La Caraïbe: esclavage, mémoire et créolisation






source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Map_of_the_Caribbean_(fr).png
Quelle mémoire de la Caraïbe ? D’abord de quoi s’agit-il quand nous parlons de la mémoire en général ? De la mémoire de la Caraïbe en particulier ?
La mémoire comme expérience humaine est avant tout une modalité anthropologique qui fixe lˈhomme à la durée, elle est entièrement liée au temps et à l’éternité. Qu’elle soit mémoire individuelle ou collective que la psychologie, la sociologie et l'histoire cherchent à comprendre et expliquer, il est un fait pour la philosophie que la mémoire traduit la durée des vécues qui se donnent des inscriptions temporelles et durables. Se souvenir, se remémorer ne relèvent aucunement de la simple fantaisie de lˈindividu ou de la collectivité, mais dˈune exigence existentielle fondamentale qui permet à lˈhomme d’être et de devenir dans les bornes du temps et de l’éternité, du changement et de la durée que nous opposons en dépit de leur lien intrinsèque. Se souvenir, se remémorer c’est avant tout une manière dˈhabiter le monde, de vivre le présent en opérant un travail de créativité avec et au détriment du temps. L’expérience mémorielle, ou la temporalité de la mémoire que nous ne pourrons exposer en détail le sens, donc s’ouvre au présent sur le passé qui prétend le nourrir et sur l’avenir qu’il prétend générer.
Tenir ensemble l’axe du passé, du présent et de l’avenir, au regard de la mémoire c’est insidieusement penser que la mémoire n’est pas un simple flux temporel sans densité fournie par l’épaisseur des expériences du monde. C’est comprendre que le temps du monde ou temps humain est déjà textualité, que ce sens, fait de joie et de souffrance, d’affectivité, tisse la mémoire. Aucune mémoire n’advient donc sans un travail de textualisation qui le fixe dans un avant et un après, qu’elle-même fixe. Ce qui revient à soutenir que la mémoire est interprétation et auto-interprétation. Elle fait appel, du coup, à une herméneutique de la réception qui explicite les conditions de production de la mémoire, les modes de recomposition du passé, surtout l’avènement du présent comme sens du monde. Elle appelle tout aussi bien une attente: elle s’inscrit dans un horizon d’attente qui nous porte à remarquer que la mémoire ne tient pas seulement du passé sa matière, mais aussi de l’avenir qui ouvre les grâces des possibles au regard desquels le passé devient lisible.  La mémoire se trouve comprise comme le trait d’union entre le passé et l’avenir, qui offre au présent une certaine consistance ontologique, anthropologique et sociologique.
Nous interroger sur la mémoire de la Caraïbe devient une forme de feinte méthodologique d’être attentif à notre présence, notre mode d’être présence du/au monde, les modalités du devenir de la Caraïbe qui constituent ses manières d’être à tous les présents. On aura compris que nous nous attelons à une réflexion sur le temps et l’identité, tout en sachant que ce qui lie l’identité au temps est ce qui traduit et rend le problème de l’identité plus complexe: le changement; que ce qui lie le temps à l’identité est l’éternité. Mais en vérité, ce que cette tension met au grand jour c’est la question de la création qui traduit l’écart entre le même et l’autre pour donner du mêmautre. Tel est l’axe qui guide notre préoccupation présente, préoccupation qui reconnaît toutes dettes sont liées au passé: quelle mémoire de la Caraïbe (?) est à entendre dans le sens de ce qu’est devenue la Caraïbe, qui a été autre qu’elle est à présent: quel passé lˈa façonnée ? Comment se bat-elle à devenir, à s’ouvrir au possible du monde, à se faire et se défaire de son histoire ? Il s’agit de scruter ce que nous appelons pour l’occasion la poïétique de l’esclavage, c’est-à-dire la capacité de l’esclavage à faire monde, à produire des altérités, des communautés de mémoires (souffrantes), des identités et des discours qui les soutiennent.

