Habitation coloniale esclavagiste comme raturage et réécriture de la spatialité caribéenne
Une forme de conceptualisation du posteclavagisme[1]
La colonie est avant tout un espace d’exploitation
et de domination. On parle de colonie de peuplement ou d’exploitation, les
colonies sont fondamentalement d’exploitation, en tant que telle, elle implique
l’expropriation, la domination et l’infériorisation. Voilà ce que je retiens à
partir des travaux des historiens, des géographes et des anthropologues de la
colonisation, qui ont surtout été attentifs à l’espace, au mode de sa mise en
valeur. Ainsi, ils ont mis l’accent sur les structures d’organisation, sur le
mode de gestion économique, sur les relations sociales et politiques entre les
membres et les groupes, etc.
Evidemment quelques uns ont apporté des considérations
isolées sur la relation entre l’espace colonial et les hommes qui l’ont
exploité, que ce soit en tant que colon ou exploiteur, ou en tant qu'esclave,
dans le cas de l’esclavage. Ces considérations ont conduit au constat de la
reconfiguration de ces espaces qui subissent des raturages, des blessures ou
des extractions importantes. Des espaces indigènes sont devenus des espaces
autres, aliénés du fait des réécritures qu’ils ont connues.
Les réécritures sont nombreuses, et
comportent parfois des charges importantes de violence. Elles passent du
raturage de la toponymie des lieux, de l'estampage auquel on attribue de
nouvelles patronymie, une manière d’inscrire violemment dans une nouvelle
généalogie à partir de la maîtrise ou du dressage, par l’imposition de
nouvelles façons quotidiennes de faire allant de la cuisine à la politique en
passant aux formes diverses de convivialité. Toutes ces formes de réécriture
ont eu directement prise sur l’espace, alors que cette prise primordiale est
aussi prise sur la chair de ceux qui vivent dans cet espace. Espace et chair
donnent la densité à la construction du sens et à la création des mondes
transcoloniaux.
Dans cette communication, ce que je tenterai
de proposer consiste d'une part à penser que l’espace n’est pas une entité
isolée qui serait disponible à l’action humaine de domination ou de
convivialité. Non, il n’est pas seulement ce qui résulte de la relation de l'homme
à la terre, sorte de lieu disponible pour le déploiement du désir humain de
maitrise et de possession, d’expropriation, de travail et d’exploitation. Il
est, dans le contexte humain, avant tout textualité saisie par un complexe
sémiotique de signes, d’imaginaires et de symboliques, de sens. L’espace est un
tissu de rapports, de lignes de déterritorialisation et de
reterritorialisation, de flux perceptibles et imperceptibles qui lui donnent sa
texture, sa densité. Ce complexe qui se déploie en tissage constitue sa
spatialité. Je suis intéressé, donc, à prendre en compte le rapport dynamique
et solidaire entre homme et espace comme condition de la spatialité, que j’entends
dans le sens de la condition de tout espace structuré par l'homme.
La spatialité ainsi comprise livre la
possibilité de ne pas séparer l'homme de l’espace, mais de les lier ensemble dans
cette dynamique symbolique, imaginaire et sémiotique de constitution du sens.
Elle permet de suivre comment les inscriptions mises dans le sol de la terre
reconfigurent les structures de pensée des individus d’un groupe donné en même
temps qu'elle apporte une densité supplémentaire à la terre, laquelle densité
procure à la terre des strates de sens qui justifient l’importance de
l'histoire, de l’anthropologie et deviennent nécessaire aux soucis de savoir.
Plus concrètement, je pars de l’expérience
coloniale esclavagiste comme mode de prise de possession de la terre, comme acte
de soumettre cette terre à une nouvelle forme de réécriture qui met en relief
les styles de détermination qui passent par l’imaginaire de la terre, lequel
imaginaire est déjà plus que la terre des géologues, proche de celle des géographes
sociaux, mais plus proche de la terre phénoménologique de Husserl, qui pose que
la terre ne se meut pas du fait de sa dimension transcendantale dans la
constitution fondamentale du sens ou des institutions. La spatialité, selon
moi, est ce qui rend possible le rapport à l’espace selon un certain style, en même
temps qu'elle affirme cet espace déjà stylisé. Elle n'est pas ce mi- lieu entre
l'homme et la terre que mesurent les géomètres; elle est ce milieu fait de sens
que les sciences herméneutiques cherchent à mettre à jour par un aller-retour
de la tradition à la raison critique. Autrement dit, elle est un complexe
temps/espace. En cens, Marc Richir remarque avec justesse que la tradition de
la philosophie occidentale a accordé une plus grande attention au temps qu’à l’espace.
