"Poétique de la relation" du Coronavirus et éthique de la disponibilité



Une perspective philosophique de la situation actuelle depuis Haïti


                                                           
ADA YOKOTA VIA GETTY IMAGES, https://www.huffingtonpost.fr/
 
        C'est un fait que le monde, depuis son origine, est essentiellement constitué de relations - relations entre citoyens d'une même communauté politique, relations entre les diverses communautés politiques elles-mêmes -, qui forment aujourd'hui sa dynamique propre.  Actuellement, cette dynamique s'est intensifiée et densifiée par ce que Édouard Glissant a décrit comme réduction des plages temporelles que traduit la grande vitesse du flux avec laquelle les relations se font. En effet, le perfectionnement des moyens de transport depuis la Découverte de l'Amérique, la nécessité des besoins ayant créé des échanges par-delà les terres connues, et aujourd'hui, la proximité que créent les outils de l'information par l'informatisation, a rendu le monde à la dimension d'un village géant où se déploient, bien entendu, un ensemble de conflits, de tensions qui sont davantage des symptômes d'une nostalgie des temps anciens. Alors que le temps nouveau, celui des relations intensives et denses -là encore, Glissant dit que nous sommes en présence de toutes les cultures -, appelle une expérience mondiale faite d'intensités, de maillages et d'imprévisibles (du nouveau imprévisible). Il suggère la "poétique de la relation", la nécessité du voyage, du déplacement, de la rencontre, des formes de devenir, contre le fait de la pluralité dissensuelle qui a affiché les atavismes ethniques, religieux ou historiques, comme lieux de la définition de soi, laquelle a nourri, à son tour, les formes de différenciation et de particularisation. Pourtant, en ce temps présent, l'exigence de l'ouverture vers les différences, révélée par le Covid-19, se fait sous fond de la commune fragilité humaine.