Le passé de la Caraïbe lu au présent
La première question à nous poser lorsqu’il s’agit de mobiliser lʼhistoire ou la mémoire, bref lorsqu’il s’agit de réactualiser le passé, n’est pas précisément la question des documents, des traces et de leur usage historien, mais le sens du travail de mémoire que le présent détermine selon son inscription dans les promesses de l’avenir. Pourquoi en sommes-nous aujourd’hui à la question de la mémoire ou des mémoires dans la Caraïbe? Qu’est-ce qui nous fait vivre le retour au passé comme condition de notre compréhension présente quand paradoxalement celle-ci est déjà prise dans les entrelacs du passé ? Ne devrions-nous pas voir dans cette obsession de la mémoire un culte du passé qui nous cache autre chose, par exemple, le fait que le passé et le présent n’ont pas de consistance ontologique propre mais s’affrontent dans une logique tensionnelle, qui rend difficile la primauté du passé sur le présent, inversement.
D’abord essayons de comprendre ce qui se joue en contexte d’émergence de la mémoire dans l’espace public pour paraphraser le titre de l’article publié par Christine Chivallon, qui a fait, en ce qui concerne les Antilles françaises, le constat de la mémoire de la Traite et de l’esclavage. Elle s’étonne du caractère récent de la mémoire de l’esclavage qui, étant avant tout dans ce cas précis la mémoire de l’esclave, était «entouré[e] d'une épaisseur silencieuse déconcertante». Cette constatation nous met sur plusieurs pistes. Dˈune part, elle semble considérer que la question de la constitution de la mémoire émerge sous fond du silence, qui lui-même, avait donné naissance à la déception, à la douleur, éventuellement à la haine de soi et de l’autre. Ce qui veut dire, d’autre part, que la mémoire rompt avec un état de fait qui se comprend comme pratique d’occultation ou silence, pratique de raturage et de production de silence, qui deviennent mode de production de souffrances dans les affectivités qui ont en héritage l’expérience de la honte. Enfin, constater le hiatus que crée l’émergence de la mémoire dans l’espace public de production des reconnaissances et des visibilités, en plus d’ébranler le mode d’unité sociale en instituant ce qui ont souffert, qui ont fait l’expérience des affronts et des humiliations, conduit à une dernière considération: le discours politique prend l’allure d’un besoin anthropologique de réparer des torts qui ne sont pas que civils ou politiques, mais culturels, ethniques ou anthropologiques, tout ce que la politique avait mis de coté pour penser l’universalité de la citoyenneté.
Or c’est à ce niveau que le problème de la mémoire se pose, c’est-à-dire au niveau politique de l’affirmation du sujet politique qui doit être reconnu dans ses différences malgré l’universalisme de principe qui fonde cette reconnaissance. En d’autres termes, constater que la question de la mémoire a pris forme dans l’espace public récemment ne nous renseigne pas sur les conditions philosophiques, politiques ou économiques de cette émergence. En effet, il faut inscrire la question de la mémoire dans une double perspective, à partir de cela comprendre la manière dont la question se pose dans la Caraïbe. Dʼ un coté, il faut reconnaître que le besoin de mémoire s’élabore dans le prolongement d'une expérience historique marquée de violence, de souffrance qui ont laissé dans la chair des individus des traumatismes, des traces indélébiles ayant parfois fragilisé leur intériorité. Nous ne soutenons pas l’idée qu’il y aurait de mémoire que celle des souffrants, mais il est important de préciser que la mémoire des souffrants est plus vive, puisqu’elle porte une charge d’énergie condensée qui bloque les créativités, qui entrave le déploiement sain du temps, qui enroule sur lui-même dans la chair douloureuse, endolorie, et donne lieu à des lamentations indignantes. Dʼun autre coté, nous