Haïti, État sans frontières : Une citoyenneté par-delà la citoyenneté
Le
premier titre de la présente communication avait reçu la formulation
suivante: La Constitution de 1816. Projet
d'une citoyenneté par-delà la citoyenneté en-deçà de l'humanité. Haïti, premier État sans frontières. Un
long titre pour annoncer d’entrée de jeu la difficulté à tenir la promesse d'une
politique de l'humanité sans se contredire, sans l'insérer du même coup dans
une politique de la citoyenneté. Faute de place, vu qu’il était obligatoire de
répondre au projet de panel en présentant un résumé avec un nombre de
caractères requis, une proposition de modification du titre a été faite par
Alix René, coordonnateur du panel. Ainsi en est-on venu au titre retenu ici: Haïti, État sans frontières : Une
citoyenneté par-delà la citoyenneté.
Ce
rappel vise à souligner que mon intention n’est pas de dégager la cohérence de
la vision globale de la citoyenneté mise en place par l’Etat haïtien depuis sa
formation. Mon ambition est plus audacieuse eu égard à la perspective qu'elle
entend ouvrir: montrer qu’une philosophie politique, fondée sur le statut
éthique de l'homme contrecarrant l’expérience politique de la domination et de
la conflictualité, est possible. La Constitution haïtienne de 1816 l'a déjà
formulée dans son article 44[1],
lorsqu’elle déclare que tous ceux qui, partout ailleurs dans le monde, se
trouvent sous le joug de la servitude peuvent trouver refuge en Haïti et faire
du coup l’indispensable expérience de la liberté et redresser leur humanité tordue par l’exploitation avilissante de
l'esclavage. Elle devient la mise en forme concrète d'une conception
avant-gardiste de la citoyenneté-monde, citoyenneté ouverte, faisant jouer la
prédominance de l'humanité sur celle de la citoyenneté, et qui s’est inscrite
dans la droite ligne des luttes pour la libération.
Certainement,
cette politique de l'humanité s’est révélée incomplète du fait que le principe
éthique d’émancipation des corps asservis ne portait pas sur tous les hommes, mais précisément sur
ceux qui ont été pris dans le dispositif esclavagiste de domination et de
réification, dénégateur de liberté à une catégorie d'hommes du fait de leur
race, de leur place dans l’économie générale du grand récit chrétien et
européen. Les femmes étaient complètement oubliées dans cet élan vers l’émancipation
généralisée. Une seule forme de domination semblait être visible aux yeux des
hommes de cette période, la domination esclavagiste, prenant sens dans le
dispositif biologico-anthropologique qui pense l'homme comme «espèce» divisée
en plusieurs «races». La problématique du genre se trouve occultée, étant
subsumée sous la catégorie plus générale d’espèce humaine. On suppose donc
qu’une forme de domination établie sur le genre eusse miné les relations des hommes
aux femmes et enfonçait celles-ci dans des conditions de domination
intolérables.
L'intérêt
de revenir sur ce moment important de l'histoire politique et éthique de la société
haïtienne ne tient pas forcément de la nostalgie de faire publicité au profit
d'une grandeur haïtienne en décadence, mais d’expliciter l’esquisse d'une
politique qui a posé la liberté de l'homme asservi comme l'une des conditions
de possibilité des frontières en montrant qu’ici les frontières deviennent
moins des barrières que forme de circonscription d'un lieu, non de réserve ou
de réservation qui serait en quelque sorte l’entrepôt de mains d'œuvre
disponibles attendant la prochaine embauche. Il s’agit d’un lieu de préservation,
de protection et de défense de la liberté et de la dignité humaines. Ce qui
apporte un statut paradoxal aux frontières qui deviennent des limites sans
limiter, des limites ouvertes sur les possibilités de l’arrivée, plus
précisément de l’avènement de l'arrivant.
