuse du général et revancharde déploie
une traque incessante et s'impose comme alternative au projet de la
modernisation de la société. Il aurait fallu faire l'archéologie de cette
dynamique pour comprendre qu'elle entend dérouter la version réificatrice de la
modernité esclavagiste soutenue par le capitalisme vers un ordre d'égalité et
de justice qui se voit condamnée à fonctionner en clandestinité au cœur même
des institutions modernes.
M'arrêter à ce premier constat encourt le grand risque de
subir le jugement sévère des partisans du local, de l’indigène, des formes de
résistance que met en œuvre la société, toujours habitée par la hantise d'une
modernité prédatrice, réifiante, raciste. En réalité, une tension structure les
institutions haïtiennes. Cette tension est l'expression de la vieille
confrontation entre un ordre d'exploitation et un ordre de libération qui s'est
élaborée dans les interstices du pouvoir officiel. L'apport nouveau de mon intervention
est de faire remarquer que l'élan général de la société, bien qu'en retrait,
prend racine non dans les héritages de la modernité, mais dans les ressources
de résistance. La seule institution possible dans la société est celle de
mettre en déroute toutes les institutions de la modernité occidentale.
L'expérience de la fondation du pouvoir permet d'illustrer cette thèse en
apparence péremptoire.
Quelques récits servant de matériaux de travail
Premier
récit.
J'ai rencontré un conducteur de bus de l'une des entreprises de
transport effectuant le trajet Cap-Haïtien/Port-au-Prince. Il raconte comment
il a été victime d'un sort, pour être contrevenu à sa réalité de travail en
entretenant le bus qui était à sa charge. En fait, le conducteur raconte qu'il
a attiré l'attention sur l'état sale des bus. Cette remarque n'a pas plu à
certains employés. Il a précisé que si quelqu'un oserait remonter cet état de
saleté au responsable de la compagnie, il risquerait de connaître des
représailles mortelles de l'employé chargé de nettoyer et de laver les bus.
Conscient de cette situation potentiellement mortifère, dit-il, on se tait tout
en faisant semblant de rien remarquer.
Deuxième
récit. C'est l'histoire d'un colonel de
l'ancienne armée qui a été muté pour avoir entretenu des relations amoureuses
avec la femme d'un grand chef macoute de la ville des Gonaïves. Ce colonel
avait l'habitude de faire cirer ses chaussures à l'entrée de son bureau par chany. Entre eux qui s'est installée une
relation d'amitié depuis quelques temps. A force de se rencontrer, ils sont
devenus amis et prennent parfois ensemble le café. Un jour, le cireur de botte -le chany- constate la mauvaise mine du
colonel, à qui il a demandé ce qui ne lui allait pas. Après quelques
insistances du cireur de botte, le colonel avoue qu'il allait être muté à une
autre ville. Cette mutation ne lui a pas plu. D'un ton sec, le cireur de botte
demande au colonel s'il souhaiterait rester dans la ville habituelle. Le colonel, interloqué du ton cavalier du cireur
de botte, finit par se rendre compte que celui-ci ne plaisantait pas. De cette
impression, il explique qu'il entendrait bien continuer à travailler là où il
vit avec sa famille, sa femme et ses enfants. Le cireur de bottes l'invite se
rendre à un endroit, à un coin de la Capitale, à minuit, au jour indiqué. Sans
hésiter, le colonel s'est rendu à l'endroit indiqué. Arrivé à l'adresse, il se
trouve en présence des gens qui ne lui sont pas familiers. Un seul personnage
apparemment familier s'est dessiné dans l’assemblée ; il porte un
l'accoutrement qui n'inspire pas de véritable certitude. Les gens qui étaient
assis se sont levés à l'arrivée solennelle du personnage familier en apparence.
Le chef de cérémonie a pris place et suivi des autres personnes, y compris du
colonel. Le maître de cérémonie d'un ton assuré, précise qu'avant de commencer
la séance ordinaire, il doit trancher une affaire (régler une petite affaire).
Il s'agit de l'affaire du colonel. Il appelle le chef-macoute qui serait à
l'origine du transfert du colonel de bien penser à abandonner cette affaire.
Ainsi le colonel n'a plus à s'inquiéter et continue sa vie routinière dans la
ville des Gonaïves.