De ce fait résulte toute la place qu’occupe la conscience dans les préoccupations
des philosophes au détriment de l’espace. D'où le sens de toute la place accordée
à histoire par la philosophie au détriment de la géographie. Temps, conscience
et histoire représenteraient les modalités de cette déclinaison.
Glissant a fait une remarque assez
proche de celle de Richir. De ce constat, il a élaboré une perspective
philosophique et épistémologique fondée sur la géographie. Contre cette
philosophie de la conscience qui accorde un intérêt démesuré au temps, à l'histoire,
il propose une pensée de la géographie qui serait un renversement épistémologique
de la pensée de la conscience vers une pensée de la terre, vers une
terre-pensée. La révolution glissantienne que je comprends comme une sorte de géopoïétisme
et qu’il appelle de ses vœux géomorphisme,
par souci d'en finir avec la prééminence du temps, de la conscience ou de l'histoire,
gomme ou subsume l’espace dans sa critique qui devient trop généralisante et manque
du même coup le travail de spatialisation
qui est à l'œuvre dans le temps et le travail de temporalisation qui est à l'œuvre dans l’expérience de l’espace.
Le nœud de ce problème est présent chez Paul
Ricœur dans son travail sur le récit, grâce auquel il a rencontré le problème
du temps où se dessine la nécessaire solidarité du temps à l’espace. Ricœur a soutenu
que l'histoire de la tradition philosophique du temps a recensé deux grandes
problématiques : celle du temps cosmologique ou temps du monde, inaugurée par
Aristote, celle du temps psychologique ou temps humain, élaborée pour la première
fois par saint Augustin. L'une part du monde, de l’espace et de la mesure, l’autre
part de l'âme, de sa distensio, pour
penser le temps. Ricœur a conclu qu’en fait les deux points de vue sur le temps
ne sont irréductibles pas l’un à l’autre, autrement dit distension de l'âme et mesure de l'espace sont solidaires. Le récit
seul permet de proposer une conception unitaire du temps, en ce qu’il favorise
l’entrecroisement du temps physique et du temps psychologique, de l’espace et
du temps. Le récit contient déjà de l’espace temporalisé et du temps
spatialisé.
Parler de la spatialité ne doit pas être
une simple préoccupation qui consiste à critiquer la tradition de la
philosophie occidentale comme forme de prédominance du temps sur l’espace, de
la pensée sur la terre, comme l’entend Glissant. Elle doit d’abord souligner la
solidarité du temps et de l’espace, par ce que Richir appelle temporalisation/spatialisation. La
spatialité est cet aller-retour entre temps et espace, entre terre et homme,
qui sont déjà solidaires en même temps qu’ils se forment séparément à partir de
cette tension indéfectible qu'est le sens ou la création de monde comme
création de sens.
La spatialité caribéenne, du point de
cette solidarité, devient une manière de faire le récit de la temporalité
caribéenne entendue comme forme de temporalisation de l’espace ou de spatialisation
du temps: il s’agit en fin de compte de penser l’esclavage comme mode
originaire du temps et de l’espace caribéen. Prise dans les mailles multiples
des expériences de domination, de résistance et de réécriture du croisement de
la domination et de la résistance, elle devient l’enjeu de nouvelles manières d’instituer
du devenir, qui ne sera pas seulement priorité accordée à l’espace sur le
temps, au lieu sur la conscience, à la géographie sur l'histoire mais
sur leur solidarité dans le devenir, compris ici comme la catégorie qui
embrasse dans le même mouvement espace et temps, géographie et histoire, terre
et imaginaire. Cette spatialité moulée dans les bornes du devenir prend la
tournure d’un mouvement baroque où les lignes sont courbes, en spirale, denses.
