Jean Price-Mars, l'ethnologue. Le réflexe anthropologique du père de l'ethnologie haïtienne.
Price-Mars est reconnu de tous comme le fondateur
de l'ethnologie haïtienne d'une part pour avoir libéré le vodou du jugement
raciste de sorcellerie en l'instituant, dans la perspective de Durkheim, comme
"religion" et proposé quelques pistes de recherche sur le folklore
haïtien, d'autre part, pour avoir mis en place une méthode propre contre la
démarche psychologisante qui présente le vodou sous des critères psychopathologiques.
Evidemment, on ne peut pas passer sous silence le fait que l’ethnologie
naissante se pare dune vocation militante identitariste, qui consiste à penser
et défendre l’identité nationale.
Une
nouvelle discipline est née dans le paysage académique et politique haïtien en
inspirant tout un genre de la littérature haïtienne, le roman paysan. Elle a
aussi suscité l'élaboration de problématiques sur l'identité haïtienne et des
prises de position sur une politique de la race donnant accès à une frange de
noirs à des capitaux symboliques, sociaux, politiques et économiques sous le
dos de l'Etat afin de rééquilibrer des rapports inégalitaires entre «noirs» et «mulâtres».
Certes, il faut souligner que l'auteur n'est pas toujours responsable de ce que
génère son oeuvre, que ce soit du point de vue théorique ou pratique: l'oeuvre
renferme une part d’aventure qui échappe à son auteur et qui est aussi sa marge
d’autonomie et de liberté où se dessine son destin. L'oeuvre forte, inauguratrice
plus précisément, a la vertu de créer des mondes imprévus, inspire des
perspectives aussi heureuses que malheureuses. L'oeuvre ethnologique de
Price-Mars ne peut pas être seulement mesurée à l'aune de ses aventures liées à
ses modes de réception. Sa valeur doit
être saisie du point de vue de ses enjeux intrinsèques, liés à l'économie
propre de l'oeuvre. Par exemple, le
choix de ses objets d'étude et la politique à laquelle il donne lieu.
De ce point de vue, il est possible de constater
que l'oeuvre ethnographique de Price-Mars traduit dans l'économie générale de
son oeuvre mue selon John Picard Byron, se démarquant des lectures dites
culturalistes, un nationalisme renouvelé qui serait à mis chemin d'une critique
du nationalisme traditionnel haïtien et une nouvelle compréhension de la
nation. L'ethnologie élaborée par Price-Mars n'est plus autonome, au contraire,
s'éclaire par le projet politique plus large et la lutte ou la résistance
contre l'occupation américaine. Cette thèse a, à première vue, une force de
persuasion du fait qu'elle propose une vue systématique de l'oeuvre de
Price-Mars par le souci de fonder la nation haïtienne sur des assises qui
élimineraient la fracture coloniale installée par l'élite traditionnelle en mal
de vocation. Toutefois, cette thèse manque d'attention au geste de ce projet
politique d'élaboration de l'ethnologie qui est une politique aussi.
Si je prends comme repère théorique la distinction
faite par Jacques Rancière entre «la» politique et «le politique», il est
possible de soutenir deux thèses contradictoires et faire éclater par là cette
cohérence et cohésion proposées par Byron. Chez Rancière, il est possible de
penser les formes ou modes de re-configuration ou configuration comme formes de
«partage du sensible», donc forme de «police» et leur mise en jeu par d'autres
modes de configuration comme police ou politique. Au regard de ce cadre de
compréhension, je dégagerai deux styles de politique chez Price-Mars qui
correspondent au sens de la police ranciérienne.
D'où ma question, si Price-Mars a donné corps à
l'ethnologie haïtienne, quel sens faut-il reconnaître à sa méthodologie et à
l'objet ou aux objets que cette nouvelle science s'est circonscrits? Posant
l'idée qu'il y a une politique de la science liée à sa manière de circonscrire
son objet, d'arpenter le réel pour spécifier et autonomiser cet objet, au moyen
de méthodes d'explicitation, de construire ses relations aux sciences connexes
ou opposées, je me demander quel est le rapport de pouvoir que sous-tend, ou
auquel conduit, cette nouvelle discipline académique, libérée par Price-Mars ?