       Actuellement, notre présent est gros de plusieurs éléments qu'il est important de mettre en relief en attendant leur confirmation ou infirmation. Pensons d'abord à la nécessité de prendre la mesure du temps présent, dont le covid-19 vient vraisemblablement annoncer la fin au profit d'un temps nouveau à venir. Jusqu'au mois de décembre 2019, nous étions au temps de la modernité, celui de la grande prétention à la maîtrise et au projet de transparence de l'homme et du monde au nom de la libération de l'homme aux conditions naturelles d'existence. Cette vision du monde, ce cadre philosophique d'interprétation du monde s'est constitué en discours de justification du capitalisme et du néolibéralisme, tous deux liés, à la conquête ou à la maîtrise de la nature et à l'autodétermination du sujet. Jusque-là tout cela a eu la senteur d'un principe métaphysique et scientifique indéniable de l'autofondation du sujet rationnel. L'homme -sujet (occidental) s'est montré intrépide, suffisant, cavalier, triomphateur. Avec raison : il a connu quelques empiètements sur le temps, il a su retourner l'espace, et son auto-manipulation dans des projets de clonage (humain) a été ralenti par des discussions de bioéthiques. Il faut dire que ce projet d'auto-fabrication de l'homme par l'homme désigne la perspective de reprendre les pratiques démiurgiques de la création, dans la ligne droite de l'imaginaire judéo-chrétien ayant défini l'homme comme couronnement de la création et comme celui qui doit le parachever. Sans doute, en dépit des réserves des bioéthiciens, on doit s'attendre à l'exécution de ce projet. C'est là le sommet de l'entreprise de maîtrise, de contrôle de soi et des autres (l'autre homme, l'autre de l'homme = la nature) : pouvoir reproduire l'homme c'est occuper la place du démiurge.  Enfin, l'homme allait pouvoir se reposer. Ainsi parlait-on de fin du travail, de civilisation du loisir. Comme le Yahvé judéo-chrétien, l'homme devrait se reposer et contempler son œuvre, qui serait à coup sûr appelé à travailler à sa place, croître et multiplier la terre de gadgets de toutes sortes qui serviraient au repos bien mérité de l'homme moderne.
      Brusquement, écartant l'hypothèse d'une fabrication humaine du covid-19, un virus arrive et change le cours des choses. D'une part, il déstabilise le credo de la maîtrise de la modernité.  La nature a porté un coup à l'homme moderne par surprise : certains reconnaissent que "la nature reprend ses droits" (nous aurions plutôt repris le principe : "chassez le naturel il revient au galop". Dans cette perspective, l'homme, décontenancé, abasourdi, perd son pouvoir d'explication rationnelle, et se découvre pris dans les entrelacs de la dynamique de la nature au même titre que les autres êtres vivants et non vivants. D'autre part, les puissances qui se sont construites sur le dispositif du rationalisme moderne sont en train de s'affaisser : l'enrichissement capitaliste, l'armement en vue de protéger le commerce et les intérêts des capitalistes, les tracés des frontières pour filtrer ceux qui doivent passer et ceux qui doivent rester chez eux.  Tout ce complexe militaro-financier et policier a été troué par le covid-19 qui montre l'aspect superflu du militarisme, de la finance et des frontières en conciliant l'humanité dans le même élan de l'humanitude, comprise comme figure de la commune fragilité des humanités, qui se sont retranchées dans des spécificités factices.
       Nous admettons en effet que toute cette nouvelle dynamique qui point dans notre présent ne pourra pas se manifester sans passer par l'expérimentation d'un ensemble d'événements ou de moments qui représentent autant d'"occasions" pour que nous pensions les "manières " de ce nouveau topos du monde, de ce nouveau tempo des humanités qui semblent apercevoir l'exigence d'harmoniser les harmoniques particulières en vue d'instaurer une nouvelle symphonie du monde. La pandémie Covid-19 semble inaugurer dans la chair des hommes, particulièrement de l'homme occidental, un réflexe inédit. D'un côté, il impose la nécessité de décrire des harmoniques, des postures anthropologiques et politiques, qui représentent autant de manières de faire l'expérience de la maladie virale-cette expérience a commencé par la réactualisation d'un racisme antichinois, qui s'est manifesté au début de la pandémie, vers une sympathie généralisée des pays les uns aux autres au moment où elle se répand. À ce moment, on a constaté qu'elle n'est pas qu'une affaire chinoise, mais humaine, non du territoire chinois, mais de celui de la planète. Progressivement, dans l'émoi généralisé, l'expérience de l'expansion de la pandémie, devient l'expérimentation des mondes se découvrant unis dans la fragilité, dans l'angoisse, dans la peur, dans le fantasme d'une fin du monde. Toutes les humanités tremblent au rythme de l'humanité apeurée face à son existence en sursis, face à l'imminence de la mort annoncée, vécue (les médias font état de plusieurs milliers de morts). Aucun médicament testé n'est encore mis à jour. La virulence du virus, du moins telle que cette virulence est construite par les médias ou l'industrie pharmaceutique inspire le sentiment d'impuissance, le désarroi, etc. Mort des hommes, mort de l'homme, mais déjà trébuchement du capitalisme, faillite du système financier, impuissance du nucléaire. Le covid-19 nous révèle plusieurs choses : l'importance du dénuement, la futilité de la puissance, l’aspect ridicule de la richesse, mais l'urgence de la solidarité comme modalité éthique de l'existence fragile.
    Pourtant, le réflexe anthropologique des sociétés a vite mis en avant les réactions ethnocentriques qui cherchent à rejeter sur les autres sociétés la souillure que représente l'épidémie. Dès le début de la manifestation du covid-19, certains occidentaux se sont persuadés qu'il a été une maladie chinoise. Les Africains ou les Haïtiens pensent, eux aussi, qu'il s'agit d'une maladie de « blancs » ; ils ne sentent en conséquence pas trop concernés (l'hypothèse qui explique que les pays ayant été traités par la chloroquine, donc certains pays africains, conforte ce sentiment de non implication des noirs). Ce réflexe anthropologique a renvoyé de l'autre côté de la frontière le mal, le malheur comme affaire de l'autre s'est construit au fur et à mesure que le virus voyage et infecte les citoyens de différentes sociétés ou cultures. Le sentiment d'exception inspirant la mise en quarantaine de l'autre infecté s'est transformé en sentiment de la commune complexion biologique de l'homme vulnérable. Le constat de cette complexion commune au niveau de la biologie doit conduire nécessairement au constat éthique de l'humaine fragilité. Par-delà les frontières, les humanités souffrent dans le même émoi de la létalité du covid-19.