Ce que la spatialité caribéenne refuse
de façon péremptoire comme attribut c’est la transparence, vue qu’elle est
aussi comprise dans des surdéterminations amérindiennes, européennes,
africaines et créoles qui s’entrecroisent dans des devenirs spatiaux
imprédictibles. La réécriture de la spatialité caribéenne, entreprise depuis
l’expérience coloniale esclavagiste soutenue par la rencontre des Amérindiens,
des Européens, des Africains et des Créoles, donne naissance à un complexe
d’expériences vécues qui annulent la primauté de l’espace et du temps pris
séparément et maintiennent une dynamique spatialisante-temporalisante.
I-
Esthétique de la poétique de la relation et
entrecroisement des temps. La texture de l’espace caribéen
La spatialité caribéenne se compose de
trois grandes expériences de la spatialité particulière, amérindienne,
européenne et africaine. Une philosophie anthropologique qui s’intéresse à la
constitution de la sensibilité caribéenne est appelée à procéder à la
description de ces expériences préalables tout en relevant leurs modes de mise
en relation. Il s’agit d’abord de décrire les formes d’expression de chacune de
ces expériences, ensuite pour décrire ces modes de relation donnant lieu,
enfin, aux perspectives caribéennes de faire monde. Je ne peux procéder à cette
description, dans le cadre de cette communication, que par grand trait.
Premièrement, Christophe Colomb approchant
les côtes de ce que les Espagnols appelèrent Caraïbe, qui signifiait, de leur point de vue d’Européens, sauvage ou barbares, a été pris de ravissement au contact du paysage confondu
au paradis imaginé par les chrétiens. Rencontrant les Indiens avec des bijoux
faits d'or et de pierres précieuses, objets des convoitises européennes
avec lesquelles les Indiens avaient un rapport détaché, Colomb présenta en
arrière-plan quelques indications sur le paysage caribéen ainsi que sur leur
mode de vie, qui permet de saisir quelques indices de leur vision du monde, de leur
manière de faire monde dans une relation particulière à soi, à la terre ou la
nature et aux autres.
Dans son article, Bâtir, habiter et penser, publié dans Essais et Conférences, Heidegger dit quelque chose de fondamental
pour penser le bâtir et l'habiter, deux modalités de la
spatialisation-temporalisation qui se jouent au niveau de la pensée, en
montrant la corrélation entre l'habiter, le bâtir et l’institution d’un
ensemble de dispositifs, par exemple, le dispositif religieux par l’avènement
des dieux.
Colomb, grâce à son journal de bord,
permet d’observer que les Indiens avaient habité l’espace caribéen à la fois
par l’invention de technique, d’art, de religions et d’organisation politique,
etc. En réalité, ce processus d'habiter en bâtissant l’espace par les artefacts
de la technique, de la religion et de l’art, constitue les formes mêmes de la
temporalisation-spatialisation, qui institue la nature en un complexe
symbolique qui devient espace texturé
de l'homme ou de la pensée. A partir des témoignages de Colomb -j’aurais pu
prendre plus d’exemples, l’espace ne me l’autorise pas encore que l’essentiel
de ce que j’ai à dire ne dépende pas de la multiplication des exemples-, est
mis à jour une dynamique magico-religieuse comme forme anthropologique
fondamentale de l’expérience existentielle des Caribéens, caractérisée par une complicité intime entre l'homme et
la terre. La relation ne se fait pas sous le mode de la maitrise ou de la
séparation mais sous celle de la sympathie et de la confidence. Leur spatialité
prend la forme d'une dynamique anthropomorphique où la terre et les hommes sont
tenus ensemble par le même élan ontologique.
Deuxièmement, les Européens sont arrivés
dans la Caraïbe avec un ensemble de préjugés qui ont conforté leurs rapports au
paysage et aux Indiens. Au nom de ces préjugés, ils se sont interrogés sur la
nature humaine de ces derniers et ont eu du mal à trancher. Le doute émis sur l'humanité
indienne indique que les Espagnols partent de leur propre vision de l'humanité,
caractérisée par le christianisme, porteur d'une vision éthique et théologique
du monde et des hommes, laquelle vision installe l'humanité chrétienne dans une
posture d'expansion sur le monde, d’où viendrait éventuellement le projet
capitalistique d'exploitation et de civilisation des autres peuples. D’abord,
les chrétiens composent leur monde par un dualisme réitératif, qui se répète à
tous les plans des activités humaines: dualité fondamentale entre Dieu et
Satan, entre le monde terrestre et le monde céleste, entre la nature et la
culture, entre le bien et le mal, entre eux et les autres, entre l'homme et l’animal,
entre l'homme et la femme, la raison et la passion; les deux dernières dualités
sont particulièrement héritées des Grecs. Ensuite, ils établissent une
hiérarchie entre les deux ordres, ordre de bonté supérieure à l’ordre du mal,
l’ordre humain à l’ordre animal, etc. Enfin, il s’agit, selon la vision éthique
du salut, de sauver l’ordre inférieur en l’amenant à se réaliser sans la
logique de l’ordre supérieur.