Mon hypothèse est: qu'il s'agisse de penser
autrement le nationalisme haïtien, projet dans lequel se serait inscrite
l'ethnologie du vodou ou de la
paysannerie, qu'il s'agisse de l'écriture même de l'ethnologie haïtienne à
laquelle on attribue le vodou, le
folklore, l'oeuvre de Price-Mars propose un regard policier sur la société
haïtienne. Le véritable enjeu donc pour moi est que par ce projet politique ou
scientifique, l'oeuvre de Price-Mars rejoint le dispositif du pouvoir maintenu
par les élites auxquelles il fixe la vocation de sauver la paysannerie, le
peuple. Le projet n'est pas de sortir de la «colonialité» (Annibal Quijano) qui
institue un ordre de rationalité civilisatrice, apte au pouvoir politique
précisément, mais de le rendre humain. Partant du constat historico-politique
que toute politique de civilisation est en même temps une politique économique
de bestialisation, il est clair que l'engagement pricemarsien connaît une
véritable contradiction performative : libérer par le maintien de la
colonialité, la mise en œuvre de la bestialisation comme gestion des corps.
L'oeuvre de Price-Mars. De
l'insistance de la nation divisée.
John Picard Byron propose un renversement, dans sa
thèse de doctorat, Engagement ethnologique de
Jean Price- Mars et son engagement politique, de l'exégèse à laquelle donne lieu l'oeuvre de Jean
Price-Mars, même lorsqu'il est important d'entrée de jeu de souligner que sa
thèse ne prend en compte que deux ouvrages dits célèbres de l'auteur.
Évidemment, on peut supposer qu'un tel choix ne pourrait que dissimuler quelque
chose de l'économie globale de l'oeuvre en évitant les nuances ou variations
différentielles qui auraient éventuellement livré quelques secrets.
En dépit de cette réserve, j'admets provisoirement
que soutenir que Price-Mars a rencontré en chemin l'ethnologie parce qu'il a
été mû avant tout par un double projet de résister et de définir la nation tout
en procédant à une critique de l'éthos de l'élite traditionnelle renferme une
certaine pertinence et risque d'avoir des assentiments par une lecture
enthousiaste de l'auteur de La vocation de l'élite. Pourtant, l'effervescence de l'enthousiasme dissipé, le
temps de la lucidité arrivé, on comprend vite que aussi vraie que puisse être
cette thèse elle ne peut pas répondre à la question de l'aspect émancipateur de
cette démarche qui cherche à fonder la nation en produisant deux ordres d'objet
de la science ethnologique: en attribuant à l'un la vertu intellectuelle
d'explicitation sur l'autre. C'est dire que du point de vue de l'épistémologie,
Price-Mars reconduit ce qu'il a critiqué du point de vue politique alors que
cette posture ambivalente est manifestement politique ("policière").
La lecture "culturaliste " n'a pas non
plus su mettre à jour cette impasse de la pensée de Price-Mars, puisqu'elle
s'est obnubilée du versant dit émancipateur qui semble ouvrir la culture des
paysans à la reconnaissance publique des lettrés. On aurait trouvé dans cette
ascension à la visibilité civilisatrice de l'élite la bonne bouffée d'air frais
d'une identité en souffrance à laquelle Price-Mars ouvre la clairière du
folklore, du vodou, etc. Ici, Price-Mars est posé en héros de l'indépendance
culturelle qui fut en déphasage à l'indépendance politique et militaire, mais
que poursuivaient Baron de Vastey, Firmin, Hannibal Price, Louis-Joseph
Janvier, etc. En réalité, les penseurs haïtiens du 19e siècle ont beau lutter
pour défendre l'intégrité politique, anthropologique de la jeune nation, mais
ayant performé dans les bornes narratives ou temporelles de la philosophie de
l'histoire occidentale mettant en scène une syntaxe racialiste, n'ont pas su se
défaire de cette trame narrative dont ils furent aussi fascinés.