          Ce que nous nommons l'harmonique des mondes et la symphonie du monde renvoie pour la première aux diverses façons discursives que la pandémie a affecté les sensibilités nationales. Les frontières ont permis aux citoyens de faire de loin l'expérience de la pandémie en tant qu'elle ne concernerait que les autres (les autres cultures, les autres peuples) jusqu'à ce que s'impose l'expérience nationale (interne=sa propre nation ou culture) de la pandémie. Dès lors, l'expérience nationale, marquée par la fragilisation de la vie, de sa propre vie, de ses proches et des autres, devient sympathie, laquelle sympathie n'est pas immédiatement exprimée aux citoyens se trouvant par-delà les distances culturelles, nationales, etc. La symphonie traduirait l'unité de voix qui se manifeste dans la pluralité des harmoniques diverses. Cette unité, nous la définissons par la commune émotion à laquelle donne lieu la fragilité humaine mise à nu par le Covid-19 et le refus commun de la mort par les hommes, parce que vraisemblablement, un quelque chose en l'homme résiste au non-être de la mort en dépit du fait freudien de "pulsion de mort". Ce quelque chose, nous l'appellerons le désir d'être, qui est un parti pris fondamental de l'être humain en faveur de l'être -en-vie, qui serait une nécessité éthique d'être avec l'autre, pour l'autre et par l'autre.
      Ce que Covid-19 laisse entrevoir, en-deçà des analyses qui y voient un chamboulement des paradigmes économiques, politiques et géopolitiques du néolibéralisme ou du capitalisme financier mondial, c'est l'irrésistible attachement de l'homme à la communauté des êtres -en-vie et des êtres à tenir en vie par-delà la mort. C'est aussi le sentiment coupable d'avoir pensé que la vulnérabilité ne concerne que l'autre, ce fut dans le cas de la pandémie actuelle, le chinois. Alors que l'on se sent aussi vulnérable ou fragile, la conscience d'une fragilité commune doit poindre à l'horizon pour rendre acceptable ce qui a été vu comme inatteignable : la disponibilité.
       Vu que, désormais, toute l'humanité se dévoile fragile, la possibilité de l'expérimentation des humanités différentes et fragiles doit devenir la condition d'une pensée de la communauté fragile qui exige une nouvelle disposition d'exister en commun et dans les différences. En ce sens, la disponibilité doit être posée comme l'exigence éthique qu'impose la fragilité humaine à toutes les communautés humaines.
        D'une part, il faut comprendre que la commune fragilité veut dire qu'aucune maladie d'une humanité ne saurait être son propre lot comme si elle serait frappée d'une malédiction. Toute humanité frappée d'épidémie résonne dans les autres humanités. D'abord, par la sympathie, la commune condition fragile. Ensuite, par la probabilité d'être affectée directement. Ce qui implique, enfin, que la solidarité doit être de mise sans conditions.
        D'autre part, cette communauté de fragilité qui est une communauté de souffrances doit constamment aménager une place (restée toujours vacante) supplémentaire à l'autre, comme s'il y aurait quelqu'un parmi "nous", un enfant prodigue qui doit arriver. Ici, l'attente crée l'accueil qui contrevient à la réaction spontanée de l'exclusion. Donc la communauté de fragilité que met à jour le Covid-19 doit se vivre aussi dans l'espérance d'accueillir l'autre fragile en lui aménageant toujours une place (toujours déjà là à l'accueil d'autrui), un lieu disponible, non un simple lieu disponible, mais un lieu qui permettra à l'autre de faire l'expérience de sa propre puissance d'agir. Ce n'est pas un lieu de passion (qui traduirait une durée insupportable, une endurance éprouvante) où l'autre accueilli fait l'expérience de son impuissance, de son indésirabilité, face au dispositif sélectif d'intégration, comme dans les centres de rétention (sur ce point, il faut reconnaître qu'une question complexe à laquelle nous ne pouvons pas répondre se pose : faut-il être disponible à tout autre (nous pensons aux agents de la mafia internationale,  aux pédophiles, aux criminels de guerre et aux dictateurs sanguinaires, etc. C'est une question difficile que nous ne saurons démêler ici). Le lieu vacant supplémentaire doit être pourvu de toutes les conditions de réalisation de soi de l'autre (en ayant constamment à l'esprit la question de savoir à quel devons-nous être disponibles) en toute dignité.
        Enfin, la disponibilité, entendue comme catégorie de l'éthique -dans le sens d'Aristote ou de Spinoza, de condition de la vie bonne et libre, condition de la vie accompagnée par des altérités disponibles et des conditions sociales, économiques et politiques de réalisation de soi- se manifeste par la place supplémentaire qu'il faut réserver à l'autre qui doit venir peu importe le moment ou le lieu. Elle est donc la posture éthique qui doit guider la politique, l'économie dans la perspective d'un monde ou d’une humanité fragile. Elle doit aussi donner lieu à une nouvelle géopolitique où les tracés frontaliers s'effacent pour laisser la place à des espaces des disponibilités, des espaces de disponibilités aux humanités fragiles non conquérantes (nous retenons la distinction glissantienne du "conquérant" et de l'"errant". Le conquérant arrive avec la prétention d'imposer sa façon de voir en terre conquise. Il adopté une posture méprisante sur les autres alors que l'errant, ouverture et disponible, crée les conditions de la relation, la poétique de la relation, donc création d'expériences nouvelles, complexes raturant les spécificités. Une philosophie de la disponibilité est une modalité de la mise en œuvre de la création culturelle polyphonique.
      En général, la philosophie de la disponibilité pense l'homme dans sa dimension infinie surplombante qui force le sujet fini de se soumettre à la grandeur infinie de l'autre. C'est ce sens que lui attribue Gabriel Marcel : la disponibilité est ouverture irrésistible à l'a[A]utre dont la présence inspire dépassement et parachèvement de soi dans la possibilité de la fusion. Une asymétrie caractérise la relation à l'autre où le sujet est supplanté par sa prégnance. Cette philosophie a su toutefois mettre en avant une réflexion sur l'être contre l'avoir. Elle appelle une pensée de la qualité de l'existence qui exige une relation d'ouverture, d'écoute et d'accueil contre le dispositif technofinancier et scientifique de la maîtrise.
      Le covid-19 dévoile l'aspect fragile de cet autre qui ne reste pas moins la manifestation de l'irréductible grandeur humaine qu'il faut rétablir contre le risque de son anéantissement par la fragilisation. Elle est donc à la fois une pensée de la réparation ou de la prévention et une pensée de l'entretien de la grandeur humaine en tout homme en péril.




Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.



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