A coté de ce dualisme protéiforme et
hiérarchisant, les Européens ont construit une rationalité qui impose son mode d’ordonnancement
des hommes et des choses du monde. Cet ordre hiérarchique, mis en place,
devrait servir un projet d’expansion, d’exploitation, de domination, de
consomption et de jouissance. Division duale, hiérarchisation ou
classification, exploitation et extériorisation ou mise à distance des
altérités représentent la marque fondamentale de la relation des Européens au
monde et aux altérités. Ils ont construit leur monde par la mise en œuvre d’un
dispositif d’exploitation, d’infériorisation et d’enrichissement. Leur
dynamique spatio-temporelle prend sens dans la jouissance comme modalité de consumer par différenciation, par
animalisation ou bestialisation des différences.
Cette première considération d’anthropologie
philosophique me conduit à une autre plus essentielle, qui complète la
composition anthropologique de l’Européen du temps de la mise en relation avec
les Caraïbes. En fait, le souci de jouir
des Européens de la misère de l’autre met en relief le fond ontologique vide
qui travaille la vitalité européenne portée par l’inconscient d’un vide à
combler ou d’un trop plein -Dieu comme le trop plein, la plénitude parfaite-,
dans lequel il faut s'abolir. Ce qui pousserait, dans les deux cas, les
Européens à se perdre dans une passion d’appropriation du monde comme leur
monde, à se positionner constamment du point de vue du mondial ou de la cosmopolitique, forme réduite du point
de vue divin. Si les Caribéens
semblent porter une vue modeste sur le monde, les Européens sont dans la démesure,
embrassent le monde à partir de cet hubris.
Troisièmement, l’Africain arriva,
terrorisé et traumatisé, avec des mémoires en lambeau. Le souvenir tient lieu
et place le dispositif ancestral qu’il reproduisit par interprétation et réécriture
à partir des matières symboliques, réelles trouvées dans les colonies. Son
corps exposé aux pratiques de violence et de coercition de l’esclavage devient
corps de résistance, corps de soumission: corps qui marronne, c'est-à-dire qui
produit des pas de côté incessants
contre le système de violence tout en créant des gîtes de consolation dans les
marges des plantations. Son ossature anthropologique prend l’allure d'une lutte
incessante avec soi et les autres dans un élan de conservation de soi, d'une
lutte contre la dépersonnalisation, la dépossession de soi. Ce corps écartelé
entre désir d’être qui doit faire face à la cupidité européenne et désir de la mort, qu’impose la rigueur esclavagiste,
devient corps double, spatialité ambivalente, corporéité en crise. Le dédoublement
ou l’ambivalence, devient le travail anthropologique de l’esclave; il est ce
que Fanon nomme la double conscience.
La terre, dans cette dynamique expérientielle marquée par la double conscience,
est à la fois force de défense et force
de nuisance à soi et à l’autre. La résistance y prend parfois la forme de la
mise à mort du fait que le corps se défendant fasse l’expérience constante de l’imminence
de la mort, miroitée par le colon. La simulation soutenant la soumission et l’agressivité
conduit à une anthropologie des arts de la résistance qui est aussi bien une
anthropologie des arts de la domination et de la soumission. La créativité
prend ici la forme ordinaire de la creatio
ex rei tout en reconduisant des
matériaux anciens dans ce travail de création qui devient plus proche du
bricolage. La spatialité à laquelle
donne lieu cette expérience esclavagiste est une dynamique de raturage, de
pratique de hachurage qui consiste à couvrir le texte antérieur par le même
travail de le mettre à jour, ou à le mettre à jour par le même acte qui
tenterait de le couvrir. La simulation est le nom de cette dynamique: on simule en dissimulant, on
dissimule en simulant. On feint pour s’exprimer, pour se dire. On se dit sans
se dire. On parle à l’interlocuteur en l’apostrophant à la troisième
personne. Tel est le sens du syncrétisme vodou, par exemple.