Le sens de la révolution pricemarsienne, qui porte
Carlo Avierl Célius à parler de «tournant ethnologique», inauguré par
Price-Mars, s'explicite en contrepoint à cette vision philosophique et
théologique qui a conduit à l'occupation américaine, que je comprends comme un
avatar de la logique expansive et dominatrice du capitalisme. Le réflexe de
revenir à la paysannerie afin de fixer quelque chose qui ne soit pas de
l'occident traduit au moins une réhabilitation, cette fois non de la "race
noire", mais de son avatar, la paysannerie. Price-Mars semble inverser la
syntaxe coloniale en substituant grammaire paysanne à la grammaire française ou
occidentale. Il y a lieu même de croire
que le coup de force a opéré du fait de sa réception. En effet, une littérature
a pris naissance et a suscité des œuvres originales par leur thématique: le
vodou, le paysan deviennent objets d'attention d'une élite lettrée et
civilisatrice. Du moins, ils deviennent les objets d'une théâtralité où ils
sont de simples matériaux de constitution d'une élite en mal d'identité et de
créativité pour avoir compris avec déception qu'elle est noire, donc entachée
d'ignominie que lui jette le monde blanc, chrétien et civilisé. Price-Mars vint
et montra la voie du salut. Voie de sortie à une élite qui s'est perdue pour la
plupart dans la collaboration à l'occupant américain, qui s'est adonnée au «simulacre» (Fernand Hibbert). C'est dans ce contexte de mimétisme,
d'ambivalence, de crise identitaire et de simulacre que le vodou est exhibé
comme religion, celle du paysan, pour penser l'Haïtien. A bien analyser ce
moment politique, culturel de l'histoire haïtienne d'une grande importance dans
la mise en place d'un ensemble de lieux ethnologiques et discursifs qui
deviennent aujourd'hui des évidences pour la classe lettrée venue de la
paysannerie trouvant un point d'honneur dans cette mise en scène.
Pourtant, la révolution pricemarsienne n'est pas
sans ambiguïté. L'oeuvre de Price-Mars, par une lecture patiente et
systématique, propose plusieurs thématiques fondamentales qui lui procurent une
consistance interne. Elle porte une critique des formes de domination
économique et culturelle instituées par
l'élite. Cette critique dénonce la grande fracture sociale qui rend difficile
l'avènement de la nation. Byron a été attentif particulièrement à ce travail de
constitution du nationalisme pricemarsien non comme revendication d'une nation
déjà imaginée, mais comme quête d'une nation à venir qui devait passer par
l'institution d'un commun. Le vodou advient comme condition de possibilité du
commun, sorte de matrice culturelle qui nourrirait élite et paysan. Une autre
thématique traverse continûment l'oeuvre: la formation de l'homme et du
folklore haïtiens déborde l'oeuvre par sa récurrence. Elle justifie par une
grande part, le recours constant à l'histoire pour suivre les modes de
formation du fond culturel et anthropologique de la société haïtienne. Il faut
dire, encore une fois avec Byron, mais d'un point de vue qui est le mien, que
l'oeuvre de Price-Mars témoigne d'une préoccupation politique qui se cherche
des données historiques, anthropologiques sociologiques pour se penser et
offrir des voies de sortie.
Ainsi parla l'oncle auquel on fait constamment allusion retient l'attention
par son aspect apparent de systématicité. Pourtant, il ne fait que reprendre ou
annoncer ce qui se dit de manière plus rapide, par exemple, dans Formation ethnique, folk-lore et culture du peuple
haïtien et Une étape de l'évolution
haïtienne. Étude
de socio-psychologie, parus respectivement en
1956 et 1929. Tous les deux ouvrages auxquels n'a pas fait référence Byron
reprennent effectivement la préoccupation ethnologique de Price-Mars à partir
de l'histoire en reconstituant, par l'apport de l'archéologie, de
l'ethnographie et de l'histoire, les composantes ethniques de la frange
africaine de la société haïtienne et sa prégnance dans la formation de la
culture ou de l'identité haïtiennes. On peut remarquer que cette préoccupation
ethnologique traduit une patiente méditation en vue d'offrir à l'élite des perspectives
identitaires face à l'humiliation étrangère.