Au
lendemain de son indépendance, la nouvelle nation haïtienne a inauguré quelques
pistes de solution à des problèmes qui s’imposent dans les débats politiques
actuels. D’abord, elle propose un usage mélioratif des frontières même si cet
usage ne consonne pas tout à fait à la politique du territoire. Mais sur cet
aspect, il est difficile de proposer une lecture unilatérale qui consisterait à
dire qu’une xénophobie traversait la société haïtienne et allait jusqu’à interdire
la propriété aux étrangers. La décision d’interdire l’accès à la propriété aux
étrangers, mérite d’être comprise au regard de la politique de la sauvegarde
nationale où la terre tenait avant tout lieu de souveraineté. Elle ne saurait
subir d’aucune forme d’aliénation par l’appropriation étrangère. Ensuite, la
nation haïtienne naissante propose aussi l’ébauche d'une politique de l'humanité
souffrante au nom de laquelle les frontières tiennent lieu de lignes de démarcation
entre Etat d’asservissement ou de servitude et Etat de liberté ou de
libération. Il y a lieu d’observer ici que, par-delà les frontières externes, une
communauté de souffrance se forme. La question se pose comme si l'humanité, aux
yeux des Haïtiens, a été divisée en deux formes, celle qui souffre du joug de
la domination et celle qui jouit de la domination et de ses conséquences
matérielles et symboliques. Les Haïtiens ont fait le choix d’accorder
hospitalité à la première, et de se protéger, un tant soit peu, des seconds. Enfin,
par ce postulat politico-éthique l'Etat haïtien a mis en exergue un principe
important: aucune politique de l'humanité ne saurait prendre pour prétexte la
situation des relations internationales, le contexte géopolitique et financier pour
justifier le refus d'accueillir des humanités souffrantes. Une politique qui
postule que l'humanité doit jouir partout ailleurs de ses attributs les plus fondamentaux,
la liberté, la dignité ou l’estime de soi, n'a pas à prendre en compte l’état
de ses finances, mais a à faire le choix du principe supérieur, celui du bien-être
de l'humanité. Telle fut la situation de l’Etat haïtien au moment de dresser un
espace de réception au nom de la liberté à tous ceux qui étaient asservis.
Malgré
les péripéties historiques de l'esclavage, de différents moments d'insulte
imposés par les puissances internationales, l'Etat haïtien s'est institué au
lendemain de l'indépendance comme un État d'accueil des misères de l'humanité
avilie. Il s'est érigé en état restaurateur d'une humanité asservie au profit
des passions incontrôlées du capitalisme marchand et financier. Par cet acte,
il semble indiquer que seul celui qui a souffert est en mesure de faire place à
la souffrance de l'autre, de s’ouvrir à l’autre dans la béance de sa souffrance
sans tomber dans la plainte, dans la lamentation ou la flagellation. La
décision d’accueillir les humanités subissant la rude douleur de la servitude, manifeste
l’intention haïtienne de construire une véritable politique de la résistance de
l’opprimé contre toutes les formes internationales d’oppression. Les luttes en
faveur de la réhabilitation de la race noire s’inscrit dans cette préoccupation
politique de résister et de maintenir Haïti comme une terre de liberté.
Postuler une universalité du droit à la
liberté, par conséquent à la dignité, par-delà le territoire qui devient au
contraire le lieu de l'indistinction anthropologique, qu'il faut prendre déjà
comme une politique radicale contre la modernité asservissante, c'est penser la
citoyenneté attachée au sang, à la terre, dans son insuffisance et ses liens
avec l'exclusion ou la marginalisation. C'est prendre l'humanité et la liberté
comme indicateurs d'une politique d'émancipation. Aussi c’est suggérer que le
territoire ou la terre peuvent devenir des modalités de l'ouvert et de
l'accueil du différent.
Tout
ce que j’ai présenté ci-dessus sous la forme d'une exégèse de l’article 44 de
la Constitution de 1816 constitue le cadre juridique et politique d'une
politique de l'humanité, c'est-à-dire une politique guidée par un principe éthique
supérieur, le bien-être collectif des humanités par la construction d'une
nouvelle compréhension des frontières qui laissent passer ou non des hommes et
des femmes au nom du principe de la dignité humaine. Les frontières ont du
sens, de raison d’être en vue de préserver les humanités exposées aux
maltraitances du capitalisme prédateur et rentier.