ne pouvons saisir sans perplexité la question de la mémoire, telle qu’elle se pose sans prendre en compte le contexte philosophique et éthique des droits de lˈhomme qui deviennent un lieu de définition politique, éthique et philosophique de lˈhomme. Or les droits de lˈhomme posent d’emblée lˈhomme comme ultime propriétaire de son âme et de son corps, alors que la propriété ici renvoie avant tout à ce qui est propre à lˈhomme. Vielle question métaphysique qui nous revient par surprise, mais que nous ne pourrons évacuer sans lʼavoir prise au sérieux. Qu’est-ce qui est propre à lˈhomme ? Qu’est-ce qui est le propre de lˈhomme ? Disons, pour faire vite et avec risque de susciter un débat sans fin, que le propre de lˈhomme est sa dignité. Et par dignité, nous entendons dans un sens quasi kantien, le principe qui interdit à tout homme de traiter tout homme comme simple moyen, mais toujours comme fin. La dignité humaine est la présence de lˈhomme à nous comme fin et non moyen. Toute humanité semble être sensible à cette grandeur absolue, et la mémoire devient problème lorsqu’elle risque, devenue réifiante, d’enfermer le sentiment d’infini de lˈhomme dans la boue de la douleur et du non-être. Donc la mémoire devient problème lorsque des expériences de souffrance ont été consenties et qu’un lieu public de formulation et de contestation a été apporté pour la délier de son nœud traumatique.
La Caraïbe se trouve prise dans ce cadre épistémologique de formulation de la question de la mémoire. Prenons l’exemple de Césaire que nous citons longuement: «ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre lˈhomme, ce n’est pas lʼhumiliation de lˈhomme en soi, c’est le crime contre lˈhomme blanc, c’est lʼhumiliation de lˈhomme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme: d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de lˈhomme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale, tout compte fait sordidement raciste.[1]» Si nous mettons entre parenthèse les propos provocateurs mais aussi très révélateurs du racisme européen, nous admettons quʼun Discours sur le colonialisme, montrant avant tout le mode de constitution du colonialisme et le soutien qu’il a reçu parmi les figures intellectuelles les plus importantes d’Europe, s'insurge contre l’application restrictive des droits de lˈhomme. En ce sens, il est important de souligner que le colonialisme prend le parti pris des droits de lˈhomme en réclamant la mise en œuvre de leur charge éthique, en prenant expressément en charge sa postulation universaliste.
Notre choix de ce passage de Césaire et de son Discours sur le colonialisme s’explique du fait de vouloir montrer en quel contexte se formule la question de la mémoire. Elle advient en période de justification de soi par le besoin de s’affirmer en présence dˈune altérité aveugle ou invisibilisante. Revenir au passé, faire œuvre de mémoire, collective ou individuelle, c’est demander au passé comment nous en sommes venus à cet état de fait qu’est la Négrité ou la Négritude, le fait de se surprendre précisément nègre ou noir dans le regard légitimateur de lˈhomme blanc. Ce problème nous conduit à considérer la mémoire selon la temporalité de l’événement, en qu’elle advient en instituant un avant et un après en même temps qu’elle conduit à une réévaluation du passé.
 En réalité la nouvelle temporalité que suscite la mémoire n’est pas dans la rupture dans le temps entre un avant et un après. La mémoire lorsqu’elle émerge donne lieu à une relecture du passé et de l’avenir. Elle ouvre des perspectives, des possibles. Elle devient champ de possibles, réseaux de mondes à venir.
Vu sous cet angle, nous ne pourrions penser la Négritude qui nous sert de toile de fond pour comprendre ce qu’est l’émergence dˈune mémoire, particulièrement celle de l’esclavage, et à quoi elle donne lieu comme avènement de nouveau monde.