Or tout dans ces ouvrages ne font que montrer que
la paysannerie dans cette démarche n'a été que simple objet de curiosité
intellectuelle dont l'intention ne fut pas de lui frayer une voie d'émancipation
mais d'offrir des matériaux d'identification à l'élite. D'un autre point de
vue, la paysannerie devient le dindon de la farce de la domination de l'élite.
Elle a été objectivée afin de rendre possible la subjectivation de l'élite.
Méthodologiquement, cette objectivation se manifeste par le mode de mise à
distance, par l'extériorisation qui est aussi mode d'altér(is)ation ou de
différenciation. Même lorsque le projet viserait de penser la paysannerie au
nom de l'unité nationale, la manière de mettre cette dernière à distance
reconduit ou maintient la fracture.
Il n'y a pas chez Price-Mars une pensée générale
de la société haïtienne. On y retrouve un double mouvement: l'un consacré à
l'élite, l'autre à la paysannerie. Comme s'il n'y avait pas de liens entre
paysan et élite. Ce dualisme récurrent et dangereux, du fait qu'il a donné
naissance aux politiques du Concordat et de la Campagne antisuperstitieuse,
maintient l'ordre de domination malgré sa teneur critique, qui par moment prend
l'allure d'un romantisme pathétique de la dénonciation sans prendre en compte
l'ordre de discours qui l'inspire et les modes de "partager le
sensible" haïtien.
L'ethnologie de la
paysannerie est une politique de l'ethnologie
Je comprends, en compagnie de Rancière, la société
comme un «sensible», une configuration esthétique qui subit des formes de
partages ou des formes d'arpentage qui créent des lignes qui sont autant de
relations de pouvoir ou de domination. Ce sensible se structure selon un
ensemble de vecteurs, tels le juste et l'injuste, le haut et le bas, ce qui a
droit à la parole et ce qui doit se taire, le noir et le blanc, le vodouisant
et le chrétien, le pays en dehors et la ville, etc. L'ordre politique, plus
précisément, l'ordre policier établi sur une grammaire, une syntaxe ce partage
du sensible configure l'espace social et politique et cherche à maintenir cette
textualité tissée sous fond d'inégalité. La configuration une fois établie,
toute tentative de reconfigurer l'ordre installé au nom du juste partage prend
la forme de la "politique". Du point de vue de cette esthétique, la
politique est cette initiative qui vise à produire d'autres formes de
configuration dont l'enjeu est la redéfinition du partage du sensible dans la
perspective d’un ordre d'égalité plus juste.
Donc, il y a politique précisément lorsque la
demande des «incomptés», des sans-part conduit à une reconfiguration au profit
du principe de l'égalité, qui pose le partage juste comme condition du vivre-ensemble,
dans ce cas précis, toujours dissensuel.
Cette lecture originale de la politique permet de
dégager de toutes les activités de textualisation leur vertu reconfiguratrice
ou critiquer leur force lénifiante d'aliénation. La lecture critique de
l'oeuvre de Price-Mars que j'esquisse ici s'inspire de ce cadre interprétatif
qui ne prend pas seulement la cohérence interne de l'oeuvre, mais saisit sa
force de création de monde, sa façon de reconfigurer l'expérience politique
comprise comme un acte politique du fait qu'elle a inventé d'autres sensibilités
susceptibles de rejouer l'expérience vers l'égalité. De ce point de vue, la
question présente consiste à penser la dimension politique de l'oeuvre de
Price-Mars. Comment l'oeuvre de
Price-Mars reconfigure-t-elle, au regard de l'égalité et de la justice, de
l'égal partage du sensible haïtien, les relations de pouvoir dans la société
haïtienne?
L'avènement
d'un objet d'études
Ce que Price-Mars a fait émerger du mépris n'est
pas le sujet paysan, qui serait reconnu apte à participer à la gestion de l'ordre
politique et social du fait de l'égale intelligence qui aurait invalidé l'ordre
social divisé en civilisé, lettré ou élite et en frustre, paysan.