Troisième
récit.
On raconte que certains leaders politiques, certains présidents de la
République sont plus enclins à écouter leur hougan ou Manbo que leurs
conseillers, diplômés des universités (mais on entend souvent des hommes
politique, parlementaires se plaignent des sorts qu'on leur a jeté, et sont
obligés d'avoir recours aux compétences des hougans ou mambos, ou se rendent à
leur bitasyon pour se faire traiter
au moyen d’incantations, de bains, de décoctions, etc.)
Un
cas d'espèce. C'est l'histoire
d'un fonctionnaire, qui aurait pu être un juge, un policier, un directeur de
service ou un directeur général, appartenant à une société secrète. Dans cette
société, il occupe un rang inférieur dans l'ordre hiérarchique alors qu'un de
ses employés subalternes y occupe la fonction d'empereur, de vénérable ou de
chef, etc. Le jour, dans le temps ordinaire des activités profanes, dans son
bureau, il est responsable et représente l'autorité de l'Etat, la nuit ou
ailleurs, il revêt son rang inférieur au sein de la société. Double
temporalité, double spatialité, marquent la vie des institutions haïtiennes ;
il est difficile de mettre à jour leur mode de relation. Ces deux temporalités,
ces deux spatialités sont-elles parallèles, se chevauchent-elles, sont-elles
imbriquées l'une à l'autre ?
J'aurais pu multiplier à l'infini les récits ou cas
renfermant la teneur magico-religieuse mettant en scène l'ambivalence des
pratiques de pouvoir au sein des institutions. Les uns seraient plus cocasses
que d'autres. Mais tous tourneraient autour des questions de la peur, de la
confiscation des lieux de pouvoir par des individus subalternes contrevenant
aux prises de décision, de l'interférence des lieux de pouvoir et des temps de
pouvoir et du mélange de plusieurs registres des jeux de pouvoir. Si chacun des
récits présente un aspect de la circulation d'une forme de pouvoir dans les
mailles des institutions annulant peu à peu la forme souveraine du pouvoir
politique, tous les récits renvoient au problème de la véritable fondation du
pouvoir et sa pertinence à faire tenir les institutions, et à maintenir un
ordre de généralité promouvant la pluralité.
Les informations ont été recueillies de manière spontanée
lors des rencontres diverses. Elles n'ont pas été collationnées dans la
perspective d'une recherche donnée, même si je suis très fortement marqué par
le souci de compréhension de la dynamique anthropologique qui sous-tend les
pratiques des Haïtiens. Donc ces récits ont pris sens dans une perspective
anthropologique plus large d'interprétation de certaines pratiques culturelles,
symboliques de la société haïtienne que j'entretiens dans mes travaux
théoriques.
Dans le premier récit, je constate que la peur de se
faire tuer par des maléfices porte les employés à se taire sur un état de fait
constaté par plus d'uns. Les bus sont sales, pourtant celui qui a la charge de
les nettoyer ne fait pas son travail, en menaçant les employés ou en prétextant
son accointance à des forces occultes qui le mettent en position de
toute-puissance, particulièrement celle de donner la mort. Face à cette force mortelle,
l’autorité institutionnelle dont est investi le responsable de l'institution
est affaiblie ou annulée. Le pouvoir découlé de la souveraineté politique
qu'octroie le peuple, devient quelque chose de superflu, vu son impuissance et
son inefficacité.