Ce
serait aller trop vite de ne pas montrer l’autre face de cette politique, la
reprise de ces pratiques de domination et d’exclusion par la classe dominante haïtienne
qui s’est servie de l’Etat haïtien pour exclure et reconduire les performances
réifiantes du capitalisme. Si le principe de préservation, d’accueil et de défense
des humanités asservies traduit la grandeur de vue des Haïtiens de 1804, le
maintien d’un système plantationnaire, dispositif d’enfermement rappelant l’esclavage,
produit une double citoyenneté au cœur de la nation. Cette double citoyenneté
est inscrite paradoxalement dans la race comme déterminant lié à cette
politique des humanités: vraisemblablement, il semble être difficile de penser
une politique de l'humanité sans un reste asservissant. Fouler le sol haïtien
veut dire devenir libre. Etre libéré c’est être haïtien, donc être de la race
noire.
J'ai
discuté cette postulation de la constitution haïtienne de 1816 en montrant qu'ici
la race noire n’est pas une construction dotée de contenu racial réel, puisque l’Etat
haïtien avait accordé droit de cité aux polonais, à certains français, prêtres,
médecins, etc., il est par ailleurs important de prendre en compte l’idée de la
race comme forme d’assignation et d’institution de la citoyenneté. Qu’est-ce
qui explique ce retour, cette souvenance de la race, même par souci de
réhabilitation ? Ne devait-on pas y voir déjà le retour du discours
colonial qui se donne comme cadre à penser la révolution tout en la
minant ? En effet, il faut évidemment y voir la difficile rupture dans le
discours, même si du point de vue matériel tout semble marquer la séparation
avec le système colonial dévoilé. Mais je pense que mes deux collègues, Adler
Camilus et Jean Waddimir Gustinvil, ont proposé quelque chose d’importance, qui
permet de sauver l’idée de la révolution. Il s’agit de ce que Derrida appelle
le spectre longuement travaillé par
Gustinvil. Le retour à la race, en dépit
du fait qu’il laisse entrevoir la persistance -moi, j’ai parlé plutôt d'in-sistance
du colonial-, n’invalide pas le projet ou la promesse ou l’esprit de libération, qui est déjà révolutionnaire.
Tout
se passe comme si la citoyenneté, la liberté ou la restauration de la liberté
ne pourraient être posées sans l’appartenance à des déterminations
anthropologiques, historiques, etc. Malgré la radicalité de l’entreprise haïtienne
de produire un espace apparemment neutre de construction d'une expérience
politique de la rencontre des humanités au nom de la dignité et de la liberté, l’atavisme
anthropologique rattrape la politique et l’enferme dans les méandres de l’ethnocentrisme.
Tel est le paradoxe qui conduit à la question que j’aurais voulu discuter dans
cette communication: la citoyenneté, pensée toujours de quelque part, depuis un
lieu d’assignation et d’interpellation comme l'histoire, le territoire, l’anthropologie ou la
biologie, s'ouvre d'une part, vers les humanités souffrantes et asservies et se
referme d'autre part, à l'humanité dominatrice et asservissante. Est-il
possible de penser une citoyenneté sans reste ?
Traiter
les enjeux philosophiques, politiques et éthiques d'une telle perspective
ouverte par cet article de la première Constitution haïtienne ayant accordé une place importante
aux indiens et aux africains, exige plusieurs
détours que je ne peux que formuler de manière expéditive vu le temps imparti.
-
D’abord, je serais emmené, si le temps n’était
pas compté, à montrer comment L’état moderne se forme sous le fond de guerre en
annexant des terres en vue d'agrandir son territoire, comment aussi la
citoyenneté moderne s'est accrochée au territoire, pensé comme unité
géo-anthropologique de production de sens et d’identité. Malgré sa saisie par
le droit, la citoyenneté se dégage difficilement de la nation imaginée, du récit de fondation qui donne sens et cohérence
à son existence au monde.