La configuration traditionnelle ordonne le
vivre-ensemble en blanc, chrétien, beau, intelligent et bon. En face, se trouve
le noir, païen et sorcier, laid, idiot et méchant ou mauvais. Une hiérarchie
fondée sur l'anthropologie de la race légitime l'inégalité qui prend la forme
d'une économie d'exploitation et d'animalisation. Dans l'histoire haïtienne
l'ordre sociopolitique est un ordre inégalitaire qui se tient sur la fausse
évidence que celui qui aurait le teint plus clair aurait toutes les valences
positives et s'arroge le droit en conséquence sur la direction de la société et
les honneurs accompagnant ce statut.
Cela explique la domination de la grande frange
noire de la société haïtienne -ce qui s'observe dans les sociétés caribéennes
ou dans l'ordre mondialisé de manière générale- se trouve méprisée et
abandonnée à l'exploitation et à la vie crasseuse. Cela explique aussi la
prétention blanche d'ordonnancer toutes les activités humaines, esthétiques,
scientifiques, politiques, économiques, etc. Ce schématisme anthropologique,
une fois admis et assimilé, donne au
monde une consistance unilatérale blanche et chrétienne (même cette
dynamique est en passe de subir des mutations importantes). Toutes les
grammaires de jouissance, de privilèges prennent les modalités syntaxiques
blanches, chrétiennes, etc.
Paradoxalement, le "Culte de l'égalité",
appelée aussi " passion de l'égalité" qui semble devenir une évidence
sociale mine l'avènement d'une exigence d'égalité. Certes, il mine aussi le
projet politique de domination par un refus insidieux de composer avec les
pratiques qui annoncent des formes de pouvoir ou prédominance. Toutefois, cette
résistance silencieuse n'a pas la force suffisante pour produire de nouvelles
reconfigurations. Contrairement à cette dynamique de résistance qui cherche à
déjouer le jeu d'inégalisation, le geste de Price-Mars ne propose qu'un
réaménagement où l'ossature du dispositif n'est pas mise en cause. Le sens
fondamental du geste consiste à trouver à l'élite un lieu de ressourcement afin
de mieux faire face à l'adversaire tout en laissant le paysan, devenu le
véritable "incompté" au contexte d'inégalité. Car, il est clair que
Price-Mars n'a jamais demandé du suffrage universel, par exemple, du fait qu'il
serait dangereux d'attribuer ce privilège à des frustres, sans reprendre à mon
frais les remarques de Depestre qui s'irrite de la neutralité de Price-Mars
face aux pratiques inacceptables des gouvernements auxquels il a pris part.
Il ne suffit pas de mettre en avant les cultures
paysannes ou de critiquer le «bovarysme» pour procéder à la reconfiguration du sensible. L'aspect
le plus révélateur de l'oeuvre concerne la posture épistémologique qui pose un
sujet (l’ethnologue=lettré, civilisé) et un objet (le paysan=illettré, barbare).
Cette coupure épistémologique reprend le réflexe de l'anthropologie occidentale
qui est née justement de l'invention de l'altérité non européenne, de la
découverte surprenante de l'altérité «primitive». L'anthropologie est née de la
politique d'extériorisation qui produit un ailleurs marqué de valences
négatives («sauvages», «barbares», «primitifs», etc.). Je découvre cette même
posture extériorisante chez Price-Mars. Cela sous-tend que l'ethnologie haïtienne
naissante procède à la configuration coloniale, donc entend instituer le même
style policier colonial. Évidemment, il est possible de contester cette lecture
en disant que cette pensée ethnologique a suscité un débat très animé sur
l'identité haïtienne, a favorisé des courants d'identitaires qui tous n'ont pas
pensé à la reconfiguration de l'ordre policier.
Tout cet angélisme n'est que prétexte qui simule
une égalisation folkorisante et dissimule l'inégalisation concrète que vit le
paysan, malgré sa solidarité, son courage, dans l'inégal accès aux richesses
qu'il s'est battu à générer. Si le Roumain du Gouverneur de la rosée, pris ici en exemple, propose une figure salvatrice en
Manuel et montre l'importance de la solidarité, il faut retenir que tout ça
laisse le dispositif intact. Il ne permet pas aux paysans appauvris par le
système d'exploitation d'une bourgeoisie raciste d'une part de se faire une
idée de l'égalité et l'origine de son appauvrissement. Parfois, une certaine
critique du social ou de la domination économique et politique ne fait que
rendre les dominés somnambules: ils marchent dans les ténèbres de la domination
sans arriver à se rendre compte des conditions de leur domination. En dépit de
tout, il faut reconnaître que la mise en
scène limitée du paysan qui s'en prend à une terre dévastée, dont le seul
recours est la foi en Dieu, peut produire de l'indignation, mais non des perspectives
de reconfiguration pour le changement de l'ordre policier.