Trois modes d’écriture de la terre,
relation magico-religieuse, dynamique hiérarchisée d’infériorisation et
d’exploitation, simulation de soi dans la rationalité de l’autre, comment s’articulent-elles
dans la poïétique caribéenne ?
II-
Les formes de réécriture
de la spatialité caribéenne
La créolisation, telle qu'elle est élaborée
par Edouard Glissant, peut être définie comme une pensée de la réécriture de la
spatialité caribéenne à partir de la poétique
de la relation. Mais, prise dans cette acceptation, elle est appelée à
connaitre quelques explicitations absentes chez Glissant, qui a été plus
attentif au résultat de la mise en relation qu’à la dynamique même de la
relation. Je me propose de rendre plus explicite ce qui, chez Glissant, prend
la forme de la déclamation.
J'ai soutenu ci-dessus, concernant les
structures anthropologiques des composantes culturelles qui se sont mises en
relation dans la Caraïbe, qu'il est possible d'une part de constater les formes
de réécritures qui ont été à l'œuvre dans les sociétés coloniales esclavagistes,
d’autre part suivre les formes de mises en relation, qui se révèlent compliquées
dans l’actualisation des formes de vie au cours de l'histoire et de l’invention
renouvelée des territoires ou des espaces. C'est-à-dire, il ne suffit pas
seulement de reconnaitre que des mises en relation s’opèrent entre les communautés
culturelles rencontrées, il faut aussi restituer les traits anthropologiques et
culturels de chacune, décrire la dynamique de la relation qui s’établit entre
elles en prenant en compte les rapports de domination et l’importance du
discours dominant comme vecteur de constitution de la vision officielle du
monde, enfin de détecter les formes d’actualisation des pratiques anciennes
dominantes ou dominées qui sont autant de formes de réappropriation de ces
pratiques, autant de nouvelles manières de mettre en branle cette dynamique de la
spatialisation-temporalisation que représente
la réécriture où se jouent ensemble les espaces et les temps, les histoires et
les géographies, les hommes et les terres.
Glissant s’est avant tout intéressé,
dans ses romans, à la constitution d'une mythologie antillaise, qui
consisterait à mettre à jour une origine fondatrice et procurer alors aux
Antilles un socle mythologique à leur expérience anthropologique et identitaire.
Evidemment, il en est venu au constat de la difficile constitution de cette
origine qui a été oblitérée par la mise en relation que l’on retrouve dès le
commencement historique des sociétés caribéennes. Etant impossible de
reconstituer la trame mythologique qui aurait permis de présenter en chair et
en os l’origine unique, Glissant se propose d’écrire une nouvelle mythologie
dont le fond est l’effacement de l’origine et du déploiement de la poétique
de la relation, qui comprend la mise en relation et le devenir créoles des
sociétés. Enthousiasmé par sa découverte, il ne s’est pas arrêté pour saisir
les modalités de ces mises en relation, les formes de réécriture liées à la
créolisation et le vecteur déterminant de cette créolisation.
En réalité, il faut reconnaitre que la créolisation
a proposé une grille de compréhension importante des sociétés créoles postesclavagistes,
même si elle a oublié la persistance des formes de domination qui peinent à se
créoliser. Sa compréhension des sociétés créoles est trop allusive. Elle s’est réjouie
trop des trouvailles de la poétique de la relation en laissant de côté les modalités
et les formes de mise en relation. Certainement, on peut supposer que Glissant
ait laissé ce travail aux anthropologues ou ethnologues et aux écrivains qui
ont su décrire avec joie quelques aspects trop sommaires du postulat de la créolisation.
De mon côté, je tenterais de saisir la question du point de vue de la
spatialité en montrant que la réécriture à laquelle j’ai fait allusion à
plusieurs reprises exige de mettre en place les signes, les indices de la mise
en relation et leur mise en relation dans un mouvement de retour. Ces
signes sont pour moi autant de composantes anthropologiques qui représentent
aussi autant de modalités de la spatialité, que j’ai définie comme un complexe phénoménologique
de la relation de l'homme et de la terre.