-
Je serais conduit aussi à souligner la relation
de la citoyenneté à la race, pensée comme unité biologico-anthropologique de
sens et d'identité. La politique, ainsi que le droit qui lui donne consistance,
s’inspirent du grand récit lié à la formation de la hiérarchie des races,
donnant lieu à la race imaginée qui
devient modèle d’identification et de réalisation de soi à partir de
l’entreprise coloniale et esclavagiste.
-
Race et Territoire, deux fictions qui
soutiennent la citoyenneté, sont conséquences d'une vision particulière du
monde, marquée par la rationalité de l’accumulation, du profit et de
l’invention des altérités extériorisées et altérées. La citoyenneté s’est construite
sur le modèle d’invention des altérités, mises à l’écart de la politique pour
un usage économique du capitalisme. Son histoire est celle des formes altérisation-altération
des autres «races» au profit d'une économie politique d'accumulation et de
grandeur nationale.
-
Ensuite, si je suppose que toute l'économie sous-tende
une arithmétique des passions, comme la cupidité ou la perversité, on peut
soutenir que la politique de la citoyenneté est contaminée par un calcul
économique, que renforce la dimension affective et sentimentale de l’identité.
-
L’article 44 de la Constitution de 1816 produit un renversement
dont on n'a pas mesuré toute l’importance, alors qu’on a été particulièrement
attentif à son aspect paradoxal concernant la mise à l’écart des étrangers à la
propriété. Dans cet article, il faut voir la promesse d’un monde nouveau
ouvrant les possibilités d'une citoyenneté non prise dans les crocs de l’identité,
du récit national, de la dynamique économique de l’exploitation et de la race.
Ne doit-on pas voir dans l'accueil fait aux Arabes
à la fin du 19e siècle haïtien la concrétisation ou la mise en œuvre
de ce principe politique éthique qui reste aujourd’hui encore l’impensé des
sociétés démocratiques avancées ?
-
Enfin, un éclatement des catégories
habituellement mobilisées, telle que la nation, la citoyenneté, l’Etat, etc., ouvre la
voie à: des frontières ouvertes, à des hospitalités établies sur la
contestation de toutes formes d'asservissement de l'humanité, donc au refus de
toutes altérisations-altérations mises en œuvre au profit des intérêts
nationaux, etc.
-
Par ces éléments programmatiques se dessinent
les grands traits de ce que j'appelle, la politique de l'humanité, qui devra se
fonder sur le bien-être comme condition de la réalisation de l'humanité, par la
rencontre et la disponibilité. C'est-à-dire, par la disposition à toujours
laisser une place vide dans l'attente de celle ou celui qui vient. Cette
attente se faisant accueil du possible est déjà épreuve de soi et de l'autre,
murmure de l’autre s’approchant dans son indicible différence et mêmeté.
Épreuve de l’étranger, épreuve de l’étrangeté, courage d’être dans le tremblement
de l’autre se donnant. La politique de l'humanité serait établie sur une
anthropologique de l’inquiétude assumée, devenue condition non seulement du questionnement
mais du dialogue, en ce quelle devrait indiquer que la seule quiétude est dans
le dialogue auquel donnent lieu inévitablement les rencontres.
Edelyn DORISMOND
Docteur en Philosophie,
Directeur de Programme au Collège
International de Philosophie
Professeur au Campus Henry Christophe de
Limonade-UEH
Directeur du Comité Scientifique du Centre d’Appui à l’Education
à la Citoyenneté (CAEC) .
Membre du Laboratoire LADIREP
[1] «Tout Africain,
Indien et ceux issus de leur sang, nés dans les colonies ou en pays étrangers,
qui viendraient résider dans la République seront reconnus Haïtiens, mais ne
jouiront des droits de citoyen qu'après une année de résidence.», in Louis-Joseph Janvier, Les Constitutions d'Haïti 1801-1885,
Paris C. Marpon et E. Flammarion, 1886, p.117.
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