Le deuxième récit montre de manière claire et saisissante
l'emprise de ce pouvoir occulte, qui n'est pas capable de négocier son
institution dans un espace public de visibilité et de pluralité, sur le pouvoir
officiel. Certainement, on peut montrer que malgré son refus de l'espace public,
ce pouvoir développe quand même le dialogue ou la discussion. Mais il s'agit
d'un simulacre de discussion, puisque le pouvoir du chef a tranché par-delà les
mésententes. Autour des quatre murs, avec la complicité de la nuit,
l'institution publique subit la force imparable de quelqu'un qui n'a que faire
de l'institution de l'État : un seul individu investi d'un pouvoir dont la
fondation s'établit dans la nuit des forces obscures s'arroge le droit
d'annuler la décision du pouvoir souverain du peuple manifestée dans les règles
des institution publiques. Dans ce contexte (celui d'un militaire sanctionné
par un tonton macoute pour avoir entretenu des relations sentimentales avec sa
femme), évidemment, on peut supposer qu'il s'agit d'un arbitraire qui défait un
autre arbitraire. Par-delà, cette tension entre deux régimes arbitraires, ce
qui est à prendre en compte c'est la désinvolture avec laquelle une décision
administrative aurait été mise à l'écart par quelqu'un qui n'a aucun rapport
apparent avec l'administration publique. Cela montre que les institutions ne
sont pas seulement traversées par une puissance, qui la met en déroute en
déjouant ses décisions, mais suggère qu'elles sont moins efficaces que cette
puissance. On en vient ainsi à l'institution d'un ordre hiérarchique entre ces
deux ordres, ces deux sphères de pouvoir s'interpénétrant.
En matière de philosophie du droit, précisément
concernant la hiérarchie des normes, la norme la plus importante dans l'ordre
juridique est celle qui prend en compte la plus grande généralité et emporte
sur la moins importante, celle qui a pour objets des généralités spécifiques.
Évidemment, cette importance peut prendre la forme de la généralité, la force
du nombre de citoyens le supportant ou l'imaginaire qui le nourrit et le
maintient. Ici, l'importance du pouvoir ou de la puissance des sociétés
secrètes ou la puissance magico-religieuse sur le pouvoir politique souverain
tient de ce que j'ai mentionné sous les conséquences atomisantes de la
"passion d'égalité" (Fritz Dorvillier). Un individualisme semble
porter les citoyens à contourner les pratiques institutionnelles en vue de leur
intérêt personnel ou de groupe. Pour ce faire, le recours à la puissance comme
forme de retour du naturel au sein du symbolique social devient le meilleur
atout. Dès lors, le corps social, le corps politique habitent une dynamique
conflictuelle ouverte ou non où la politique devient jeu de tous les coups, et
les règles de jeu embrouillées dans plusieurs registres anthropologiques. La
dynamique socio-politique haïtienne devient un jeu de tout tivis. Jeu, sans règles et de tous les coups. Jeu de vices qui
traduit clairement que les règles sont constamment usurpées au profit de
certains des acteurs qui ont la capacité, intellectuelle, magique, symbolique,
de brouiller les cartes. Le pouvoir est particulièrement puissance ou force
dans la société haïtienne. Il se déploie sous les modalités de la coercition,
de l'imposition, du déni de la dignité de l'autre. Étant puissance, le pouvoir
se montre par sa masse écrasante, par sa force avilissante.
Toutefois, la
question la plus importante qui s'impose, à ce niveau de la réflexion concerne
la fondation, la justification du pouvoir en Haïti. Cela me conduit à quelques
positions sommaires
De
quel lieu se trouve le pouvoir dans la société haïtienne ?
Tous les récits que j'ai présentés portent en
arrière-fond deux sens du pouvoir, deux lieux du pouvoir (il est vrai qu'en
dernière instance, il faut reconnaître que le pouvoir des RSA reste le
véritable lieu du pouvoir politique. Toutefois,
il serait plus utile de montrer leur mode d'interconnexion par lequel
ils se renforcent les uns les autres), lieu qui correspond à un projet
d'instituer un ordre de contrôle à côté de l'institution étatique, et qui cherche
constamment à mettre hors-jeu le procès de l'Etat haïtien à moderniser (il faut
prendre ici la modernisation dans le sens ambivalent de dispositif de
rationalisation des rapports politiques, économiques et sociaux à partir de la
rentabilité et dispositif d'asservissement des altérité non européennes ou
occidentales) la société. Cette thèse qui semble être une redite de celle de
Gérard Barthélémy, que nombre de sociologues et anthropologues haïtiens ou
étrangers ont repris, doit être explicitée.
Elle s'établit sur un parti pris selon lequel la société
haïtienne porte un refus à la modernisation. Constamment, elle élabore des
stratégies d'évitement, qui mettent le procès de modernisation en déroute et
installe la société dans la dynamique archaïsante. Elle présuppose en réalité
l'idée que, sous-fonds d'une dualité, une force modernisante est entravée par
une force archaïsante. Implicitement, on revient au même dualisme barthélémien
qui consiste à dire que le pays se divise en deux, créole et bossale, et que
les bossales ne font qu'entraver la dynamique de civilisation que cherchent à
instituer les créoles.