Nous avons constaté que la mémoire telle qu'elle est saisie par la politique, entendue comme gestion d’état ou comme mouvement pour l’inscription de sa ou ses mémoires dans le récit national ou impérial, ne peut que se trouver en face d'une compétition irréductible des mémoires. Nous avons aussi constaté qu’elle a besoin d’un cadre de légitimation ou de compréhension pour qu’elle se formule. Ce cadre, selon nous, revient au discours des droits de l’homme qui fournissent aux concernés un registre conceptuel pour adresser leurs demandes. Dans le cas de la Caraïbe, il y a au moins cette confusion à éviter pour en même temps écarter un malentendu. Il faudra éviter de lier les questions de mémoire qui prennent corps des fois dans des «guerres de mémoires», des modes dʼinstrumentalisation des mémoires dites des victimes ou des minorés par les groupes dominants se servant des appareils d’Etat pour asseoir leur visibilité et la prégnance de leur récit dans l’espace public, à la revendication de certaines mémoires autrefois couvertes de silence, oubliées dans les lettres et l’esprit du récit national officiel.
 Nous sommes en face de deux problématiques, bien entendu, qui se recoupent, mais que nous ne saurions formuler dans les mêmes termes. En ce qui concerne la première problématique qui porte sur les formes d’occultation de certaines mémoires entravées dans des formes de domination, des rapports sociaux hiérarchisés, il est clair que la compréhension doit être orientée du côté de la dynamique de domination, sur la relation entre domination et discours, particulièrement ce qui est autorisé à être dit dans l’espace public de partage, en dépit de l’existence de certains discours souterrains qui développent un certain art de la résistance. L’occultation des mémoires des vaincus est contemporaine de l’ordre de discours qui est à l’œuvre dans la société, et qui établit qui parle de qui pour dire précisément quoi. Dans le cas de la Caraïbe, la réponse n’est pas difficile à formuler, même si nous ne sommes pas en mesure de restituer toute sa complexité au cours de cette brève intervention. C’est toute l’histoire caribéenne post-colombienne qui est à convoquer pour surprendre le tissu discursif fait de racisme, de mercantilisme et d’extériosation grâce auquel on a produit la Caraïbe comme terre de jouissance, d’exploitation et d’altérité radicale. La mémoire étant une forme d’être contaminé l'héritage, par ce dispositif de départ, celui du racisme, du mercantilisme et de l’extériorisation s’énonce sous la forme dénonciatoire dans la ou les mémoires de la Caraïbe. Ce qui nous conduit à la deuxième problématique composée essentiellement de la revendication d’un passé qui est à intégrer dans un récit plus étendu, encore que paradoxalement cette mémoire se veut la mémoire d’un  groupe. Un paradoxe qui concerne la relation de l’universalisme au particularisme.
La Caraïbe postesclavagiste s’englue dans un paradoxe, celui de se penser dans l’universalisme. Considérons que la mémoire ou les mémoires comme question s’adressent à une altérité colonisatrice, qui a su employer la violence la plus brutale de manière systématique pour produire des profits économiques et financiers. Cette même altérité s’est pourvue d’une batterie conceptuelle pour s’orienter dans la variété de l’espèce humaine. Elle a institué des humanités plus ou moins évoluées et s’est placée au sommet de la hiérarchie et s’est dressée en gendarme de l’humanité. Le discours devient assez clair: l’humanité est européenne, blanche et chrétienne. Toute l’histoire de la Caraïbe devient un  processus de raturage des autres hommes dont l’humanité serait douteuse. Tel est le passé de la Caraïbe dont les passés des groupes socio-historiques ou ethniques ne sont que des variations. Quelle mémoire ? Il s’agit d’une mémoire qui cherche à se faire intégrer dans l’humanité. De quelle humanité s’agit-il ici ?
La Caraïbe se cherche; elle représente des Iles qui marchent, pour reprendre la belle expression de René Philoctète, mais aussi des Iles qui se répètent, selon l’autre expression de Benito. Iles qui marchent, Iles qui se répètent, nous donnent des transversales pour passer des Caraïbes à la Caraïbe. C’est peut-être là l’un des projets de CARIFESTA. Mais ce n’est pas tout. La Caraïbe se débat avec un ex-ister, une manière d’être hors d’elle-même, donc de n’être pas avec l’autre mais être par l’autre, pour l’autre et dans l’autre. C’est selon ces trois modalité d’être-autre, d’être-à-autrui que nous souhaiterions comprendre la question de la mémoire de la Caraïbe.