Rendre visible par la culture n'est qu'une courte
étape du travail politique de la reconfiguration et de la mise en oeuvre du
régime d'égalité. La matérialité du dispositif de domination, de mystification reste
inchangée et l'élite ne cesse pas de se penser capacité à mette en forme le
monde, donc à produire du monde pour le paysan comme il produit la science apte
à l'étudier. Le paradoxe est surprenant à ce stade. Price-Mars circonscrit un
terrain d'études au sein du sensible haïtien, qui est consacré au paysan
attribuant ainsi à l'élite la fonction d'observateur et de prétendu savant.
Étant sujet dans un dispositif moderne de compréhension et de domination,
l'élite prend du même coup la fonction de savant et de dominateur ou de
conquérant (dans ce cas précis, il serait important de mener des enquêtes,
comme l'a fait d'un point de vue littéraire, Jean Metellus dans Jacmel au crépuscule, sur les modes d’expropriation des paysans entrepris
par les notaires et les avocats, etc.). Sa police se déploie par l'enfermement
du pays par un Code rural d'exception. Price-Mars reconnaît cette posture de
l'élite, la dénonce. Son ethnologie ne fait que lui apporter une dignité
épistémologique et méthodologique.
L'aspect policier
de la nouvelle science de l'ethnologie
La politique de l'ethnologie n'est pas la vision
politique à laquelle conduit l'ethnologie ou l'oeuvre ethnologique. Elle est la
manière qu'a l'ethnologie de reconfigurer par sa méthode, son arpentage du terrain
dit ethnologique, par les manières de déplacer et replacer les sujets étudiés
changeant la configuration politique. Il faut dire que le geste ethnologique de
Price-Mars dont j'ai dégagé l'enjeu politique n'est qu'un procédé subtile de
reconduction de l'ordre policier, du moins il offre des outils objectifs pour
une meilleure domination politique de la paysannerie qui devient disponible ou
connue.
La relation étroite que la modernité a établi
entre savoir et pouvoir, qu'on rencontre déjà chez Francis Bacon, mais très
amplement explicitée par Michel Foucault, édulcore le projet de neutralité et
de désintéressement de la science moderne. Ce pragmatisme utilitariste traverse
aussi les sciences sociales. Il est vrai que cet usage utilitaire des sciences
se fait indépendamment des scientifiques qui se donnent à corps et à cri à
l'explicitation de l'inconnu qu'est le monde. Il ne demeure pas moins vrai que
cet imaginaire de la maîtrise et de la domination de la nature et de l'homme
trouve d'heureux prétextes fournis par les sciences, de la nature ou de
l'homme, pour déployer les tentacules de l'instrumentalisation décrite par les
théoriciens de l'Ecole de Francfort. En
effet, il est impossible de faire l'impasse sur les usages idéologiques,
économiques et politiques des sciences. Jusque là aucune instance éthique n'a
pas assez de force de persuasion pour interdire ces usages de manière radicale
et résolue.
Ce que la politique, l'économie ou l'idéologie
trouvent dans les sciences c'est l'efficacité de la manipulation que proposent
les connaissances élaborées qui représentent autant de secrets mis à la disposition
de ceux qui peuvent en faire usage. Encore une fois, cela ne dépend pas
toujours de la complicité des scientifiques portés par l'idéalité de la connaissance
méthodique et objective. Pourtant, cette objectivité s'aveugle et dispose sans
prendre garde des connaissances qui deviennent des conditions de manipulation
de la nature et des hommes avec des effets dévastateurs et probablement
irréversibles. Vraisemblablement c’est ce qui s'est passé avec l'ethnologie
haïtienne qui a su ouvrir les chambres secrètes de l'imaginaire haïtien et
favoriser sa mise "sous contrôle" (Laënnec Hurbon).