Je me situe à distance de cette thèse même lorsque je
parle de deux lieux de pouvoir, qui ne correspondent à aucun groupe ou
catégorie sociale de manière spécifique. Ces deux forces traduisent deux
modalités d'instituer dans la société haïtienne, qui s'entrechoquent faute
d'une prise en charge conceptuelle qui aurait permis leur conciliation ou leur
articulation. Contrairement à la thèse soutenue par Barthelemy, on ne trouve
pas un espace d'inscription du pouvoir de nuit (nous appelons pouvoir de nuit
celui qui établit son emprise dans l'imaginaire culturel sur la présence des
forces occultes nocturnes et du pouvoir du jour celui des institutions
publiques dont les caractéristiques sont la publicité, la pluralité et la
justification), alors que le pouvoir du jour se fait tant soit peu visible et
public; le pouvoir du peuple porté par le choix souverain et le pouvoir du chef
porté par l'héritage ou l'acquisition ou la transmission d'un don, d'une
puissance dont l'origine abyssale indique son obscurité, sa capacité à produire
la peur ou la fascination. Les deux pouvoirs se croisent dans la même
institution. Il est difficile de supposer qu'ils aient de lieux et des temps de
manifestation. On peut néanmoins constater qu'ils visent par d'autres voies le
même objectif : renforcer l'obéïssance des citoyens et diminuer le pouvoir de
nuisance ou de contestation de l'opposition. Donc, les deux styles de pouvoir
que j'ai recensés, visent tous à mettre hors-jeu les velléités de contestation,
à augmenter la puissance de chacun sur l'autre, à affaiblir celle de l'autre.
Cet usage du pouvoir, converti constamment en puissance, de part et d'autre,
dissimule en même temps qu'il le met à jour, l'intention de réduire l'autre à
une conscience sans volonté, à un zombi.
Mais ce à quoi conduit cette compréhension consiste à
surprendre dans cet usage et cette alliance des deux ordres de pouvoir que
celui-ci n'a pas le peuple comme fondement en Haïti. Ce qui se donne à observer
comme pratiques démocratiques, définies par la participation du peuple à
l'institution des conditions d'expérience de la démocratie n'est que dérision.
Si le peuple choisit en apparence, le fondement du pouvoir effectif se joue
ailleurs que dans le choix de ce qu'on appelle peuple. En effet, en plus de
reprendre la question du peuple pour savoir qui est peuple et qui ne l'est pas,
l'important est de comprendre que le peuple n'est que jouet et produit d'une
tragi-comédie politique. Toutes les sphères de l'institution de l'Etat, on se
persuade que l'one ne se maintient pas au pouvoir du simple fait d'avoir eu les
élections. L'aval des forces secrètes, leur garantie se révèle indispensable,
incontournable pour s'assurer d'une victoire, de la durée de son mandat.
Cette
conviction qu'on ne saurait détenir le pouvoir laïc du simple fait d'avoir été
choisi fait signe vers le véritable signifiant du pouvoir, qui n'est pas dans
les institutions modernes, devenant de simple coquille qui donnent forme à
quelque chose, mais dans le magico-religieux ou le sacré, dans des lieux
telluriques entretenus par des personnages particuliers, sortes de
porte-paroles, de canaux de transmission de la force ou de la puissance nue de
la nature ou des êtres surhumains ou infrahumains.
Le lieu et le
temps de la souveraineté se déplace du peuple, bien que difficile à connaître
du point de vue de la théorie, vers une puissance ignorée de la théorie
politique mais à laquelle est attentive l'anthropologie. Elle dépasse la
puissance de connaitre de la théorie au profit de la puissance fictionnelle de
l'imagination mettant la politique, dans un élan protéiforme d'inventivité de
lieux et de temps de puissance, dans un kaléidoscope social et politique qui
embarrasse la théorie dans sa passion de rigueur, de non-contradiction, de
clarification. Le jeu de pouvoir, qui est en réalité, jeu de puissance, prend
l'allure d'un carnaval quotidien où les coups de katchapika pleuvent à dessein, et des acteurs sont mis à mort afin
de laisser l'espace du pouvoir vacant au plus puissant. Être le plus puissant
c'est se rapprocher de la source de la puissance, qui n'est pas le peuple.