Pour ce faire, nous devrons partir du présent de la Caraïbe, de la Caraïbe dans son héritage. On en vient souvent à lier l’héritage au passé, or l’héritage est une promesse, sa catégorie est moins l’être du passé, que le devenir du présent, que le possible de l’avenir. Le présent de la Caraïbe est ce que la Caraïbe a fait de son passé, lorsqu’il était possible, donc son héritage. Quel est l’héritage de la Caraïbe ? Son héritage n’est pas l’esclavage, non plus le racisme ou l’exploitation capitaliste, mais ce que nous en ferons de tous ces dispositifs, de la manière dont nous mobiliserons les mémoires. Or, aujourd’hui les mémoires portant une charge affective si intenses s’actualisent au moyen de crispation qui risque de conduire à d’autres formes de souffrances et de douleurs susceptibles d’enfermer la Caraïbe dans une interminable lamentation. Nous pouvons prendre en exemple, la Caraïbe francophone, pour surprendre les formes de crispation liées au déni de reconnaissance qui travaillent ses mémoires qui se pensent dans les droites lignes de la division sociale coloniale. On a parlé de schoelcherisme et du marronnisme[2] pour surprendre deux types de mémoire, deux visions du passé antillais: deux mémoires pour une seule société ruinant la version officielle et les cohésions sociales. En Haïti, il s’agit du mulâtrisme et du noirisme, deux «idéologies» politico-économiques et anthropologiques qui s’établissent sur deux mémoires différentes. En réalité, le problème est moins dans l’existence de deux visions ou versions de la même histoire qu’il permet de remarquer l’impossible dialogue des mémoires afin de mettre en place une ou des mémoires transversales ou croisées.
La Caraïbe se trouve entravée dans la mémoire qu’elle prétend combattre. C’est là les conditions d’une contradiction performative de tous ceux qui ont fait l’expérience de la domination. On reconnaît très rarement que la domination est avant tout la mise en place d’une trame sémantique et sémiotique avec laquelle le dominé se voit contraint de se battre tout en la mobilisant. Celui-ci ne détient pas les concepts majeurs du discours qu’il manipule tant bien que mal. Il se rature à chaque prise de parole, qui prétendrait le sauver de son existence asservie. La Caraïbe est tissée d’un discours qu’elle ne cherche pas à  déconstruire et s’approprie avec liesse du discours dominant qui l’occulte en dépit de sa promesse émancipatrice.
Posons-nous, par exemple, la question qui surprendra plus d’un ? Qu’est-ce que l’humanité ? D’où nous est-il venu l’idée de parler d’humanité ? L’humanité se veut européenne et occidentale, et notre propre discours se trouve pris dans les pièges de l’humanisme européen: en pensant l’humanité les Européens ont institué un dehors de l’humanité. Ce réflexe, nous le reprenons constamment dans notre travail de mémoire, qui produit des zones d’ombres sur ceux qui ne sont pas considérés comme civilisés. Le problème que nous esquissons consiste à indiquer que le présent de la Caraïbe ne se défait pas encore d’un ensemble d’habitus coloniaux esclavagistes, et que la mémoire de la Caraïbe peine à se désengorger des restes coloniaux. En ce sens, elle reste dans les bornes d’un discours légitimateur exogène.