Un problème sérieux se pose à ce niveau qui
demande s'il faut laisser tomber les initiatives d'explication scientifique du
fait de leur usage idéologique, économique ou politique. Ce n'est pas l'occasion de répondre à cette
question ici. Toutefois, l'usage politique ou autre des sciences signale que par
leur projet de neutralité les sciences se révèlent dangereuses en ce qu'elles
peuvent servir la cause des politiques sanguinaires et favoriser
l'instrumentalisation de l'homme, donc conduire à tout ce qui a été fixé au
départ: rendre l'homme maîtrise de lui-même et du monde.
Lorsque l'ethnologie ouvre les chambres secrètes
de la paysannerie à l'élite moulée de colonialité, elle n'a rendu service qu'au
pouvoir en le rendant plus efficace dans son projet séculaire de main mise sur
le corps du paysan. Ce que l'ethnologie apporte en le renforçant consiste à
offrir une main mise sur l'âme du paysan par où s'achève la domination
intégrale et la réification entière.
Il sera important d'étudier la relation du pouvoir
politique, de l'Etat haïtien à la société, à la paysannerie pour mieux faire
ressortir le sens de l'invention de l'ethnologie haïtienne et mesurer les
enjeux politiques de la mise sous contrôle du vodou, par le pouvoir politique
et par la frange cultivée de l'élite qui s'est enthousiasmée au retour à la
"racine". Toutes ces tumultes n'ont été que des formes d'occultation
et ont toutes supposé l'incapacité du paysan à parler ou ont vu en lui le
spécimen d'une origine pure, qui peut garantir l'élite, fragilisée par la
fascination pour l'autre, d'une grâce anthropologique de pureté ou
d’authenticité face aux suspicions de l’élite internationale purement blanche.
Le même élan policier s'impose, le pouvoir met le
paysan en quarantaine quand il ne l'enrégimente pas par les manœuvres des
forces répressives, donc quand il ne fait pas du paysan complice du pouvoir qui
le domine. C'est le comble de la perversion politique à laquelle a participé
l'ethnologie pour avoir repris le schéma colonial d'altérisation/altération. Il
faut voir qu'on est très éloigné du projet de fondation de la nation, mais plus
proche du maintien de la colonialité par
le pouvoir fondé sur la problématique de la race et, de l'appropriation et de l'exploitation politique et économique.
L'ethnologie devient donc une véritable entreprise de configuration qui ne
change rien au dispositif policier.
En conclusion, il n'est pas seulement important de
savoir le lieu de production – auxquelles économie et anthropologie elle est
insérée- de la science que l'on fait, c'est ce que rappelle la
"géopolitique du savoir ", il faut être attentif à ce que produit de
manière reconfigurante la science que l'on fait. Ce deuxième axe de la
problématique globale de la science située,
je l'appelle la géopoïétique du savoir, qui veut être vigilance aux
instrumentalisations des sciences par les intérêts politiques, idéologiques et
économiques. Ce sera une forme d'éthique des enjeux des résultats scientifiques
qui devront être sous contrôle afin d'éviter les manipulations diverses. Bien
entendu, ce n'est que déplacer la question de la neutralité des sciences,
particulièrement des sciences humaines et sociales, vers un usage au service de
l'humain. C'est tout un autre projet épistémologique qu'inspire en contrepoint
l'ethnologie de Price-Mars.
Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education à
la Citoyenneté)
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.
Bon travail Dr Dorismond
RépondreSupprimerTotalement d'accord avec cet éclairage de ED. Déjà, en 2008, en faisant référence à l'ethnologie de JPM et de ses effets dans l'émergence de la "musique folklorique" (1930-1950) d'une part, et de la "musique racine" dans les années 1980-2000) d'autre part, en lieu et place du prescrit "retour aux sources" JPM, 1928, j' ai établi qu'il s'agissait plutôt d'une ethologie qui préconisait que que j'appelle dans mon travail de 1er cycle, "recours aux sources" FASH, UEH, 2008.
RépondreSupprimerKenbe la ED!