C'est s'enfoncer dans la nuit de l'origine où les forces mythique ou
mythologiques déchaînées et vivaces et s'y obscurcir afin de devenir le plus
terrifiant, le plus infréquentable par souci de faire peur, et faire abandonner
le pouvoir par les autres. Cet imaginaire magico-religieux au pouvoir ruine les
institutions politiques au profit de la force ou de la puissance, vampirise les
citoyens à force d'épuiser leur espérance de mieux-être.
Cette dynamique
symbolique n'est pas l'affaire de l'élite, n'est pas l'affaire de la masse.
C'est le propre d'une société qui semble constater que le pouvoir n'a jamais le
peuple comme fondement, mais la passion humaine ou la nature. L'histoire de la
société haïtienne est celle des pratiques d'animalisation qui mettent en scène
les formes d'expérience d'effacement de l'humanité en l'homme. Si je me réfère
aux travaux de Franck Degoul sur la zombification, l'on comprend, d'une part,
que l'esclavage a été l'expérience inaugurale du capitalisme dans sa vertu à
réduire l'humanité dans sa condition de bête et d'animal, en se fricotant avec
les forces les plus bestiales de l'homme, génératrices de toutes les violences
dont ont été la proie les esclaves. Cette force animalisante n'a pas été
arraisonnée, ni mise à l'écart de la société. Au contraire, elle est devenue
force structurante dans les plantations, et de la nation haïtienne ; elle met
en question le sens de l'humanité, le sens de la dignité humaine. L'Etat
haïtien, sorte d'avatar du pouvoir colonial et instrument du capitalisme et de
la modernité, reproduit les pratiques de bestialisation au lieu de canaliser la
force animalisante qui a tissé ces pratiques vers le respect, l'institution
d'un ordre humain. Il devient symbole de l'animal (le Léviathan, le monstre
marin protéiforme): il cherche à neutraliser dans les forces secrètes tout en
épousant la forme de ce monstre. Société détentrice de forces secrètes aussi
animalisantes ne fait que nourrir et renforcer l'obsession au danger imminent
du pouvoir. Ainsi serait né un imaginaire politique de la présence de forces
bestiales, diaboliques ou infernales, qui devient source de fondation d'un Etat
qui se vit impuissant face à cette force en s'y mêlant sans retenue.
Il s'agit d'une
courte histoire de l'imaginaire du pouvoir et de sa passion pour son autre, son
même et son différent, la puissance. Cette histoire qui est à écrire permet
toutefois de supposer que le travail de sécularisation qui aurait dû se faire
dans la société n'a pas eu lieu du fait de l'alliance, la mauvaise alliance de
l'Etat avec les forces religieuses, les forces magico-religieuses pour
contrôler un imaginaire magico-religieux. A l'arrivée, cet imaginaire même du
pouvoir se laisse prendre dans ce dispositif magico-religieux et ne parvient à
en sortir. Cela suscite une dynamique ambivalente grâce à laquelle on comprend
que les structures de formes modernes sont mises en place pour chasser les
pratiques jugées archaïques tout en se servant des armes « archaïques » de ces
pratiques. Une boucle tragique se forme et se ferme autour de la société et de
l'Etat les unissant dans la même passion des pratiques bestialisantes. Cette
unité de sens politique et social de la bestialisation pourrait constituer le
point de départ d'une étude sur la cohérence des pratiques bestialisantes et
l'indifférence sociale souvent observée face à ces pratiques.
Edelyn DORISMOND
Professeur à l’Université d'État d'Haïti
Directeur de Programme au Collège International de
Philosophie (CIPh)-Paris
Président de l’Institut de Politiques Publiques (IPP)
Directeur du Comité Scientifique du Centre d’Appui à
l’Education à la Citoyenneté (CAEC)
Membre de LADIREP-Responsable de l’Axe 2: «Dynamiques sociopolitiques. Production du savoir anthropologiques et
circulation des idées. »
Commentaires
Enregistrer un commentaire