Dans le cas des sociétés caribéennes,
pour mettre en place cette réécriture créolisante, j’ai pu détecter trois composantes
fondamentales que je ne répartis pas, par correspondance aux groupes concernés
ou par composantes anthropologico-historiques, mais par tentative de
formalisation des expériences entrecroisées. Premièrement, la réécriture dans
les sociétés caribéennes mobilise une structure, une composition du pouvoir
liée à la race ou la couleur de peau
et à la propriété (particulièrement de la propriété terrienne). Pouvoir,
couleur et propriété s’entremêlent pour fournir une dynamique sociale,
politique et économique très complexe des sociétés caribéennes où les luttes et
les revendications prennent souvent l’allure de la dénonciation de l’accumulation
ou de la persistance du racisme. Leur mise en relation par soustraction ou
accumulation donne les modalités du pouvoir et les formes de vie de chacun des
groupes le possédant, tous hantés par le souci d’être comme le blanc européen
et chrétien. Si posséder le pouvoir exige une forme de vie à l’occidentale ou à
l’européenne, si le lieu du pouvoir se déplace selon la rationalité de la
modernité occidentale, sa texture prend la forme de la couleur et devient le
plus souvent machine à exclure selon son appartenance historico-sociale, selon
sa race. Par exemple, les noirs dans
les sociétés caribéennes représentent le groupe racialo-historique le plus frappé
par l’exclusion généralisée (cela se passe de manière étonnante même
dans la première république noire, en Haïti), ils sont sous-alphabétisés,
sous-représentés dans les institutions de visibilisation, qui sont des
institutions de constitution occidentalo-européenne. Statistiquement, ils sont
les plus pauvres. Leur accès au pouvoir les entrave vers un processus de lactification qui consiste à se rendre
plus proche, par les modes de vie, du style occidental au détriment des
composantes indigènes (indiennes ou africaines). Donc, autant que l’accès au
pouvoir met en valeur autant il infériorise et exclut selon des critères
raciaux de la colonisation esclavagiste.
En contrecoup à cette dynamique infériorisante,
excluante et dominatrice du pouvoir caribéen, une sorte de pouvoir souterrain
se déploie et tente de déjouer le dispositif altérisant. Toute la force des
pratiques informelles se déploie pour résister à la tentative globalisante et extériorisante
du pouvoir, pris dans l’imaginaire des rationalités calculatrices et jouissives
de la modernité. La créolisation du pouvoir passe par l’exclusion qui reprend
les mêmes formes coloniales de l’administration coloniale: hiérarchisation, justification
de la domination, exclusion par la supériorité de la race. Elle appelle son
vis-à-vis, la résistance souterraine des puissances minoritaires. La spatialité
prend la forme des tentatives de réécriture par le hachurage, ou
l'invisibilisation-visibilisation au moyen des catégories de la colonisation:
la race, la propriété.
Le rapport à la terre représente un
complexe où se mélangent les différentes composantes de manière tendue. A côté
des pratiques de maitrise liées à la logique de la modernité une propension
interne aux sociétés caribéennes entretient des relations plus
anthropomorphiques à la nature, que je retrouve dans les pratiques
magico-religieuses de guérison et de culture de certaines plantes médicinales.
Une tension se déploie très souvent entre les groupes entretenant de points de
vue différents sur les terres. La terre est d’un côté une étendue mesurable
selon la géométrie, d’un autre côté la terre des ancêtres, inaliénable: matrice
sémiotique, symbolique où se nouent les espérances, les entrailles. Il n’est
pas toujours facile de trouver un juste milieu entre ces deux visées. En Haïti,
il est possible d’interpréter certains conflits terriens au regard de cette
tension entre le souci de mettre à profit des terres et la nécessité de préserver
cette terre comme lieu de sa naissance, de son lien aux forces naturelles.
En conclusion, la hiérarchisation des
relations sociales se structure à partir de la logique de la couleur (de la race) et de la propriété dont le défaut
de l'une entretient des dépréciations du statut social du groupe ou de
l’individu qui s'en trouve privé.