Humanité caribéenne: penser une ontologie (une anthropologie ?) de la créolisation
Reprenons la question précédente au regard de la Caraïbe pour faire l’expérience de son étrangeté , et surprendre le mal qui surgit: qu’est-ce que l’humanité caribéenne ? Nous demander ce que peut être l’humanité caribéenne suspecte déjà que l’humanité n’est pas qu’Européenne, et qu’elle peut être autrement ou autrement être. En effet, Lévi-Strauss nous conforte à l’idée d’une pluralité d’humanités du fait que l’humanité est une construction liée aux expériences anthropologiques, existentielles d’une groupe qui s’est forgé sa propre vision du monde, sa propre humanité en dehors duquel n’existent que barbares et sauvages. Certes, l’histoire de la Caraïbe invalide la préoccupation qui consisterait à apporter une formation en vase clos de la Caraïbe, qui est fait de la rencontre destinale[3], sorte d’événement primordial laissant son empreinte dans toutes les formes de déploiement de son histoire. Toutefois, cela ne rend pas impossible une pensée de l’humanité faite de rencontre. Ainsi l’humanité caribéenne comprend comme catégorie fondamentale la rencontre qui renvoie à l’ouvert, à la relation, qui tous montrent les limites d’une philosophie de l’humanité enfermée dans le partage des eaux, avec des lignes d’amitié, qui partagent eux et nous. En terre caribéenne les eux et les nous, en dépit de la rigueur des concepts anthropologiques, sociologiques, s’inventent au gré du discours. Peut-être faut-il être attentif à cette labilité, à cette forme de mouvance qui «s’ouvre et se ferme en des vrilles régulières» (Frankétienne), pour surprendre les rencontres, les nouvelles formes d’humanité qui se mettent en place.
La question de la mémoire, prise dans ce dispositif de labilité et de l’improvisation, prendra la forme de la performance. Une dynamique performantielle devra la saisir dans ses modes de devenir diversels, conflictuels et tendus. Empruntant à l’art de la performance ses méthodes d’exposition, de mise en scène et de création de sens sur le vif de l’exposition, elle devra se lier à l’éphémère de la créativité et à la durée de la trace, se faire durée provisoire. Ainsi, devenant la mémoire performantielle, celle qui s’élabore dans la mise en relation des récits dont les effluves s’entrecroiseront dans le heurt et dans l’apaisement, dans le conflit et dans la paix, dépendamment des humeurs et des émotions. A ce moment, la mémoire s’apparentera à une sorte de performance artistique où ce qui advient comme création, comme sens, n’est pas entièrement lisible dans les linéaments de ce qui est disponible comme matériau.
La Caraïbe devient donc une manière de construire des humanités en encourant le risque de mettre ensemble les mémoires en conflits en misant sur l’éventuelle résonance qui fera émerger un écho de même élan confondant la voix de chacun dans l’ultime plainte du besoin d’être avec l’autre pour construire la pluralité par-delà paix et guerre autour de la même fragilité humaine. Cet écho qui fera résonner en les confondant les voix qui se déchirent en intensité et devra constater en fin de compte que ce qui reste c’est le besoin d’être digne de chacun.
La créolisation comme mise en relation de ces voix, de ces tumultes, sans morale, doit se faire aussi, par-delà ou en-deça, scrutation de cette ultime voix qui rythme les exigences, les revendications, les besoins ou les dénis de reconnaissance, les attentes ou les déceptions, les jouissances et les douleurs, les mémoires souffrantes ou heureuses: la voix de la dignité humaine.





 Edelyn DORISMOND 
Docteur en Philosophie,
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie  
Professeur au Campus Henry Christophe de Limonade-UEH .
President de l"Institut des Politiques Publiques (IPP)
Directeur Scientifique du Centre d'Appui à l’Éducation à Citoyenneté
Membre du Laboratoire LADIREP








[1] Aimé Césaire, Discours sur le Colonialisme, Editions Présence Africaine, 1955. p. 78.
[2] Marie-José Jolivet, «La construction dune mémoire historique à la Martinique. Du schoelcherisme au marronnisme», Cahiers Etudes Africaines, n°107-108, 1987, pp. 287-309.
[3] Cécile Duteille, Anthropologie phénoménologique des rencontres destinales, thèse de doctorat, Université Montpellier III-Paul Valéry, 2003.

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