La spatialité caribéenne est ainsi
surdéterminée par des strates sémiotiques qui se sont accumulées depuis la
période coloniale esclavagiste tout en se densifiant au cours de l'histoire. En
dépit de la créativité qui apporte des formes nouvelles d’être ou devenir, elle
n’est que la variation fondamentale d'une première distorsion qui a eu lieu
avec les mises en relation des Européens, des Indiens et des Africains. Des déplacements
et des condensations se forment pour donner naissance en partie à des formes
imprévisibles de relations, mais toujours entachées de la logique de domination
première, la domination blanche, chrétienne. Toutefois, il faut remarquer que
cette persistance est elle aussi déjà une écriture nouvelle de cette relation
de domination, et subit des variations incessantes dans les pratiques
créolisantes.
Cette position me conduit toutefois à la
prudence qui semble être absente dans la pensée de Glissant. Cette prudence
consiste à ne pas recevoir pour argent comptant la vertu créolisante comme
pratique de libération. Au contraire, elle montre combien les expériences de
domination sédimentées ont la vie dure et conduisent à des variations qui sont
moins des créativités libératrices que des répétitions différentielles des
pratiques d’asservissement.
Une sorte de tragique, que j’ai appelé
ailleurs, le tragique antillais, tisse le présent et l’avenir des sociétés créoles.
Le risque serait de se laisser prendre par cette illusion anthropologique de la
création d’un ordre social sans racisme, sans domination, sans exclusion.
Evidemment, tout ce complexe
philosophico-anthropologique fait signe vers une réflexion sur l’incarnation
comme institution primordiale des dispositifs esclavagistes et permettra de
mieux décrire dans une perspective psychologique, psychanalytique et de science
anthropologique ce que j’appelle la chair servile, qui est le trait-d’union
entre dispositif raciste et terre. La chair servile traduit le mode d’être et
de devenir du corps de l’esclave dans l’ambiance esclavagiste où elle est
traversée par ligne de fuite qui la dérive vers la docilité, la répétition et
limitation. Corps vivant dont la vie est la lutte incessante de soi avec
soi-même, dont l'horizon reste une altérité haïe et admirée, qui pose le cadre
du rapport de soi avec soi-même où l’on s’aime en se haïssant, où les altérités
se démêlent dans l’ambivalence, dans le double jeu. Une réflexion développée de
cette chair est à venir et ne manquera de revenir sur l’importance de la chair
servile dans la constitution de la spatialité caribéenne.
Edelyn DORISMOND
Docteur en Philosophie,
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie
Professeur au Campus Henry Christophe de Limonade-UEH
Directeur Scientifique du Centre d'Appui à l'Education à la Citoyenneté CAEC.
Directeur Scientifique du Centre d'Appui à l'Education à la Citoyenneté CAEC.
Président de l'Institut des Politiques Publiques (IPP)
Membre du Laboratoire LADIREP
Source de l'image: https://www.histoire-image.org/fr/etudes/images-habitation-sucrerie-antilles-francaises-xviie-xixe-siecle
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[1] Ce texte a
été présenté au Troisième Congrès des études interdisciplinaires en Sciences Sociales
qui a eu lieu en République dominicaine, au mois d’octobre 2018. Je remercie
Anabel Aguera, philosophe d'une rigueur et exigence passionnantes,
interlocutrice sans complaisance, qui m'a fait cet honneur en m’invitant à
cette manifestation riche et stimulante. Je tiens à adresser cette publication
à mon ami et collègue Eddy Saint Paul
en guise de réponse à sa question sur le «post» qui a été, à dire vrai, une
parenthèse dans l’argumentaire général de mon dernier article pris au vol de
manière cavalière. L’exigence du chercheur reste toujours l’expression d'une préoccupation
fondamentale que le temps aura à expliciter au fur et à mesure. Pour alimenter
la discussion, je veux verser dans le débat cette pièce pour souligner que la pensée
du post n’est pas une chronologie,
une pensée de la déclination des dates et des moments historiques, qui aurait
pris le récit comme passion, mais un effort de conceptualisation en relevant la
logique tensionnelle qui habite la trame historique. Que ce texte parvienne à suggérer
la possibilité penser le post dans les termes de la tension du passé et du
futur au présent, il aurait atteint son objectif.
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